Arménie — Dilaluka

par Éric Mercier

D’après Sophie Petruzzella, responsable du concours de Simiane, dont le thème est le « carnet de voyage », le texte Arménie a été choisi par le jury pour son originalité et pour le respect des critères imposés, pour son écriture toute en nuance, sa plume à fleur de peau. Mais c’est aussi parce qu’il prend de l’ampleur et se charge en cynisme à chaque lecture que ce texte retient vivement notre attention.

Dans les airs, le hublot ressemble à un tableau de Magritte renversé. L’avion atterrit dans la nuit, la tour de contrôle brille comme une soucoupe volante. L’aéroport est vide, les lumières sont blafardes, les visages austères, les regards hermétiques ou las. Naturellement, quinze chauffeurs de taxi se précipitent sur la seule touriste égarée et me proposent, en arménien ou en russe, une course exorbitante ; longue errance dans Erevan à la lumière des briquets, en quête d’une adresse improbable, d’un numéro de rue fantôme. Sourires. Communication par gestes. Je somnole quelques heures dans le hall d’un hôtel de luxe, au milieu de mes bagages - les femmes de ménage me regardent d’un drôle d’air.

* * *

L’Arménie est un pays de Lada blanches et de bus-tortues : grosses roues tout-terrain, grosses carapaces et bonbonnes de gaz sur le toit. Les moteurs, à l’arrière, restent à cœur ouvert pour ne pas surchauffer. Il faut dix chauffeurs pour pousser un bus, lors des démarrages difficiles. À l’intérieur, tout le monde s’installe et se tasse, s’offre des quarts de sièges, ce ne sont pas les vieilles femmes lourdement chargées qui restent debout. Des montagnes absolument dénudées défilent par les fenêtres, des campagnes peuplées ; quelques hommes fauchent un bout de champ, rien n’est enclos ; deux cavaliers dépassent le bus en trombe, comme dans les films qui se déroulent dans les steppes mongoles. Ouiiizzzzzzzz ! Le chauffeur corne les troupeaux qui vaquent en liberté au milieu de la route. Le bus ancestral et confortable tressaute sur les trous de la route, tellement nombreux qu’ils sont les seuls. Dans les côtes, il peine, passe en première, ralentit, s’essouffle, gravit péniblement quelques centaines de mètres à dix à l’heure, on voudrait descendre pour l’aider à parvenir au sommet. À chaque pause on s’attend à le voir rendre l’âme comme la célèbre voiture dans « Le Corniaud », mais non. Ces bus-là sont increvables, les chauffeurs, des mécaniciens de génie.
Les visages sont bronzés et les yeux brillants.
Ma gourde est rouge et gondolée.

P.-S.

[... La suite de cette nouvelle dans le n° 34]