RESEAU DE LA NOUVELLE et des formes courtes

Le maître de Cardin — Roland Fuentès

par Éric Mercier

Auteur de nouvelles et de romans fantastiques, Roland Fuentès s’inscrit dans une certaine tradition du genre, dans la lignée des Marcel Brion, Michel Bernanos, Marcel Béalu ou encore Noël Devaulx, préférant un style plein de poésie et de retenue aux armadas d’effets horrifiques. Le jury du prix Prométhée ne s’y est pas trompé, qui a plébiscité la qualité de son travail. Dans la nouvelle qui suit, spécialement écrite pour Nouvelle donne, Fuentès revisite le bon vieux thème de l’ogre.

À Beaujeu, le plus douloureux finalement, c’était ces couchers de soleil sur la ligne barbelée de l’Azergue. Parce qu’ils traînaient derrière eux une ombre aux contours embrasés, une odeur d’incendie mal éteint qui nous empoignait à la gorge et nous faisait regretter d’être venus au monde.
Après, même si les choses adoptaient une tournure salement concrète, on peut dire que le plus dur était passé. Tout ça, finalement, ça restait du physique. Ça n’atteignait pas le dixième de l’horreur qui se déployait dans nos têtes au crépuscule. On avait l’impression qu’avec le soleil, notre souffle, notre vigueur, notre vie pleine et juteuse prenait le large. On n’était jamais sûrs que ça nous revienne le lendemain. Aussi bien, la montagne garderait le tout sans dire merci et elle demeurerait noire, lourde et noire sur l’horizon comme un cauchemar.

Cardin n’était pas un sauvage durant la journée. Il nous laissait blaguer ; il savait qu’au bout du compte les vendanges produiraient leur comptant de liquide, de pépins et de moût, et aussi qu’un bon vendangeur ne gâche rien à agiter un peu sa langue au-dessus des grappes.
Mais il craignait la nuit, comme nous. Une crainte qui remontait du fond des âges, et qui nous tenait tous. C’est à ce moment-là, quand le soleil basculait, et avec lui tout le plissement fauve des coteaux, c’est à ce moment précis que la pupille de Cardin devenait mauvaise. Pas vraiment méchante, pas vraiment cruelle, mais mauvaise, ça oui !
En définitive, les traces durent ce qu’elles durent. Elles sont de profondeur variable et certains réussissent à les effacer. On apprend de la vie chaque jour, dans un ordre aléatoire, puis, au bout du compte, on s’en va toujours sans laisser d’adresse, et la vie n’a plus aucun moyen de nous contacter pour finir le travail. Voilà pourquoi nul ne peut tout connaître. Voilà pourquoi certains apprennent à oublier plus tôt que les autres. C’est aussi bête qu’un bonsoir, juste le temps qui nous joue des tours. Ainsi, ceux qui la nuit venue pâtissaient le plus des colères de Cardin - je pense au grand Fabron, ou à Edgar Lézard - , ceux-là sont tout à fait capables d’avoir oublié les corvées, les coups et les séances particulières sur sa couche.

P.-S.

[... La suite de cette nouvelle dans le n° 34]