RESEAU DE LA NOUVELLE et des formes courtes

Polar

Francis Mizio raccroche les gants propos recueillis par Léo Lamarche

2 | par Éric Mercier

Enfin reconnu comme nouvelliste et romancier de tout premier plan, voici que l’ami Mizio nous tire sa révérence. Pour Nouvelle donne, il dresse le bilan de sa trop courte carrière et nous dit le pourquoi de ce surprenant adieu à l’écriture. Gonflé.

[Ceci est la version intégrale de l’interview paru dans Nouvelle donne n° 34]

Les débuts

Tout petit déjà, je voulais être James Joyce et donc voyager comme lui en première classe tandis que ma famille suivrait derrière en troisième... Non, je plaisante. En vérité j’ai toujours éprouvé un besoin physique d’écrire pour pallier l’ennui, l’exaltation, etc., toutes ces diverses choses que l’on éprouve. J’étais un enfant mélancolique et n’ai pas eu une enfance très heureuse. Aussi, je suis devenu graphomane et j’ai commencé à écriture en secret, vers l’âge de 10 ans, des histoires de science-fiction. Je lisais même de façon boulimique, au point que je fis du surmenage à l’âge de 11 ans et que le médecin m’interdit de lire durant trois semaines, ce que je ne pus respecter. Je rédigeais mes punitions sous forme de saga en alexandrins (sujet infligé une fois : « les vertus du silence »), dès le même âge, négociant en retour de n’en faire qu’un exemplaire au lieu de copier sur dix copies doubles « le silence est d’or », ou je ne sais quelle dissertation devant faire office de mea culpa. Grâce à ça, j’avais les indulgences des instits, puis des profs. Très moyen en tout, je suis toujours passé dans la classe supérieure car j’ai toujours eu la chance que mon prof principal soit celui de Français, lequel me défendait ardemment.
Beaucoup plus tard, alors toujours boulimique de livres (de littérature « blanche »), je suis tombé en 1985 sur un concours de nouvelles organisé par la revue Autrement, concours que j’ai gagné. À l’époque, cela m’avait rapporté 5 mois de salaire pour quelques heures d’écriture. Alors je me suis dit que je pourrais peut-être allier ce que je préfère faire (lire et écrire) au fait de gagner ma vie : bref être auteur professionnel et nager dans la béatitude, car je refusais l’idée qu’on m’assénait déjà enfant à savoir que je ne pourrais pas faire de mon métier ce qui me procurait du plaisir ludique, qu’il faudrait travailler en prenant de la peine. J’ai donc voulu faire mon « apprentissage » d’écrivain via les concours de nouvelles (excellents exercices grâce aux contraintes de temps, de sujets, de longueurs, etc.), et, du coup, les concours ont été mon hobby principal et frénétique durant près de dix ans. J’en ai gagné beaucoup, perdu dix fois plus. Certaines fois d’ailleurs, j’ai été publié dans Nouvelle Donne, suite à des concours.

Première publication

Cela étant, l’objectif d’être écrivain me semblant présomptueux, je me suis dit que je pourrais être au moins journaliste, ce qui suffirait à mon besoin d’écriture et remplirait le volet professionnel. J’étais bercé par London, Londres, Bodard... Et donc très naïf sur le milieu de la presse. J’ai mis les dix mêmes années à devenir journaliste, avant de m’apercevoir que le métier ne me convenait pas (je n’ai pas assez de place ici pour l’expliquer, mais les raisons égo-métaphysico-politico-etc. sont nombreuses) et que je n’aimais pas le milieu de la presse, hanté par des gens qui me décevaient terriblement. Je les avais imaginés curieux, cultivés, en proie au doute... Ils sont très peu ainsi. Par ailleurs, je m’y sentais usurpateur. La presse confère un grand pouvoir d’influence que je n’estimais pas mériter.
L’ennui m’a donc vite gagné, et forcément je me suis remis à écrire pour me défouler. C’est ainsi que mon premier roman, La Santé par les plantes, est paru aux éditions de la Loupiote (après qu’ils m’aient tout d’abord publié une nouvelle qui avait été finaliste à RFI, mais qui était trop longue). La Loupiote avait passé une annonce pour recevoir des manuscrits. Je n’ai jamais eu à arroser les éditeurs.

La découverte du noir

C’est grâce (ou à cause ?) à (d’)une nouvelle de Tonino Benacquista (La Foire au crime) et à (d’un) roman de Donald Westlake (Aztèques dansants), lus la même semaine, que je me suis mis à l’humour noir, alors qu’auparavant j’écrivais de la littérature blanche compassée, et disons-le, chiante. Lorsque j’écrivais « blanc », je m’ennuyais et ennuyais les lecteurs (et perdais les concours). Lorsque je faisais le pitre, je m’amusais, faisais rire les gens et gagnais les concours. Il n’y avait pas à hésiter. La découverte du noir, et du roman noir humoristique, a été un déclencheur.
La Santé par les plantes a été remarquée à sa sortie, quoique vendue de façon confidentielle, dans les milieux de l’édition et du cinéma. J’ai pu quitter Libération avec quasiment un an de salaire d’avance pour ne me consacrer qu’à l’écriture, car Gallimard (qui republia le roman en Série Noire), Flammarion et Charles Gassot Productions m’avaient donné des sous pour travailler.
J’ai tenu en tout et pour tout que 4 ans et 12 jours comme auteur professionnel (en tenant mon serment de ne plus faire de journalisme, et sans me corrompre à la télé). J’ai vécu pour un tiers de droits d’auteurs issus de mes livres, un tiers d’ateliers d’écriture et un tiers de travaux divers, de la BD au dessin animé, de la chronique ou la nouvelle liée à l’actu. J’ai eu deux années florissantes, et deux terriblement maigres.
Cette vie est très difficile. En France, on adule les auteurs, mais on les maltraite. Il m’est arrivé d’être payé plus d’un an après avoir fait un atelier d’écriture. J’ai subi toutes les humiliations possibles qu’elles viennent de petits comptables, d’obscurs tâcherons, comme d’institutions prestigieuses. L’une d’entre elles, d’ailleurs, me doit encore de l’argent depuis deux ans. Les universitaires présents au colloque à mes côtés, salariés, ont été payés.

Le milieu de l’édition

La quatrième année, j’ai craqué : dépression et perte du goût d’écrire, ou du moins de cette force qui vous pousse à préférer rester sur le clavier plutôt que de lézarder au soleil.
En effet, les agressions sont nombreuses. Le milieu de la « grande » édition me semble marcher sur la tête. Il se réclame toujours de valeurs traditionnelles (la défense de l’auteur, de la littérature), mais fonctionne dorénavant principalement comme l’industrie audiovisuelle : audimat du prime time (Beigbeder est l’exemple type), concentration sur quelques « produits » (prix littéraires, premiers romans, etc.). On vend avec mépris de la daube pour faire du fric et on a l’alibi du catalogue prestigieux, lequel n’est pas soutenu ni guère promu (et je ne parle pas de moi, là). C’est l’équivalent des documentaires d’Arte qui passent à une heure du matin. On massacre des auteurs parmi 700 romans de rentrée sortis inconsidérément pour maintenir un chiffre d’affaires érodé par la baisse du lectorat. Il faudrait une volonté commune de hausser le niveau, de ne plus céder aux modes racoleuses, car les lecteurs ne sont pas stupides, et si on mettait le paquet pour promouvoir de la bonne littérature, je suis persuadé que le fric suivrait, puisque c’est ce qui importe maintenant. Mais les clones décérébrés du marketing et les financiers fous sont au pouvoir. Les transferts d’auteurs sont tels ceux des joueurs de foot et la promotion comme dans l’univers du disque. Tout est noyauté. Avoir écrit dix livres et n’être toujours pas Houellebecq est un handicap. On vous jette d’ailleurs au deuxième bouquin. C’est l’ère des auteurs Kleenex comme les meilleurs espoirs du cinéma qu’on ne revoit pas. Fini l’auteur élevé au grain durant dix ans ! Enfin, je ne vais pas m’étendre sur l’opacité du système (les comptes sont incompréhensibles... lorsqu’on les obtient) et les mille choses que les éditeurs s’engagent à faire par contrat et dont ils ne s’acquittent pas, ni même sur tout ce qu’on pourrait raconter sur leur fonctionnement en interne ou l’économie ubuesque du système entre les auteurs, les libraires, les réseaux de distribution...
J’ai connu le vertige, et le mirage des grands éditeurs. Ça s’est révélé être une frustration monumentale. Un petit ou moyen éditeur qui joue son argent sur votre bouquin vous défendra mieux qu’un grand qui en sort 80 par mois, et pour qui vous n’êtes qu’un fournisseur de contenu. Après tous mes bouquins, je ne sais toujours pas si je suis un auteur publié parce qu’intéressant, ou publié parce que suffisamment publiable pour alimenter la machine devenue folle. On ne m’a quasiment jamais accompagné sur mes livres, voire on m’en a publié sans les corriger. Et j’en passe. L’un d’entre eux me serinait que « vouloir vivre de l’écriture est une erreur ». Forcément, on court le cachet, forcément ce serait mauvais, pas noble ou je ne sais... Certes, j’en ai écrit certains trop vite... Mais je ne parviens à écrire que si je ne dois pas subir un boulot (aucun autre travail ne m’intéresse vraiment, et je n’ai pas d’ambition professionnelle). Alors c’est pourquoi, raccrochant de mon épuisante « vie d’artiste », j’ai décidé que, désormais, puisqu’il serait sale de vouloir vivre de l’écriture, alors qu’il semble être sain de vivre de l’édition, je n’en vivrai donc plus, mais je ne publierai alors plus que chez ceux qui ne vivent pas de l’édition. Entre gens faméliques animés par un sentiment de nécessité et la même passion, on devrait au moins se comprendre. Sinon pouvoir se parler, ce qu’on ne connaît guère chez les grands qui calent leurs cartons de livres de stars avec vos livres et sont injoignables avant 16 heures pour cause de bouffe avec la carte bleue maison.

Le ras-le-bol

J’ai donc repris un emploi en octobre 2002, accablé de fatigue, de déprime et d’ennuis financiers, et résolu à cesser d’écrire. J’ai même eu de la chance d’en trouver un par des amis, car je ne sais rien faire. Je n’ai pas de « métier ». Je bricole. Mes divers « talents » sont inexploitables dans le système d’aujourd’hui qui cherche à formater les auteurs au lieu de cultiver leur originalité. On a besoin de faiseurs, pas de créateurs, et ce n’est pas vrai qu’en littérature. Et puis si on ne veut pas se vautrer à la télé ou dans la presse, ou dans la négritude, pour des raisons personnelles ou éthiques, on se coupe des sources de revenus. Dans ce boulot, je m’y ennuie à mourir, mais je vais bien finir par trouver un de ces quatre matins un hobby équivalent à l’écriture qui va m’empêcher de devenir fou. Macramé ? Tricotin ? Poterie ésotérique ? Émaux cloisonnés ?
De toutes ces années, je me souviendrai surtout de l’engagement et du soutien de petits éditeurs, de bénévoles, de libraires, de festivaliers, d’enseignants ou de documentalistes. Le reste n’en vaut pas la chandelle. Je pense que face à un système qui fonctionne sur le bluff et l’exploitation de la vanité, à une époque davantage préoccupée par les code barres que par le sens, se retirer de ce jeu de dupes est un acte politique. Et je ne joue pas ma pasionaria, je le pense sincèrement. C’est ce que j’explique dans mon prochain et dernier bouquin.

Noir ou polar, nouvelle ou roman ?

Ma culture c’est indubitablement la nouvelle noire, sociale, telle qu’on en lit beaucoup chez les anglo-saxons. Par ailleurs j’ai biberonné la nouvelle de SF très tôt. Je suis romancier dans le noir - mes romans sont peu polars, certains sont des fables - avec cette particularité que, tant formaté par la nouvelle, le court, je « compose » mes romans comme une succession de nouvelles, avec chute. D’où souvent les ellipses importantes entre chaque chapitre. Mais le lecteur est intelligent, il fait les raccords lui-même et ça fonctionne.
J’aime que le texte soit court, qu’il porte un point de vue fort sur le monde, et qu’il se termine sur une chute marquée. J’avoue aujourd’hui ne plus guère goûter les recueils, sauf de quelques auteurs, car je trouve que la nouvelle doit être une surprise, et les recueils sont toujours forcément inégaux. J’adore lire ça dans les revues, magazines, journaux, comme un contrepoint soudain et subjectif à toutes les niaiseries qu’on nous assène. Je n’envisage l’écriture qu’ancrée fortement dans le réel. Un écrivain français me fascine actuellement : Denis Robert. Je vais lire prochainement son Une ville. J’ai le pressentiment que je vais me prendre une claque. Voilà un type qui a une énergie qui laisse pantois.

Écrire des nouvelles

Je les compose très vite, d’un trait. Mes nouvelles les plus reconnues, celles dont on me parle toujours ou qui sont régulièrement l’objet de projets de films, ont été écrites ainsi, sans que j’en retouche un mot. C’est un état de grâce, hélas rare. Cette façon d’écrire est liée certainement au genre que j’affectionne, puisque je m’attache plus au fond et à la forme qu’au style, lequel m’importe peu.

L’ultime projet

Un récit sort chez un nouvel éditeur début novembre : Buffet à Volonté (Éditions Par Hasard !). Ni roman, ni journal... C’est une sorte d’ovni qui brasse toutes mes façons d’écrire et narre une semaine d’atelier d’écriture plutôt apocalyptique vécue l’an dernier. C’est un prétexte pour parler de mille choses sans lien - apparent en tout cas - entre elles de façon grave ou burlesque via des digressions longues ou courtes, et surtout c’est l’occasion de faire le point sur moi-même, l’écriture, l’édition et le monde (rien que ça, quel mégalo !). Bref, ce que je viens de résumer ici. C’est une forme de révérence que je tire, car c’est, je pense, en tout cas aujourd’hui sincèrement, le dernier livre que je publierai. Il y aura peut-être quelques textes ici et là, mais de livre, point. La littérature s’en remettra aisément. On verra dans quelques années si je m’y remets, si le « besoin pressant » a vaincu ma lassitude et mon écœurement. Alors je renouvellerai mes adieux. Après tout j’ai bien vu ceux de Barbara plusieurs fois, et elle ne chantait pas faux, elle.

P.-S.

[Ceci est la version intégrale de l’interview paru dans Nouvelle donne n° 34]