Au revoir mon amour

de Marie-Hélène Moreau

dimanche 8 novembre 2015 par Marie-Hélène Moreau

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2e prix ex-aequo de notre concours « Demain peut-être »

Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2015

– Vous croyez qu’il nous entend ?
– Non, aucune chance. Son cerveau a été trop endommagé. Et honnêtement, j’espère qu’il ne passera pas la nuit parce que s’il se réveille un jour, il y a peu de chances qu’il ressemble à autre chose qu’à un légume. Et encore.... Un légume bouilli.
– Vous allez dire quoi à la famille ?
– La même chose, mais en plus diplomatique. Il vaut mieux qu’ils commencent à s’y faire. C’est dur, mais franchement, c’est le meilleur service à leur rendre. Un coup de bol, il n’avait pas encore d’enfants et ses parents sont morts. J’aurai juste sa femme.

Il vérifia le réglage d’une machine au-dessus du corps inerte de l’homme.

– Bon, j’irais bien boire un café moi. Vous m’accompagnez ?

Sans même attendre la réponse tant il en était sûr, le docteur Liébert sortit de la chambre, l’infirmière sur ses talons. À partir de cet instant, seuls les bruits des machines qui maintenaient encore l’homme en vie bercèrent son sommeil, et il se laissa flotter doucement. Il n’avait pas mal, juste un peu froid peut-être. Et ce morceau de métal dans sa tête. Comme un cœur qui bat.

Elle était pâle. Mais malgré ses yeux rouges et légèrement gonflés, il la trouva jolie et il se dit que maquillée et habillée correctement ‒ elle portait un vieux jean et un tee-shirt informe qu’elle avait dû enfiler à la va-vite juste après l’accident ‒ elle devait valoir le détour. Elle se leva en le voyant et le regarda de l’air avide de ceux qui espèrent encore un miracle. Mais il n’était pas magicien. Il la conduisit dans son bureau pour lui expliquer qu’il n’y avait pas grand-chose à faire, il s’agissait au mieux d’une question d’heures, avec un peu de chance et vu son âge, demain peut-être. Pas plus. Elle prit l’annonce avec le calme propre à l’hébétude qui accompagne souvent ce genre de nouvelle et qu’il préférait largement à une crise de nerfs ‒ au moins, il n’aurait pas besoin de piqûre ‒ puis il la conduisit dans la chambre en la prévenant du choc qu’elle aurait sans doute en le voyant. La moitié de son visage avait été arrachée et un bandage le recouvrait du coup presque entièrement.

– La balle a détruit la majeure partie de son cerveau et est restée à l’intérieur. L’enlever risquait de le tuer, nous avons donc décidé de le laisser tranquille. Vu son état cérébral, autant qu’il vive ses dernières heures paisiblement.

Elle ne répondit rien. Elle paraissait perdue dans ses pensées, sous le choc certainement, et il entra dans la chambre sans faire plus de commentaire.

– Je lui avais dit de ne pas garder cette arme à la maison mais il ne m’a pas écoutée. Si j’avais su, je m’en serais débarrassée moi-même avant qu’il y ait un accident. Je m’en veux tellement.
– Vous n’y êtes pour rien. Vous savez, c’est toujours une mauvaise idée de garder une arme chez soi, et encore plus de jouer avec.
– Vous pensez qu’il souffre ?
– Non. Ne vous inquiétez pas. Il est totalement inconscient. Il n’entend rien, ne ressent rien, bref, il est déjà loin de nous, et sans les machines que vous voyez là, il serait mort depuis longtemps. Si cela peut vous consoler, il n’a pas dû sentir grand-chose, juste comme s’il s’était endormi après un coup sur la tête.
Bon, je vous laisse, vous voulez certainement rester un peu seule avec lui. Je suis dans mon bureau ou quelque part dans le service si vous avez besoin de moi. N’hésitez pas.

Il sortit discrètement et elle s’assura que la porte s’était bien refermée sur lui avant de s’approcher du lit. Elle se pencha au-dessus de ce qui restait de son visage. Seul l’un de ses yeux, fermé, était encore visible, et elle s’éloigna rapidement du lit, mal à l’aise. Il régnait une chaleur étouffante dans la chambre et elle alla vers la fenêtre pour ouvrir et respirer un peu d’air frais. Il faisait beau et elle resta un moment à la fenêtre à humer les odeurs de cette fin de printemps. Il avait dit quelques heures. Demain peut-être. Et tout serait fini.
Un léger bruit de frottement la tira de ses pensées et elle se retourna brusquement, cherchant du regard une présence. Il n’y avait personne dans la chambre, c’était ridicule. Elle était juste un peu nerveuse. Elle revint près du lit et eut l’impression un instant que quelque chose avait changé mais elle n’aurait su dire quoi. Elle contempla le corps allongé sous le drap, les pansements qui le recouvraient et les tuyaux qui en sortaient de toutes parts pour le raccrocher encore un peu à la vie. Juste une impression. Il fallait qu’elle se calme. Elle attrapa son sac sur le lit et sortit de la pièce.

Le docteur Liébert ouvrit la fenêtre. Il faisait une chaleur de four dans la chambre. Il faudrait qu’il pense à rappeler à l’infirmière d’ouvrir pour aérer. Depuis que la clim était tombée en panne, il passait son temps à le répéter mais en vain visiblement, en tout cas dans cette chambre. Et cette lumière toujours allumée ! Il en avait assez de répéter la même chose à chacune de ses gardes.
Il vérifia les relevés des machines et souleva la paupière de l’homme pour regarder l’état de sa pupille. Rien à signaler mais il était peu probable que ce type dure encore longtemps. C’était d’ailleurs tout à fait miraculeux qu’il soit encore en vie. N’importe qui avec des blessures pareilles serait déjà mort. Mais lui semblait s’accrocher à la vie comme un forcené. Le Docteur Liébert serait décidément toujours surpris par la résistance de l’être humain et par sa volonté farouche de vivre. Il faut dire qu’avec le beau petit lot qui lui servait de femme, on pouvait comprendre qu’il ne soit pas pressé de partir !

– Désolé, vieux, mais ça ne sert à rien de lutter. À gagner quelques heures au mieux. Retarder l’échéance à demain peut-être. C’est une drôle de date pour mourir, demain. Ce sera le premier jour de l’été, tu le savais ? Ce serait plus sympa pour tes proches de ne pas aller jusque-là, juste histoire de ne pas leur pourrir tous les étés à venir en pensant à toi.

Son bip sonna à cet instant et il sortit en jurant contre ces gardes interminables pendant lesquelles il était dérangé sans arrêt. Il éteignit la lumière avant de refermer la porte.

– Je n’aime pas m’occuper de la 12.
– Ne dites pas de bêtises. Quelle différence entre la 12 et les autres, ils sont tous à peu près dans le même état. C’est le bandage qui vous gêne ?
– Non, je ne sais pas. Il y a quelque chose dans cette chambre. Comme des ondes négatives. À chaque fois que j’entre, j’ai l’impression qu’il m’observe et que soudain il va se lever. Ça me donne la chair de poule rien que d’y penser.
On ne pourrait pas inverser les étages avec Sylvie ?
– Arrêtez, c’est stupide. C’est parce que je vous ai fait une remarque sur la fenêtre qui n’avait pas été ouverte ? Ce n’est rien, ça peut arriver à tout le monde. Vous faites pas de bile pour ça, je n’en parlerai à personne.
Bon, je vais y aller moi, j’en ai plein les pattes de cette garde. À lundi prochain. Il ne sera plus là d’ici là. Ne vous inquiétez pas.

Elle avait fait un tour dans le parc, avait fumé une cigarette et passé quelques coups de fil avant de retourner à contrecœur dans la chambre. Quand elle entra, elle fut saisie par la chaleur qui y régnait. Il faudrait qu’elle trouve ce toubib pour le lui dire, ou n’importe quelle infirmière qui traînait par là parce que c’était vraiment irrespirable. Elle se dirigea vers la fenêtre, tourna la poignée et tira vers elle mais elle ne parvint pas à ouvrir le battant. Elle força plusieurs fois, prenant appui sur le mur gris sale pour s’aider, quand soudain, la fenêtre céda d’un coup, la propulsant en arrière sur plusieurs mètres et elle heurta la chaise qui traînait au milieu de la pièce. Elle s’étala de tout son long sur le lino bleu et resta sonnée un instant. Saleté de fenêtre. Cet hôpital était vraiment dans un état de délabrement scandaleux. Heureusement qu’elle n’aurait pas longtemps à y rester. Elle se releva pour aller respirer un peu d’air frais et regarda sa montre. Elle allait devoir rester jusqu’à la fin, alors autant prendre son mal en patience. Elle attrapa son portable dans son sac et démarra une partie de Candy Crush en se disant qu’il faudrait qu’elle descende acheter des magazines avant que la boutique ne ferme, mais elle n’en eut pas le courage. Elle s’absorba dans son jeu tandis que la lumière déclinait doucement à la tombée du jour et, dans la pénombre de la chambre où seuls clignotaient les voyants des machines, elle s’endormit. Elle ne remarqua pas de ce fait la serrure de la porte se fermer doucement. Puis se rouvrir. Puis se fermer. Se rouvrir. Se fermer. Sans bruit.

La lumière clignotante d’une ambulance qui se reflétait sur le mur de sa chambre l’avait sorti de son inconscience. Il entendait des bruits dans le couloir. Distinctement. Des bruits qu’il se surprenait à identifier très précisément et sans aucun effort. Comme si la source de tous ces bruits provenait de sa chambre, de son lit même, non, mieux, de sa tête. Comme si le seul sens qui restait opérationnel dans son corps meurtri essayait de compenser la disparition des autres et y réussissait de manière inespérée. Il se concentra au maximum et perçut des bruits de pas, furtifs cette fois. Une infirmière sans doute. Parce qu’il était peu probable que ce soit un patient. Dans ce service, les patients ne circulaient que couchés, inconscients dans le meilleur des cas, ou bien morts. Il entendit une porte s’ouvrir et se fermer, des bruits métalliques qu’il imagina venir d’un lit qu’on manipulait pour changer la position du malchanceux qui s’y trouvait condamné.
Et puis des voix étouffées, comme si le lieu ne supportait pas qu’on parle d’une voix normale mais imposait le murmure, un avant-goût de l’église sans doute, et il rit intérieurement, amer. La pénombre de la chambre aussi lui faisait penser à une église. Mais il rejeta immédiatement cette pensée qu’il jugea peu appropriée à la situation. Parce qu’il se sentait bien, vraiment très bien, bien mieux même qu’il ne l’avait sans doute jamais été, et cette pénombre le dérangeait. Il porta son attention sur l’interrupteur de la pièce, juste à côté de la porte, et se concentra une seconde pour le visualiser. La lumière s’alluma. Il se concentra à nouveau. Elle s’éteignit. Il renouvela l’expérience plusieurs fois, à la fois surpris et émerveillé de ce nouveau jouet, comme un sixième sens oublié dont il aurait soudain retrouvé l’usage. Il fit clignoter la lumière sur un rythme plus rapide ‒ un peu comme dans une boîte de nuit, pensa-t-il amusé ‒ puis il se lassa, les possibilités étant somme toute limitées.
C’est alors qu’il sentit sa présence. Il l’entendit plutôt. Un très léger souffle, presque rien. La respiration de quelqu’un qui dort. Paisiblement. Elle attendait la fin. Sa fin. Patiemment.
Alors il se concentra sur la serrure de la porte. Ouvert. Fermé. Ouvert. Fermé. Ouvert.
Il faisait si froid dans la chambre. Il n’avait pas de temps à perdre.

Elle se réveilla en sursaut. Assise sur la chaise à côté de son lit, elle avait dû s’assoupir quelques instants et elle avait fait un rêve horrible dans lequel elle essayait désespérément de s’échapper d’une pièce fermée à double tour. Et cette lumière qui clignotait et lui matraquait la tête... Cet hôpital était vraiment en piteux état. Elle regarda son téléphone en soupirant. Presque minuit. Le toubib avait raison, il allait tenir jusqu’à demain.
Elle avait envie de faire pipi et elle se leva pour aller aux toilettes dans le couloir à côté de la chambre, mais au moment de sortir, elle se retourna. La fenêtre était fermée. Elle était pourtant sûre de l’avoir ouverte tout à l’heure, il faisait tellement chaud. Elle avait l’impression de n’avoir dormi que quelques instants pourtant, mais elle avait dû rester assoupie plus longtemps qu’elle ne l’imaginait et une infirmière serait entrée pendant ce temps sans la réveiller et aurait refermé. Pas d’autre explication. Elle alla à la fenêtre et ouvrit le battant largement pour laisser la chambre s’aérer pendant son absence, notant au passage qu’il s’ouvrait cette fois sans difficulté, puis elle se dirigea vers la porte et tourna la poignée pour sortir. Elle était bloquée. Décidément, rien ne marchait dans cet hôpital. Elle s’y reprit à deux fois, luttant contre un début de panique, et finit par réussir à l’ouvrir. Elle sortit en inspectant brièvement la serrure mais elle ne remarqua rien de particulier.

Quand la porte se referma, il se concentra à nouveau.
Allumé. Éteint. Allumé. Éteint. Allumé. Éteint. Il maîtrisait bien la lumière, c’était facile. Plus dur maintenant. Il se concentra sur la fenêtre. Il sentait le souffle d’air sur sa peau et se força à la visualiser. Il suffisait de refermer le battant. Voilà, comme ça. Puis de tourner la poignée pour qu’elle ne se rouvre pas au moindre courant d’air. Il dut s’y reprendre à plusieurs fois, épuisé, mais avec un peu d’entraînement, il était sûr de pouvoir réussir à l’ouvrir et la fermer à volonté. Il n’était pas encore tout à fait prêt. Il n’avait pas réussi à maintenir la fenêtre fermée quand elle avait essayé de l’ouvrir tout à l’heure, mais cela dit, il était assez content du vol plané involontaire qu’il lui avait fait faire.
Le temps pressait. Plus que quelques heures. C’est ce qu’il avait dit. Demain peut-être. Oui, demain. Il fallait qu’il tienne jusque-là. Il avait besoin d’un tout petit peu plus de temps pour être prêt, il n’avait pas encore assez de force. Demain. Il fallait qu’il y arrive. Il reprit son entraînement et se concentra sur la porte.
Ouvert. Fermé. Ouvert. Fermé. Parfait. La chaise maintenant.

Quand elle rentra dans la chambre quelques minutes plus tard, elle se heurta à la chaise échouée au milieu du passage. Son cœur s’emballa et elle dut lutter un instant pour ne pas s’enfuir en courant, quitter cette chambre et cet hôpital, rentrer chez elle et invoquer n’importe quelle histoire, le choc, le chagrin, peu importe, pour justifier son absence dans les derniers moments. Elle était sûre d’avoir laissé la chaise près du lit et à cette heure-là, qui aurait eu l’idée de venir dans la chambre ? Elle respira un grand coup pour se calmer et elle réussit à se raisonner. Après tout, il y avait bien du personnel de garde la nuit dans les hôpitaux.
Elle prit la chaise et la replaça près du lit, attrapa son sac sur le lit et regarda l’heure sur son portable. Minuit était passé, et il avait tenu. Elle respira à nouveau profondément, s’assit et reprit sa partie de Candy Crush, le niveau 270 qu’elle n’arrivait toujours pas à passer. Il n’y en avait plus pour longtemps. Juste un petit contretemps dans leur plan, rien de grave. Ensuite, comme prévu, elle jouerait pendant quelques mois la comédie du chagrin ‒ ce qui serait facile, elle avait toujours adoré jouer la comédie ‒ et puis elle referait sa vie, tout le monde le comprendrait à son âge, c’était bien naturel. Elle vendrait leur petit appartement étriqué et irait s’installer avec Michel. Ils pourraient enfin réaliser leur rêve et ouvrir leur restaurant. L’argent de l’assurance serait largement suffisant pour démarrer. Elle sourit.
C’est alors qu’elle remarqua la chaleur. Elle tourna la tête et vit que la fenêtre était fermée. Elle se leva pour la rouvrir, exaspérée, mais au moment où elle allait atteindre la poignée, elle la vit tourner doucement. Sans bruit. La main toujours en l’air, elle regarda, pétrifiée, le battant s’ouvrir lentement. Le courant d’air souleva ses cheveux. Puis la lumière s’éteignit, et avant que tout ne s’efface, elle eut le temps d’entendre un petit bruit. Comme le bruit d’une serrure qui se ferme. Mais elle ne réagit pas. Il était bien trop tard.

Personne ne la vit quand elle bascula dans le vide et s’écrasa quatre étages plus bas sur le bitume de la cour. D’ailleurs, même si quelqu’un avait eu l’idée de regarder à ce moment-là, il n’aurait distingué qu’une jeune femme qui ouvrait une fenêtre, se penchait au-dehors puis basculait dans le vide. Le désespoir conduit parfois les gens à des gestes extrêmes. Il aurait vu aussi la lumière s’allumer et s’éteindre plusieurs fois très vite, un peu comme dans une boîte de nuit, mais il n’y aurait pas forcément accordé beaucoup d’attention.

Tout était tellement déglingué dans cet hôpital.


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