Les naufragés

mercredi 29 mai 2013 par Léo Lamarche

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Illustration : Jo Brouillon - 2013

Ça

Ça, c’est un épandoir, une décharge sordide tout près de la rocade qui va de nulle part à là-bas.
De loin, l’odeur.
De près, d’infinies taupinières d’immondices.
Et tout autour, des grilles, pour que personne ne fauche ce qui ne sert plus à rien. Les barbelés, pourtant, n’arrêtent pas les vauriens, traîne-savates et graines d’assassins qui peuplent les fantasmes des honnêtes citoyens… à commencer par les zonards de Malvesin. Un lieu-dit, lieu de rejet, lieu de déchets en bordure de forêt. Vague terre, pelée, souillée, où ont échoué les rebuts de la société dans des mobile homes déglingués et des carcasses abandonnées. De loin, on peut les voir, le soir, réchauffer leurs mains à la flamme, silhouettes furtives, définitivement louches tandis que le brasero dessine son sabbat d’ombres. Alors, on n’y va pas, à Malvesin, on laisse les pauvres squatter tranquille leur ghetto de marais. Des fois que ça leur plairait. Et puis, ils se rendent utiles en tirant de la décharge tout ce qui pourrait être recyclable. Et enfin, ils n’ont pas d’importance. Un jour ou l’autre, il faudra qu’ils décampent.

Elle

Elle l’attendait, à l’arrivée du car, fragile, fébrile, toute gonflée d’espérance. Elle cria : « Tu l’as ? » dès qu’elle le vit passer la porte à soufflets pour descendre. La radio tonitruait L’été indien de Joe Dassin. Mario fit signe que oui, heureux d’échapper à la déferlante musicale. Les yeux de Rita s’allumèrent comme les petites ampoules d’un arbre de Noël. Mario n’avait jamais vu d’arbre de Noël, sinon derrière le pare-brise des camions qui tracent sur l’autoroute. Alors, il les imaginait comme les yeux de Rita quand elle kiffe. Il ne l’avait pas souvent vue comme ça, une fois ou deux seulement, il y a longtemps. Le reste du temps, Rita était Rita, un petit bout de meuf énergique et désespérée. Obsédée par la propreté ce qui, vu leurs conditions de vie, était une grande affaire. Ni eau, ni électricité, ni lieux d’aisance, Malvesin avait une certaine tendance à puer. Ses habitants de même, l’odeur de la fatalité. Cette même fatalité qu’il lisait si souvent dans les yeux de Rita. Mais pas là. Pourtant, si elle savait seulement, Rita… Il voulut lui parler, la douleur lui tira une grimace. Les ampoules s’éteignirent dans les yeux de la belle, mais elle souriait encore. Elle lui dit : « On va fêter ça ». Et il l’enlaça sans répondre. Ils remontèrent à petits pas le long de la route caillouteuse.

Les autres

Ils étaient tous là-bas à les attendre autour d’une 4L qui avait été bleue, bleu roi, bleu flic et maintenant rouillée. Le gyrophare pendait encore, mais on avait enterré les pandores qui avaient eu la si mauvaise idée de s’aventurer jusqu’ici. Personne ne revenait de Malvesin, sinon sous forme de pourriture.
Il y avait Dédé le Gitan, Mano et sa Jacqueline, la Mamé, les enfants crasseux et piaillants. Y’avait Zoé, la junkie aux yeux vagues et son compagnon de shooteuse. Il y avait les éphémères, qui passent et disparaissent au gré de leurs galères. Tout ce monde-là regardait Mario, son jean neuf, son tee-shirt Célio. Son sac Promod, où on devinait des fringues neuves pour Rita.
— Alors, c’est bien vrai, tu l’as eu ce job ? demanda Manu en lui tendant sa Kro.
Mario hocha la tête. La bière était tiédasse, fadasse. Dédé le Gitan n’en revenait pas.
— Celui de l’annonce ? Qui proposait mille euros la journée ?
Mario fit à nouveau signe que « oui ».
— Allez, raconte ! s’impatienta Mamé car les vieilles sont curieuses.
Alors, Mario ouvrit la bouche et tout le monde comprit. Les regards se baissèrent, les visages se détournèrent et chacun retourna à son néant. Mario avait vendu ses dents.

Ici

Les yeux de Mario le dirent à Rita : « Il faut se tirer de là, ça urge. »
Et Rita approuva, du bout des cils. « Je sais. Mais où aller ? »
Ils étaient nés à Malvesin, ou c’est tout comme. Leurs souvenirs ne remontaient pas plus loin que les deux camionnettes en tôle ondulée, vis-à-vis de l’entrée de cette cour des miracles. Devant, il y avait encore le périmètre barbelé de la décharge, un peu plus loin les deux bretelles d’accès à la rocade qui se perdent aux lointains. Après celles-ci, après la ville où vous conduisait le car du matin, il n’y a plus rien. Contrairement à ce qu’on dit, la terre est plate et Malvesin, au bout du monde.
Mario tendit à Rita le sac en plastique, elle en sortit une chose violemment bariolée et qu’elle trouva très classe. Elle lui sauta au cou et il gémit, la joue gonflée. Une fois chez eux, dans la caravane, elle l’enfila sans plus attendre. Et il l’a regardée, il l’a adorée, les fesses nues à se tortiller au milieu des dentelles. Il prit sa bouche, malgré ses lèvres douloureuses, ses gencives tuméfiées, elle lui offrit le plus long des baisers et ils décidèrent d’aller voir la mer.

Là-bas

Ils ont toujours aimé imaginer la mer. Tout gosses, déjà, ils grimpaient s’asseoir sur la Dune, s’épuisaient à imaginer l’infini miroiter au fond des golfes clairs, tandis que la marée montait tout autour d’eux, autour du monticule surplombant la rocade qu’ils avaient appelé la Dune en souvenir du sable du désert. Ils ramassaient des pierres qu’ils nommaient coquillages et leurs doigts s’enlaçaient, leurs rires se confondaient. Klaxons, mouettes, rumeurs d’autos, coulis du vent du large qui ramenait avec lui les remugles de la décharge, les senteurs du gaz carbonique, de l’usine de retraitement des déchets. Et puis, aussi, une sorte d’oubli. Rita racontait le soleil, la plage, les cocotiers aperçus sur l’affiche d’un club de vacances, Mario songeait à se faire livrer la mer à domicile, quand ils seraient riches, enfin, et adultes, peut-être. Quand ils seraient partis bien loin. Mais on ne quitte pas Malvesin, on y reste. Alors, la Dune, la mer, les tempêtes des furies routières…

Eux

Ils goûtèrent un moment le couchant flamboyant, ses éclats pollués aux senteurs corrompues. Leurs silences confondus, ils attendaient que leurs corps se noient d’ombre, comme des bouteilles qu’on jette au loin et qui finissent par disparaître. Alors, ils s’inventèrent un cocktail compliqué savouré en lisière du rivage, il lui croqua un sein, elle le repoussa en riant, il la poursuivit dans les vagues et ils se baignèrent nus, comme au tout premier soir du monde. Et puis, la houle les emporta. Lentement d’abord, puis sauvagement, ils firent l’amour comme on se noie, loin de la dèche de Malvesin, de Dédé le Gitan, de Zoé, de Mamé et des enfants qui jouent dans la poussière. Loin des expédients, de tout ce qui peut se vendre pour survivre, loin de cette arme échouée à côté d’eux dans l’herbe. Un gémissement déchira le silence et les laissa, haletants, désenlacés sur le tertre surplombant le long serpent des phares. Rita souriait aux anges. Mario se dit qu’elle devait être heureuse. Elle s’étira. Il la trouva si belle. Elle s’allongea, abandonnant son corps aux vapeurs délétères.
Il se dit qu’il l’aimait.
Autour d’eux, les minutes ruisselaient comme la vague se retire.
Rita souriait, la tête légèrement penchée, elle le regardait.
Il se dit qu’il fallait du courage.
Et il tira.
Une balle.
Posa le Glock et s’alluma une clope, serré contre le corps tiède de Rita.
Et puis il contempla la mer.
Une dernière fois.

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Vos commentaires

  • Le 12 juillet 2013 à 00:10, par garance En réponse à : Les naufrags

    Ecriture precise et cinglante, percutante... ca fait du bien de relire du Leo !

  • Le 11 mars 2015 à 21:45, par Pierre Vexliard En réponse à : Les naufragés

    Il y a du sublime romantique de l’horreur, la beauté perverse d’une fleur poussée sur un fumier repoussant, toutes les figures de l’oxymore hugolien, "le beau c’est le laid" ...

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