Ceci n’est pas un crime

jeudi 14 juillet 2016 par Fabrice Schurmans

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2016

Je ne suis même pas un fantôme. Pour l’être, il faudrait hanter leur conscience. Ils n’en ont pas, ou alors si peu. Si blanche. Je voudrais tant bouger une jambe, juste une jambe. Ou alors un pied, voire un orteil. Malgré mes efforts, cela n’obéit pas. Cela obéit de moins en moins. Ce matin, après une nouvelle nuit de cauchemars, ce sont les intestins qui ont lâché. L’infirmière ne s’est pas fâchée. Elle a juste dit : c’est normal, ne t’en fais pas. Ton corps expulse le mal.
Je ne vois pas où est le mal dans ce corps. Par contre, expulser le mâle, le mêler à ces excréments, à cette odeur ! Cela, je ne puis le dire à l’infirmière ; elle s’emportera, me parlera de Dieu, du châtiment attendant les criminels. Je n’ose pas lui demander d’arrêter de prier pour moi. Je ne veux plus rien savoir des voies impénétrables du Seigneur. Voies impénétrables ! On voit bien que c’est un homme qui a pondu ce genre d’âneries.
Chez moi, tout fut pénétré, en pleine lumière, par des créatures de ce Dieu auquel j’ai cru. Tout vu, tout entendu, rien fait. Il n’a rien fait. Donnant-donnant. Je ne ferai plus rien pour Lui. Pour lui.
Cela bouge du côté de la porte. Deux ombres, l’une en blouse blanche, l’autre en uniforme kaki. Des hommes conversant sur un ton léger. Il est question d’excursion au Jardin d’essai. La blouse blanche se penche, m’observe un instant avant de m’interpeller.
— Marie-Gertrude, as-tu mal quelque part ?

— Partout, docteur, m’entends-je dire d’une voix faible. Ce corps brûle…

— Mon corps, répond-il en insistant sur Mon, il faut dire Mon quand on parle de son propre corps. Comprends-tu ?

Ensuite, il tourne la tête vers l’uniforme kaki pour ajouter deux phrases qui me transpercent. Surtout Elle est à vous.
— Ils ont encore des problèmes avec la grammaire, mais avec le temps, nous en tirerons quelque chose. Elle est à vous, Édouard.
Les bruits de la vie passent par la fenêtre : les échos d’une ritournelle, quelques mots au passage d’un groupe de femmes, deux ou trois coups de klaxon. Un nuage me tente. Le rejoindre, me fondre en lui, cela ne devrait pas être bien difficile. Ouvrir le battant, inspirer, les yeux fermés, et m’élancer. Dans le ciel, on n’entend pas les hommes. On ne les sent pas. Ils ne nous touchent plus.
Cependant, entre le ciel et moi, il y a encore ces deux hommes-ci, la blouse blanche au pied du lit et l’uniforme qui tousse un peu avant de prendre la parole.
— Marie-Gertrude, je voudrais te poser quelques questions.
— Pour arrêter les hommes qui m’ont… ?
— Nous verrons après mon enquête. Raconte-moi ce qui t’est arrivé.
Le silence pèse tout à coup aussi lourd que ce corps. Les deux uniformes attendent. Le kaki tapote sur un carnet à l’aide de son crayon et le blanc me regarde, mais son regard n’exprime rien. En tout cas, rien que je comprenne.
— C’était samedi. Après le travail, le patron a dit : viens, je te ramène, il va encore pleuvoir… Je lui ai dit : ce n’est pas nécessaire, patron, je marche jusqu’à mon quartier comme tous les samedis. Il a insisté : de toute façon, je dois aller faire une course… ce n’est pas loin de ta parcelle, je te dépose. Alors j’ai baissé la tête. Le patron a dit : eh bien voilà.
— Donc tu l’as suivi de ton plein gré ?
— Ça veut dire quoi ?
— Il t’a obligée à monter dans sa voiture ?
En fait, j’ai compris le sens de son plein gré. Mais qu’est-ce que cela veut dire de son plein gré dans un monde découpé en deux parties étanches où l’une domine l’autre à tout instant ? De son plein gré dans un rapport de force constant où l’un ouvre la bouche, mais où c’est l’autre qui parle. Et pour une femme travaillant dans la partie dominante de ce monde scindé, cela veut dire quoi de ton plein gré ?
Le kaki se tourne vers le blanc en souriant. Il hausse les épaules avant de reprendre.
— La voiture du patron... Tu sais que c’est rare, ce privilège. Tu as de la chance d’avoir des patrons aussi compréhensifs.
Le privilège, quel privilège ? Je n’aurais pas dû. Je l’ai tout de suite compris. Il fallait dire non, mais certains mots claquent comme des balles et je n’ai pas encore appris à tirer. Après que la voiture eut démarré, j’ai clairement vu qu’il s’agissait d’un piège. Un piège grossier, mal bricolé, que n’importe quel animal eût évité, mais je n’ai pas encore le droit d’assumer pleinement ce que me dicte mon instinct. Le patron longea le fleuve tout en devisant sur la beauté du pays, la richesse de sa faune et de sa flore, la gentillesse de ses habitants. Certes, il fallait les éduquer tout comme il fallait dompter une nature indisciplinée, mais avec l’aide de Dieu, ils y arriveraient. Indisciplinée, je n’ose pas encore l’être.
— Donc oui, je suis montée dans la voiture de mon plein gré, monsieur.
— On a quelques petits problèmes avec les relations logiques ? dit la blouse blanche. On ne commence pas une phrase par Donc. C’est une faute. Excusez-moi, ajouta-t-elle à l’adresse du kaki, mais il faut profiter de toutes les occasions, maintenir une pression constante sinon la nature reprend le dessus.
— Comme pour les enfants, une main de fer dans un gant de velours !
La main velue du patron se posa sur ma cuisse au moment où la voiture s’arrêta. Une grosse araignée à l’affût. Dans l’ancien monde, j’aurais écrasé la bête, mais dans celui-ci la bête possédait le droit de s’emparer d’une victime en plein jour. La portière s’ouvrit sur une villa pour se refermer sur une cage.
— Alors, après la voiture, que s’est-il passé ? questionna à nouveau le kaki.
Le passé, je n’en sortirai plus. Il hantera ce corps marqué par la douleur, ce corps où il fait désormais mal vivre. Si la blouse blanche pouvait m’entendre ! On ne dit pas mal vivre, encore moins faire mal vivre ! Le présent, c’est cette grammaire entre les deux mondes, ce sont les questions de l’homme et le silence de la femme. Comprennent-ils ce que le silence signifie ? Sans doute pas puisqu’ils possèdent le privilège de la parole officielle, cette parole qui me signifie à leurs yeux. Je ne suis qu’à travers leurs mots. À quoi bon expliquer à un sourd pourquoi il ne veut pas entendre ?
— Après la voiture, il ne s’est rien passé. Un esprit a possédé mon corps, l’a meurtri, battu, pénétré de ses mauvaises inclinations.
Le kaki n’a pas dit : les inclinations, ça n’existe pas. Il s’est tourné vers la blouse blanche en souriant.
— Eh bien, nous voilà en terrain connu. Il s’agit d’un cas de sorcellerie n’ayant aucunement sa place dans nos tribunaux.
La blouse blanche n’a pas répondu immédiatement. Elle avait l’air absent.
— Étonnant, non ? Ils font tellement de fautes et puis ils vous sortent inclinations. Mais où vont-ils donc chercher cela ?

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