Dernier soir, sur un pont

mardi 24 décembre 2013 par François Barcelo

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Au Canada, des enfants amérindiens innus (on les appelait autrefois des Montagnais) vivent dans des réserves une vie sans espoir. Ils respirent des vapeurs d’essence à la recherche de paradis artificiels. Il y a une dizaine d’années, on a commencé à envoyer ces enfants en ville pour leur faire subir des cures de désintoxication. Cela a inspiré à François Barcelo (auteur de Cadavres, Moi les parapluies, Chiens sales et L’ennui est une femme à barbe, tous en Série Noire) la plus noire de toutes ses histoires.

Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2013

Savez-vous ce que j’aime le mieux regarder, de tout ce qu’on peut regarder ici ?
Les aurores boréales.
Il n’y a rien de plus beau nulle part au monde. J’en suis sûr, même si je ne suis jamais allé ailleurs. Et celles qu’il y a ce soir sont les plus belles que j’aie jamais vues.
On dirait que le ciel est plein de rideaux que le vent pousse tout doucement. Chez nous, à la maison, on a déjà eu des rideaux un peu comme ça, dans le temps que Maman était là. Quand elle est morte, les rideaux se sont usés tout seuls parce que le vent poussait dedans et ils ont fini par se déchirer tout seuls aussi. Papa les a enlevés. Mais, juste avant qu’il les enlève, ils étaient comme des aurores boréales quand les fenêtres étaient ouvertes.
Ce soir, les aurores boréales sont plus belles que nos rideaux d’après Maman, mais un peu pareilles quand même.
On dirait qu’elles dansent sans se dépêcher, au-dessus de la tête des épinettes. Je les vois très bien, parce que je suis sur le pont du chemin de fer. Juste au milieu, le meilleur endroit pour voir le ciel et les aurores boréales.
C’est mon frère Joseph qui m’a amené ici tout à l’heure. Il m’a dit de m’asseoir là avec mon sac et que j’en avais pour au moins deux heures avant que le train passe.
Je n’ai pas entendu Joseph, parce que je suis sourd, mais je comprends toujours ce qu’il me dit parce que je le regarde quand il me parle.
Alors, je me suis assis avec les pieds pendants entre les traverses et avec mon sac sur les genoux, pour regarder les aurores boréales qui bougent dans le ciel. Elles sont surtout blanches, mais des fois il y en a des un peu jaunes ou des presque roses ou des quasiment vertes.
On est en octobre. Quand il n’y a pas de nuages le soir, je trouve que c’est le plus beau mois de l’année pour les aurores boréales. Et ce soir, je trouve que c’est le meilleur soir pour ça depuis qu’on est en octobre.

Je me sens bien. Pas seulement parce qu’il y a plein d’aurores boréales dans le ciel. Pas seulement parce que je respire de l’essence dans mon sac.
Je me sens bien parce que c’est mon dernier soir ici. Et j’aime autant en profiter au lieu de me mettre à pleurer comme Joseph a fait quand il est venu me reconduire sur le pont. En partant, il a fait semblant qu’il souriait mais je voyais bien qu’il pleurait des vraies larmes.
Ce qui le fait pleurer, c’est que demain les agents du gouvernement vont venir me chercher. Ils vont m’amener à l’hôpital, loin d’ici, dans la grande ville. Pour la désintoxication, qu’ils appellent ça.
Papa ne voulait pas. Il a dit que ça va me tuer. Et si ça ne me tue pas, il a dit que ça va tuer ce que je suis et ça c’est encore pire.
Mais les agents ont dit que, si je continue comme ça, je vais mourir de toute façon à force de respirer les vapeurs d’essence.
Moi, je ne pense pas, parce que ça fait des années que je fais ça et je ne suis pas du tout mort. Je pense comme Papa. Je pense comme mes frères, qui pensent comme Papa, eux aussi. Ils pensent tous que je ferais mieux de rester, même si on ne peut pas les empêcher de m’emmener.
Mes frères ne prennent pas d’essence, eux. Maman ne les a jamais laissé faire. Papa non plus, quand Maman est morte. Moi, parce que je suis sourd et que je n’allais pas à l’école, il n’a pas été capable de m’empêcher. Sans Maman, Papa ne pouvait pas me surveiller tout le temps.
Quand il s’en est aperçu, il était trop tard. Il a essayé de cacher l’essence, mais j’ai appris à siphonner les réservoirs du canot, de la motoneige et de la génératrice. C’est facile : je prends un tuyau en caoutchouc, j’aspire de toutes mes forces mais pas trop longtemps et l’essence pisse toute seule dans mon sac de plastique. Papa ne peut quand même pas priver tout le monde de télévision juste pour moi. À la maison, mes frères comprennent presque tout ce que disent les Blancs parce qu’ils vont à l’école. Quand on est sous la tente comme maintenant, ils ne comprennent rien à cause de la génératrice, mais ils ont les images, c’est mieux que rien. Moi, ça me dérange encore moins. Je n’entends pas la génératrice, mais je n’entends pas la télévision non plus, qu’on soit à la maison ou dans la tente.
Une fois, l’été d’avant le dernier, on a vu des enfants avec des sacs d’essence aux nouvelles de la télévision. On n’entendait rien, mais on voyait bien qu’ils riaient parce qu’ils étaient de bonne humeur chaque fois qu’ils sortaient le nez de leur sac. Moi, j’ai ri aussi. Pas les autres.
Bientôt, quand il va commencer à neiger pour de bon, on va retourner à la maison. Ce n’est pas tellement loin. On y va en canot avec le moteur, comme on est venus. Papa fait trois voyages la même journée pour rapporter la tente et toutes nos affaires.
Il n’y a que moi qui ne vais pas retourner à la maison, parce que demain ils viennent me chercher. Papa va marcher avec moi jusqu’au chemin de fer. Le train va s’arrêter juste une minute. C’est tout arrangé comme ça. Papa va me faire monter. Il est obligé. Sinon, ils vont descendre du train et courir après moi pour me mettre à l’hôpital.
Alors, même si Papa ne veut pas et mes frères non plus, ils sont bien obligés de me laisser partir.

Je ne sais pas si je vais aimer ça, la désintoxication. Je ne pense pas. Je pense que je n’aimerais pas ça même s’ils la faisaient chez nous, comme Papa leur a demandé, mais ils ont dit que ce n’est pas possible à cause de la loi.
Papa m’a demandé pourquoi je n’arrêtais pas. Ce serait moins compliqué et je pourrais rester avec la famille.
J’ai essayé de lui expliquer que c’est parce qu’il y a des soirs comme ce soir, avec les aurores boréales qui flottent dans le ciel et le vent qui souffle tout doucement au-dessus de la rivière, un vent quasiment pas froid mais un petit peu froid quand même comme tous les soirs d’octobre. Dans ce temps-là, je me sens tellement bien que je ne peux pas m’arrêter. Il y a des soirs comme ce soir qui seraient bien moins bien si je n’avais pas l’essence dans mon sac. Et des jours tristes aussi que je trouve bien moins tristes avec mon sac.
Mes frères, Joseph surtout, voulaient prendre les carabines et tirer sur les agents quand ils vont venir me chercher. Papa n’a pas voulu. Il leur a demandé de jurer qu’ils ne feront pas ça.
Je sais ça parce que mes frères et mon père, je lis sur leurs lèvres tout ce qu’ils disent. La télévision, je ne suis pas capable. Les agents non plus, quand ils viennent parler à Papa. Ce n’est pas grave, parce que Joseph me raconte ce qu’ils ont dit quand ils sont partis. Mais quand c’est moi qui vais être parti avec eux, je n’aurai plus personne pour me dire ce qu’ils disent. Ce n’est pas grave, ça non plus, parce que je n’ai pas envie de le savoir.
Joseph, c’est le plus grand de mes frères.
Tout à l’heure, après le souper, Papa a pris le canot avec le moteur pour aller pêcher. Il ne va jamais pêcher le soir. Mais ce soir il en avait envie parce que la pêche va être finie bientôt.
Joseph m’a dit « C’est ton dernier soir. Veux-tu aller voir les aurores boréales une dernière fois sur le pont ? ». J’ai dit oui avec ma tête. J’ai apporté mon sac. Il m’a fait asseoir au milieu du pont, face au Nord, avec les pieds entre les traverses.
Il a enlevé sa montre, il l’a mise à la bonne heure et il me l’a donnée. Pas pour toujours, je pense, même s’il ne l’a pas dit. Mais peut-être qu’il trouve qu’en désintoxication j’aurai plus que lui besoin de voir si le temps passe vite ou lentement. Il a attaché le bracelet à mon poignet et il a dit : « Comme ça, tu te feras pas frapper par le train de dix heures. »
Le train, c’est celui qui va passer me prendre demain matin, avec les agents. Ce soir, il ne me prend pas, parce qu’il faut qu’il aille jusqu’au bout des rails, à l’Ouest. Les agents sont dedans. Ils vont dormir au bout de la voie ferrée, parce qu’il y a un hôtel, et ils vont revenir demain par le même train qui retourne à la grande ville.
Quand Maman a été malade, Papa voulait que le train la prenne et aille la porter à l’hôpital tout de suite. Ils n’ont pas voulu parce qu’il y avait des malades qui rentraient chez eux et ça n’aurait pas été juste. Quand le train est revenu du bout des rails, le lendemain, Maman était morte. Ils ont arrêté quand même parce qu’ils ne le savaient pas. Papa leur a dit que Maman allait mieux et il l’a enterrée dans la forêt.
L’autre jour, mes frères voulaient acheter de la dynamite pour faire sauter le pont, mais Papa n’a pas voulu, ça non plus. Il a dit que ça ne changerait rien, parce qu’ils enverraient d’autres agents me chercher. Et ces agents-là seraient encore plus fâchés que les agents d’avant. Mes frères iraient en prison, Papa aussi et je ne serais pas plus avancé parce que je ne pourrais pas rester tout seul. Ils m’enverraient à l’hôpital de toute façon.

C’est pour toutes ces raisons-là que je suis sur le pont. Devant la plus belle aurore boréale que j’aie jamais vue. Quatre rideaux, on dirait, maintenant. Trois blancs et un autre un peu vert, qui bougent tout doucement, comme si Maman les écartait pour regarder par la fenêtre du ciel et voir s’il y a quelqu’un sur le pont.
Je respire encore un coup dans mon sac. Je n’ai jamais été aussi bien qu’en ce moment. Je pense que je vais passer toute la nuit là si personne ne vient me chercher. Je n’aurai qu’à aller sur le rivage quand le train va passer à dix heures et après je reviendrai m’asseoir à la même place, même si les aurores boréales sont finies. Des fois, elles s’arrêtent de bonne heure, mais presque tout le temps elles continuent toute la nuit.
Tiens, c’est drôle. On dirait que le pont tremblote. Je regarde la montre de Joseph. Elle a un bouton pour quand on veut voir l’heure la nuit. J’appuie dessus. Il est huit heures cinq. Les aurores boréales ont commencé plus tôt que d’habitude, ce soir, parce qu’en octobre les jours raccourcissent toujours plus vite que je m’y attendais.
Ça ne peut pas être le train. Il est souvent en retard, mais il n’est jamais en avance. C’est peut-être un tremblement de terre. Pas un gros, même s’il augmente encore un peu. J’ouvre mon sac. Je remets le nez dedans. Je respire à fond. Ça pue, mais ça fait du bien, et puis maintenant je trouve que ça ne pue pas autant qu’au commencement.
Oui, c’est un tremblement de terre. On en a eu un, une fois. J’étais trop petit pour m’en rappeler, mais Joseph m’a tout raconté, souvent. Il avait mon âge, dans ce temps-là. On était dans la tente. La lanterne s’est mise à faire du bruit toute seule même si elle n’était pas allumée. Tout le monde s’est réveillé. Les ustensiles aussi se sont mis à faire de la musique tout seuls. Maman avait peur. Moi, Joseph dit que je me suis mis à pleurer. Papa a pris sa carabine parce qu’il ne savait pas ce que c’était. Ça tremblait de plus en plus fort. Papa est allé voir dehors. Il n’y avait rien. Pas un ours, pas un train, rien du tout. Puis ça a arrêté. Le lendemain, les Blancs du village ont dit à Papa que c’était un tremblement de terre. La radio l’avait dit.
Je ne m’en souviens pas, mais je pense que ça a dû faire comme maintenant. Sauf que maintenant, ça n’a pas encore cessé.
Ça ressemble un peu à la manière dont le pont tremble quand il y a un train qui approche. J’ai presque envie de regarder derrière moi.
Mais j’aime mieux prendre encore une grande respiration dans mon sac.
Je ne veux pas quitter des yeux les aurores boréales, même pas une seconde. Parce que ce soir, c’est mon dernier soir.


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