RESEAU DE LA NOUVELLE et des formes courtes

Faux départ

dimanche 3 septembre 2017 par Livia Léri

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2017

Tu m’avais dit « Partons ». Nous avions fait nos bagages, malgré tout. J’avais enfermé mon cœur au fond du sac, à côté de l’appareil photo.
Je t’avais dit : « Partons, oui, malgré tout ».
Il fallait juste essayer de ne pas compter les kilomètres et les mois.
Pourrions-nous encore nous entendre, après ce qui s’était passé ? Surtout, ne pas anticiper. Se donner une seconde chance, comme on dit banalement. Bien entendu, notre histoire d’amour était au-dessus de ça, elle résisterait aux bourrasques.
Mais dans les circonstances qui étaient désormais les nôtres, était-ce possible ? Le voyage est toujours une épreuve qui ébranle le couple. Que dire d’un périple de six mois dans un pays difficile, dans des conditions précaires ? Nous partions pour une bien longue traversée sur un navire à la coque fendue. Le naufrage était assuré.
Et pourtant, renoncer paraissait impossible. Le monde à deux que nous avions construit brique à brique durant toutes ces années ne pouvait pas s’effondrer si brusquement.
Puisqu’il était prévu de longue date que je te suive, je te suivrais. De toutes les façons, nous serions logés près de Phnom Penh par l’ONG qui t’avait engagée. Nous avions envoyé notre préavis pour l’appartement. J’avais quitté mon emploi. Rien ne m’attachait plus à Paris. Tout m’attachait encore à toi, malgré tout.
Pourquoi avait-il donc fallu que tu te jettes dans les bras de l’ami de toujours juste avant notre grand départ, au seuil de notre grand projet ?
Depuis que j’avais appris ta liaison avec Fabien, ça tournait à l’orage au fond de moi. Les coups de tonnerre grondaient, menaçants. Mais la tempête n’éclatait pas. Je n’arrivais pas à te dire mon amour et ma haine inextricablement mêlés. Tu n’as pas su comme était profond le précipice de ma souffrance. Je suis toujours resté comme à distance de mes sentiments, incapable de dire mes joies comme mes colères. C’est d’ailleurs ce que tu me reprochais : « Tu sembles si lisse, Benoît. Rien ne t’atteint jamais. »
Tu étais ma pire ennemie, tu me faisais atrocement souffrir, et pourtant je ne pouvais pas imaginer ne pas te suivre au Cambodge. Je ne parvenais pas à faire le deuil de nos projets. Nous avions planifié ce voyage ensemble. Je t’avais poussée à accepter cette mission humanitaire ; tu aimais tellement te dévouer aux démunis, aux opprimés. Je faisais en quelque sorte partie intégrante de ta décision.
En dépit de la douleur accablante, une vie sans toi était inimaginable. Tu ne pouvais pas partir sans moi, malgré tout.
Une semaine avant le départ, nous avons fait cette petite réception. Au menu : poisson amok et riz au gingembre, pour mettre nos invités dans l’ambiance. Les senteurs d’Asie envahissaient la cuisine. Nous avons fait comme si de rien n’était. Il s’agissait de ne pas perdre la face. Mais la tension dans l’air était plus que palpable. Frédéric s’en est immédiatement rendu compte : « Tout se passe bien, Benoît ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette ». Un peu plus tard, il m’a demandé : « Et Fabien, il ne vient pas ? Il aurait quand même pu vous saluer avant votre grand départ ». Là-dessus, j’ai fondu en larmes. Lamentable, un homme qui pleure dans la cuisine et se mouche avec du sopalin, pendant que les invités plaisantent dans la pièce d’à côté. Leurs éclats de rire me lacéraient l’estomac. Les blagues se sont arrêtées net lorsqu’ils m’ont vu revenir au salon avec ces yeux d’accablé. Ce soir-là, nos amis sont partis tôt ; et pourtant, ils ne devaient plus nous revoir de plusieurs mois.
La date du départ approchait comme le dénouement d’une tragédie grecque. A l’appartement, nous vivions sous une ligne à haute tension. Les quelques mots que nous échangions grésillaient dans l’atmosphère. Jusqu’alors, tu m’avais conté par le menu tous les détails de ta mission sur le terrain auprès des enfants handicapés, tes échanges avec ton futur chef, les escapades que nous pourrions faire de temps à autre dans l’intérieur du pays. Désormais, tu n’avais plus que quelques paroles efficaces : passeports, moustiquaires, nivaquine, livres à emporter. Nous étions deux étrangers bancalement unis dans un même projet.
La possibilité même de ne pas partir n’avait jamais été évoquée.
Et le matin du départ, nous sommes partis, effectivement. Dans le taxi qui nous menait à l’aéroport, nous avons observé en silence le défilement des bandes blanches sur le bitume, chacun d’un côté de la voiture. Le chauffeur n’a même pas essayé d’engager la conversation.
Au comptoir, en revanche, l’hôtesse se voulait aimable. Dans une espèce de sourire, tu lui as tendu avec détermination nos deux billets et nos passeports. Tu t’affairais, ravalant tes interrogations.
J’ai marqué un temps d’arrêt. Pendant plusieurs minutes, j’ai fixé mes pieds du regard.
Et je n’ai pas réussi à déposer mon bagage sur le tapis roulant. Puis j’ai pris une grande inspiration :
« Va. Pars au Cambodge. Que la vie te prenne par la main ».
Et je n’ai plus voulu te regarder. J’ai senti ton dos qui s’éloignait vers la salle d’embarquement.
Je n’ai jamais pu défaire mon sac. Mon cœur est toujours enfermé dedans.

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