RESEAU DE LA NOUVELLE et des formes courtes

La main coupée

lundi 3 avril 2017 par Isabelle Verneuil

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2017

Ma très chère amie,
Je t’écris en ce jour éclatant de printemps car figure-toi, j’ai rêvé de toi cette nuit. C’était un rêve étrange et familier comme le sont parfois les rêves. C’était la suite d’une vieille conversation que nous avions eue un autre jour de printemps. Mais il y a bien longtemps. Nous étions deux jeunes filles peut-être encore en bouton, pas encore deux dames un peu fanées qui voient venir les mauvais jours mais tiennent dignement leur rang, fières d’avoir donné de beaux fruits, avec juste un peu d’amertume pour l’ingratitude de la vie. Tu t’en souviens je le sais, ce sont de beaux moments d’insouciance où la vie s’étale à l’infini devant les yeux de l’esprit. Nos promenades. Nous flânions dans la ville douce où nous faisions ensemble nos études et où nous refaisions le monde à venir, c’était notre plaisir, pas si fréquent car nous travaillions dur mais toujours partagé avec bonheur. Je te faisais remarquer les heurtoirs sur les portes, tu attirais mon attention sur les envols de pigeons derrière les monuments noircis. Garde en tête ces balades et écoute. Je vais te raconter une histoire que tu ne connais pas.
J’étais jeune en ce temps-là, très jeune, cinq ans, six peut-être, c’est mon père qui m’élevait. Comme tu le sais, maman est morte quand j’étais toute petite, je n’en ai pas de souvenir. Mon père était un homme juste et dur, peu enclin à la tendresse, peu bavard mais avec des yeux profonds et une âme hors du commun. Enfin, tu sais bien tout cela puisque tu l’as un peu connu... et surtout puisque tu m’as entendue maintes fois te parler de cet homme qui a marqué ma vie. Plus que de raison, disais-tu d’ailleurs, parfois avec une pointe d’admiration.
Une jeune étudiante venait me donner des cours à domicile. Mon père était un notable dans cette ville de province où j’ai passé mon enfance, il avait beaucoup voyagé du temps où il était ambassadeur et il voulait me donner l’éducation la plus complète mais aussi la plus agréable. Il croyait beaucoup à l’éducation comme moyen, disait-il, de s’élever ou de se maintenir à flot dans la société mais surtout comme révélateur de la valeur unique et profonde de chacun. L’éducation, pensait-il, permet de développer les potentialités que les gènes ont laissées dans notre ADN. Je ne sais pas comment vivait cette jeune étudiante étrangère, je ne crois pas qu’il s’était posé la question. Elle venait surveiller mes devoirs, me faire parler un peu l’anglais. Sa langue à elle avait peu d’importance à mes yeux. Comme d’ailleurs à ceux de mon père.
Un jour, je l’ai surprise à voler. Elle avait expertement retiré quelques billets de la liasse qui se trouvait dans le portefeuille que mon père avait laissé traîner. Elle ne savait pas que je l’avais vue. Je te l’ai dit, j’étais gamine. Intransigeante et sans pitié. Je crois aussi que je vivais dans un monde de mythes et non de réalités. Mon père était aimant mais lointain, je n’avais pas de mère pour me confronter à la trivialité journalière des choses, si tu vois ce que je veux dire. Je vivais dans un livre et non dans le monde réel. La jeune Russe me racontait des légendes de son pays où il était question de Baba Yaga la cruelle et de l’oiseau de feu mais elle me lisait aussi les contes des Mille et une Nuits, les contes persans et autres chinoiseries. J’aimais bien Galya. Le soir, mon père me parlait de mythologie grecque. J’habitais peut-être dans ce monde cruel et implacable.
Les Indiens, je veux dire les Indiens d’Inde, coupent la main qui a volé, m’avait dit Galya. J’allai donc voir mon père. Je lui racontai ce que j’avais vu. Et je réclamai le juste châtiment pour Galya. « Tu ne trouves pas que c’est trop sévère ? me demanda mon père très sérieusement. Après tout, elle n’a volé qu’une fois à notre connaissance et c’était une petite somme, ne pouvons-nous pas lui donner une autre chance ? » Je fus inflexible. Mon père me fit remarquer qu’une fois coupée, une main ne repoussait pas. Galya aurait donc pour toujours un bras sans main. Je reconnus que c’était dur pour elle mais il n’y avait pas d’autre solution. Cependant, on pouvait décider de lui prendre la main gauche. Elle était moins utile que l’autre. De cette façon, Galya pourrait continuer à m’apprendre à écrire. Elle avait une très jolie écriture et j’adorais écrire. Mon père hocha la tête d’un air sévère puis il m’envoya me coucher.
Le lendemain, j’entendis sonner à la porte. Mon père alla ouvrir de son pas pesant et lent. Je me cachai en haut de l’escalier (mon père semblait toujours avoir les yeux derrière la tête et savoir ce que je manigançais ou ce que je pensais). Il parla d’une voix très forte, lui qui avait plutôt une voix un peu voilée, précise et douce. Je me penchai sur l’escalier pour voir à qui il s’adressait. C’était Galya, elle avait l’air triste, elle avait mis son grand fichu sur sa tête mais c’était le noir. J’aimais mieux celui qui avait plein de couleurs. On aurait dit qu’elle avait pleuré, ses yeux étaient rouges. Mais j’étais loin, peut-être ai-je inventé les yeux marqués... Dans un geste timide, la jeune fille tendit un petit paquet à mon père. Elle le tenait avec précaution comme quelque chose de précieux. De même, il ouvrit le paquet avec beaucoup de soin. Lentement et avec respect. Sur le papier ouvert, c’est alors que je l’aperçus. C’était la main de Galya. Fine et petite. Sa couleur blafarde, presque verte, me fit peur. Je ne voyais pas très bien, de là où j’étais à l’étage. La main était étrange, elle ressemblait à un objet et pourtant c’était comme si elle allait faire un geste. J’aperçus la bague en verroterie orange que la jeune fille portait à son annulaire et cela me sembla horrible que la bague soit restée sur la main. On n’avait pas parlé de la bague. Galya aurait pu la garder. Mais après tout, peut-être que la bague appartenait à la main et non à Galya... Auquel cas, il était bien normal que la main la garde.
Je me suis sentie lourde tout à coup. La responsabilité des choses est tombée sur mes cinq ans. C’était une leçon terrible. La vie. Je ne sais plus ce que j’ai fait après. Ce jour-là ou les suivants. Je sais que lorsque Galya est venue me donner mon cours, sa main gauche était dans un pansement. Je détournai sûrement la tête, peut-être même pleurai-je, je ne sais pas. Galya ne dit rien, elle fit son cours comme d’habitude, douce et enjouée, tendre et lointaine. C’était il y a longtemps, mon souvenir est transparent et flou. Je ne sais pas si cette situation a duré. J’ai la vague impression d’un malaise qui grandissait. Un nuage qui noircissait et envahissait le ciel de ma conscience. À cette période j’ai commencé à avoir des problèmes de sommeil, des cauchemars, des insomnies ou même des terreurs nocturnes. C’est l’âge, paraît-il. Je ne me souviens pas de l’attitude de mon père non plus. Il ne cédait pas facilement. Peut-être ne cédait-il jamais.
Je me rappelle un jour où je sautais à la corde. « Tu sautes à la corde toute la sainte journée ! » me disait Galya. Je pense qu’en sautant et en essayant de tenir de plus en plus longtemps sans m’arrêter, je m’envolais un peu, je retrouvais de la légèreté que j’avais perdue en route sans comprendre comment. Ce jour-là, très spontanément, j’ai proposé à Galya de prendre la corde à sauter et de voir combien de sauts elle pouvait faire. Elle ne m’a rien répondu, elle a avancé juste un tout petit peu son bras gauche enveloppé d’un châle. Je me suis alors assise par terre et je me suis mise à pleurer. Je crois que c’est la charnière de ma vie, ce moment-là. Tu sais, la vie qui se tourne comme une page. La porte se referme et le paysage est nouveau. J’avais honte, j’étais malheureuse. Je me suis excusée en pleurant comme Cendrillon qui ne peut pas aller au bal. Le cœur brisé. Sauf qu’il ne s’agissait pas d’aller au bal. Et je n’étais pas la victime.
Galya a alors doucement soulevé mon menton de sa main droite. J’étais dans mon cyclone personnel, tout à coup je comprenais l’énormité de ma faute. Elle m’étouffait, cette cruauté que je mesurais pour la première fois. J’étais perdue dans ma douleur, repliée sur moi-même, égoïste jusque dans mon remords. Sa voix a mis du temps à percer ma tempête.
« Enfin, disait-elle, j’ai cru que jamais ça ne viendrait. Je n’en pouvais plus, moi ! Regarde-moi... J’ai quelque chose à te dire. » Finalement je l’ai regardée au milieu du brouillard. J’ai retenu mon souffle. Galya commençait à démailloter son bras avec précaution. Elle a enlevé le châle coloré, il y avait un pansement dessous. Elle a enroulé doucement le pansement. Je tremblais comme feuille au vent. Je ne voulais pas regarder. Sous le pansement est apparu un autre tissu. Je ne pouvais détourner mon regard. Hypnotisée. Je m’attendais presque à voir sortir l’œuf du secret de la vie, caché comme dans les poupées gigognes dans un objet ou dans un être vivant lui-même dissimulé dans un autre... Tout cela pour ne pas penser à ce que j’allais voir. La cicatrice, le moignon, la plaie encore peut-être, mon esprit se cabrait. Ma curiosité m’effrayait et redoublait mon sentiment de culpabilité.
C’est alors que je l’ai vue. J’ai mis un moment avant de comprendre. Sa main était petite, toute fine. Elle portait une petite bague sans valeur, une verroterie ordinaire qui étincelait de ses feux orangés. Elle a attrapé mes mains dans les siennes et j’ai tressailli. Comme si un fantôme me touchait. Elle m’a entraînée sans un mot vers le bureau de mon père.
« Eh bien, il t’en a fallu du temps » dit-il simplement en nous entendant entrer. Il n’avait pas levé le nez de son travail. Je pleurai, je m’excusai sans savoir vraiment ce que je disais. Je ne voyais pas les murs couverts de cartes du monde, les rayonnages croulant sous le poids des livres. Je ne savais plus où j’étais. Il sortit du tiroir de son bureau un paquet qu’il ouvrit devant moi et de nouveau elle était là. La main coupée, avec sa bague orangée, fine et très froide quand il me la mit dans les mains. Galya expliqua alors qu’elle ne reviendrait plus. Cette histoire avait été trop difficile à vivre pour elle, elle avait été trop malheureuse de tout cela. Maintenant, la leçon était terminée, elle s’en allait. Je ne l’ai jamais revue. Au soulagement avait succédé pour moi un vrai chagrin. Je découvrais que j’aimais Galya et que son départ serait un déchirement. Que je l’aie mérité n’atténuait en rien ma douleur. Au contraire peut-être. Galya avait sifflé son mortier magique, elle avait effacé ses traces avec son balai et elle était partie. Sauf que Galya n’était pas la méchante de l’histoire.
Mon père installa le heurtoir sur notre porte. Chaque jour en entrant dans la maison, la main de Galya me rappelait ma leçon d’humanité. Compassion et souffrance, châtiment et remords, la fine main de métal cognait silencieusement dans ma tête pour y graver la leçon. Quand nous avions des visites (elles étaient rares, mon père n’engagea pas d’autre étudiante et il avait peu d’amis), je me bouchais les oreilles pour ne pas entendre la voix de Galya qui grondait comme un reproche dans une langue inconnue. C’était peut-être du russe...

Voilà, dans mon rêve, nous marchions ensemble dans les rues de notre ville d’étudiantes. Il faisait doux et nous riions beaucoup. Puis je te racontais cette histoire et tu devenais très silencieuse...
Tu te souviens bien des mains coupées, non ? Elles me fascinaient, je les trouvais élégantes et racées. Elles t’horrifiaient, tu les disais malsaines, visions d’horreur et de violence. C’est étrange, non ? C’est moi qui aurais dû les trouver abominables et pleines de cruauté. Je ne m’explique pas ce mystère. Tu dois être horrifiée et blessée aussi que je ne t’aie pas parlé de cette histoire et que j’aie osé discourir si légèrement mais avec tant d’insistance sur ces heurtoirs si nombreux dans notre ville et que je ne manquais jamais de te faire remarquer. Tu dois penser que j’aurais dû m’en détourner avec horreur ! Moi aussi ! Mais le fait est que j’avais complètement oublié tout cet épisode si significatif de ma vie d’enfant. Tout m’est revenu l’autre jour quand, à la mort de mon père, j’ai trié les affaires dans son bureau et que j’y ai trouvé une toute petite main coupée, un clip qui servait à retenir des papiers auxquels manifestement mon père tenait. Il n’habitait plus depuis longtemps dans la grande maison de mon enfance, je ne sais pas ce qu’était devenue la main de Galya, elle était certainement restée sur la porte où elle avait trouvé sa place. Mais mon père avait tenu à se souvenir de l’épisode à sa façon. Il ne m’en a jamais reparlé pourtant. Comment expliques-tu, non la fascination que j’ai toujours éprouvée pour les mains, cela me semble assez naturel, mais plutôt l’affection que je leur ai gardée ? Par quelle tricherie de la mémoire un épisode aussi horrible a-t-il pu se transformer en impression positive ? Non, décidément, Galya n’était pas Baba Yaga...
Crois-tu qu’elle m’a pardonné, Galya ? Et toi, me pardonneras-tu d’avoir été une petite fille cruelle et de l’avoir oublié ? Tu es douce et compréhensive, tu es bonne, tu es mon amie. Je crois et j’espère que tu vas me pardonner. Même que, s’il le fallait, j’en mettrais ma main à couper.... Au pire, cela me ferait un beau heurtoir de porte.

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