Pistou Kefté

vendredi 7 juillet 2017 par Anna Clairière

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La rue sent la pisse de chien, de chat, de rat. C’est un gros mot de maman, la pisse, je suis pas censée le répéter. Depuis l’an dernier, quelqu’un a eu la bonne idée de taguer un serpent sur le goudron et, comme ce quartier n’intéresse pas les personnes importantes, la peinture tient bien. Moi, je peux remonter le dos de la bête en courant jusqu’en haut de la rue.
J’arrive près du rempart et de sa minuscule porte du Moyen Âge en bois clouté. Eh oui, mémé habite les derniers remparts d’Aix-en-Provence. Enfin, ce qu’il en reste ! Je demande à mon père de me porter pour que je puisse coller la tête au hublot, j’entends la télé qui gueule. Ce mot non plus, il n’est pas très joli, mais c’est pas moi c’est papa : « Ils sont sourds, y’a encore la télé qui gueule ! ». Il parle fort et reprend son accent dès qu’on arrive dans le Sud.

Chez mémé Anouch, en fait, c’est aussi chez papy et mamy. Maintenant, j’ai compris. Mémé, c’est la mère de mamy, et la grand-mère de papa. Je le sais parce qu’en classe, on a dessiné un arbre généalogique.
L’odeur de chez mémé est bonne. Ses mains sont dures et abîmées, pourtant, elles sentent bon l’ail pilé, la menthe, et le basilic frais, et aussi le savon de Marseille, et la lavande. Les fleurs de lavande, elles sont planquées derrière le vaisselier. Quand ça sonne, mémé se dépêche de frotter ses mains avec, je l’ai vue faire. C’est une coquine.
« Hokis, ma fille, mon cœur, viens ». Les bras pendants d’Anouch ont une peau très fine, douce ; ils me serrent fort ; j’ai droit à un bisou que j’aime bien. Ce bisou-là fait un bruit d’oiseau, piou. Je connais des vieux qui vous aspirent la joue et c’est désagréable. Des indiens, des japonais et des russes qui font la bise dans le vide, ou joue contre joue parce que chez eux ça ne se fait pas de toucher la joue d’un autre avec sa bouche. Ils vous la font quand même, par politesse. Les Américains sont gênés, et préfèrent vous prendre dans leur bras en tapotant votre épaule – je le sais, parce que j’ai des amis du monde entier -. Et les bisous de mémé, on dirait ceux d’un petit moineau qui picore sans piquer. Heureusement, mémé n’a pas de poils au menton. Papa raconte qu’elle est imberbe et que c’est une chose plutôt rare dans le pays d’où elle vient.
« Dou-ce-ment ! Si tu sautes comme ça sur les genoux de mémé, à son âge, elle va chavirer ! ».
Mais Anouch ne fâche jamais les enfants. Si elle est en colère, c’est après son gendre – mon grand-père, si vous avez suivi –, et elle fait un bruit de chat mécontent tssss.

J’essaie de deviner ce qu’elle aura préparé. Je ne sais jamais si c’est de la cuisine arménienne, ou provençale, ou les deux. Un pistou ? Des keftés crus ? Est-ce qu’il y a des keftés dans la soupe au pistou ? Du halva ? Des beureks au fromage ? Ou aura-t-elle rapporté de l’épicerie un soudjouk, du pasturma pimenté et des dattes ? Je n’aime pas le saucisson, mais dans le soudjouk, c’est pas pareil, il n’y a pas de gras.
— Hokis ! Venir, venir.
— Mémé, qu’est-ce qu’on mange ?
— Attends, j’ai un trouc pour toi.
Et elle sort d’un tiroir de vieux porte-clés que collectionnait papa quand il était petit ; de minuscules cartes postales de l’époque, en noir et blanc, dans leur étui en carton ; un sifflet en fer. Les trésors de mon père sont aujourd’hui pour moi. Papa rêve, il a l’air bizarre.

Après le repas, les adultes prennent le café arménien. Il y a le café italien et le café arménien, c’est pas pareil : à la fin du café arménien, il reste du marc. Chacun retourne sa tasse. Anouch lit l’avenir. En général, ça ressemble à ça :
« Oh, je vois montagne. Une épreuve. Mais après, bons changements. Tout ça, très bien pour toi. Bonnes choses t’attendre. » Mémé ne voit jamais de mauvais présage dans le café.

Mémé ne conjugue pas les verbes, mémé oublie les mots français, mémé bégaye. Elle est très vieille, et surtout, elle n’est pas allée à l’école française. Elle y a envoyé ses enfants. Tous les jours, mamie lui lit le journal « Hay baykar ». Les lettres sont belles et je m’entraîne à les écrire sur un petit cahier. On dirait un alphabet ancien, un peu comme l’alphabet grec.
Anouch connaît quand même par cœur toutes les comptines françaises qui amusent les enfants. Bateau sur l’eau, Les petites marionnettes, Une souris verte. Aucune chanson de son pays. Je sais pas pourquoi.

Les murs de pierre s’effritent et pourraient nous tuer. Des morceaux de plus en plus gros se décrochent chaque année. Papi a cloué sur les murs de grandes bâches en plastique transparent, la poussière tombe dedans. Un rempart, c’est vieux ; c’est humide. La chambre est tellement en pente qu’avec mon frère, on y fait rouler des billes. Les plafonds gouttent pendant l’orage et s’effondrent après. Il fait trop froid l’hiver et trop chaud l’été.
Mémé souffre surtout de la chaleur. De son coin – elle se tient toujours dans un coin du salon – elle agite ce qui lui tombe sous la main : papier plié, carte postale, petit sac de carton. Pourvu que ça fasse de l’air. Elle souffle.
« Pfff… PfffffFFFF… Chaud, hokis, chaud. »
C’est pour ça que papa lui a offert un ventilateur. Et maman, un bel éventail en bois de santal dont je suis un peu jalouse. Depuis, on entend des soupirs de soulagement.
« Ah ! Frais ». Mémé revigorée a le même air que ma cousine qui vient de naître quand elle sourit aux anges.

Mémé Anouch m’a raconté qu’à l’époque, ça n’était pas facile.
— Maman, ma maman, morte. Père, marié avec une autre, méchante femme. Moi, nettoyer la maison ; travailler, travailler.
— Comme Cendrillon ?
— Comme Cendrillon. Et après, la guerre. Père et mère, morts. Et pis moi, pfff. » Elle pose son index à l’angle de la table. « Croix rouge. Bateau. » Elle fait voguer ses mains et son doigt atterrit dans le coin opposé. « Marseille. À l’orphelinat. Mon mari venir me chercher. Arménien, comme moi. Moi très jeune ! Moi 15 ans ! ». Elle penche la tête et ajoute : « Pas méchant mon mari, mais y parle pas beaucoup. Après, enfants, travail, tout ça. Et voilà ! Maintenant, mémé, 90 ans ! Rides, gros genoux… dents parties… Arrière-petits-enfants ! Heureusement, toi, là. L’amour des amoureux, pas exister, pour moi. ». En entendant ça, mamie n’a pas l’air très contente. Je sais pas pourquoi.
Mémé s’en fiche, elle continue à parler si elle en a envie. Mais je sais qu’elle ne raconte pas tout. À l’époque, c’était pas facile.

Mémé a un tatouage sur le bras droit. Une sorte de croix. Ça non plus, je ne sais pas pourquoi.
« Mémé, c’est quoi, ça ?
— Ça, tatouage.
— Quelqu’un t’a fait du mal ? 
— Non, ça, autre histoire, pas intéressant pour les petites filles. Mauvaise idée ». Et elle me fait un clin d’œil.
Après, papa m’a raconté, que mémé avait fait ça à l’orphelinat. Avec sa meilleure copine, elles ont piqué de la vieille encre de chine et des aiguilles. Et puis elles ont plongé une aiguille dans l’encre, et troué leur peau jusqu’à ce que le dessin ressemble à une croix.
J’ai d’autres questions à poser, des tas et des tas de questions. Papa peint des tableaux sur lesquels des corps sont entassés. Des enfants maigres, transpercés. Des soldats et leurs baïonnettes. Des gens qui marchent vers nulle part.
« Pas tout de suite. »

Maintenant, mémé est partie, mais elle est encore là. Maman a fait un rêve :
« Près d’une rivière, l’herbe était verte et les arbres en fleurs. J’ai trouvé mémé assise sur une chaise, sous un pommier, avec son éventail, paisible. Elle a levé les yeux vers moi, elle a souri et m’a dit :
« Ici, frais ». »

Un jour, j’ai eu 10 ans. Un film d’Henri Verneuil est sorti dans les salles. Mayrig. Et j’ai su pourquoi.

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