Perpétuité — par Michel Quint

par Éric Mercier

Cela se passe dans le Nord, cher à Michel Quint, dans un milieu d’enseignants - mais ce n’est pas un traité de pédagogie ni une critique de l’école. On se frotte aux mystères de l’écrit, de la création, de la fidélité et de la mémoire ; du Temps, en somme. Un écrivain - mais l’était-il réellement ? - meurt, et c’est toute l’éternité qui chavire.

De toute éternité, chaque fois qu’il montait en chaire, Willy Christiaens faisait un tabac. Proprement bordélifié par ses élèves de classe littéraire, à l’extrême limite simplement ignoré d’eux les jours de distraction ou de pitié. Même si beaucoup de ces vaillants lettrés ne connaissaient pas l’exacte justification de cette tradition. Ni à quand elle remontait.
Pourtant il y eut une première fois de ce chahut, une cause au foutoir. Une leçon magistrale sur Benjamin Chartier, écrivain contemporain dont l’œuvre est traversée par l’obsession du temps. Willy n’avait pas le livre avec lui, citait de mémoire d’admirables passages qui lui faisaient monter une larme. Cette émotion provoquée par un écrivailleur inconnu dont il n’était même pas foutu de produire un bouquin qu’on pût toucher, cette défaillance admirative lui fut fatale. Willy s’est pris des craies pleine poire, on a dansé le cha-cha Chartier sur les tables, les intellos de la section ont commencé une belote. Ensuite la légende s’est transmise de génération en génération et on a lui réclamé chaque année ce cours inaugural, Chartier, Chartier, sur l’air des lampions, qui fait hurler de rire les potaches et condamne au chaos. Et chaque année Willy s’exécute.
Qui je suis, mon nom, cela n’a aucune importance. J’étais le stagiaire de Willy. Ce fameux premier cours sur Benjamin Chartier, j’y assistais. J’ai vu la naissance d’une réputation de douce folie. Et le début d’une sorte de mortification lucide : dès le lendemain il était clair que jamais Willy ne cesserait d’explorer les écrits de Chartier, qu’il consacrerait toute son énergie à les faire connaître. Depuis lors, quinze ans me semble-t-il, je suis devenu son collègue. Peut-être quelque chose comme une sorte d’ami, un confident à responsabilité limitée. Et il ne se passe pas de mois sans que Willy me prenne à part pour me dire les bonnes feuilles d’un beau chapitre sur l’attente ou le fil des heures...

P.-S.

[... La suite de cette nouvelle dans le n° 34]