Patrice Franceschi, aviateur et marin selon sa bio, a une écriture et des thématiques de « baroudeur à l’ancienne » comme on n’en fait plus si souvent de nos jours. Du moins peut-on en juger ainsi de son recueil de nouvelles (ou faut-il dire novellas, vu la longueur de trois d’entre elles). Un recueil qui nous transporte « ailleurs » dans le temps et l’ambiance. Et le dépaysement est total grâce à des sujets mêlant aventures et héroïsme, comme l’ont fait de grandes plumes à une époque révolue mais aussi, avec un style assez similaire, Pierre Lemaître dans Au revoir là-haut, qui lui a récemment valu le Goncourt. Hasard ou pas, Patrice Franceschi a aussi obtenu le Goncourt de la nouvelle 2015 pour ce recueil atypique et si peu ancré dans le contemporain avec ses scénarios allégoriques, comme hors du temps et des modes. En effet, leur thématique commune est l’illustration des dilemmes cornéliens (pour ne pas dire mortels) auxquels, sans qu’on l’ait cherché, nous confronte parfois notre existence.
Cette confrontation d’êtres humains à leur destin ou à leurs principes est le point commun et le fil conducteur implacable du recueil, ce que revendique le titre, malgré son ambiguïté et la complexité alambiquée d’un jeu de mots quelque peu crypté. Bien moins d’héroïsme épique dans ces quatre textes que de rendez-vous imprévus des personnages avec un destin impitoyable ; véritables embuscades qui ne leur laissent guère d’alternatives heureuses, entre mort violente ou, pire encore parfois, la fin de tous leurs espoirs sur Terre. Le nombre limité de textes, dû à leur longueur conséquente, permet de présenter chacun d’entre eux.
« Un fanal arrière qui s’éteint » est un récit maritime épique mené dans un style brillant « à l’ancienne », tel un récit d’aventures de Jack London, hugolien et un peu pompeux, truffé de termes de marine à voile, ce qui les rend parfois ardus pour le lecteur novice en la matière. Le destin interviendra ici sous la forme d’un ouragan qui mènera un capitaine de navire marchand à un dilemme dramatique, un véritable carrefour du destin dont aucune des routes possibles n’est souhaitable mais, même entre deux issues tout aussi abominables, il faut parfois choisir et, comme toujours dans ce cas, le faire dans l’urgence.
Dans « Carrefour 54 », la notion de carrefour est éminemment symbolique, bien plus que seulement géographique. Victor Hugo y est cité en tant que modèle de conduite et trame narrative, dans le même temps que se joue, lors de l’exode de 1940, l’honneur d’un jeune sous-lieutenant de l’Armée française fasciné par l’un des vers les plus fameux du poète : « Et s’il n’en reste qu’un je serai celui-là ». Tirade prise et appliquée au pied de la lettre, y compris par l’auteur et son scénario, ce qui confère au récit un fil conducteur quelque peu schématique et prévisible sur le choix entre désertion et honneur, c’est-à-dire entre vivre en lâche et mourir en héros.
Sous forme d’enquête journalistique, « Le naufrage du lieutenant Wells », récit maritime à nouveau, est en théorie bien plus contemporain, bien qu’il adopte le style et le ton de polars hard boiled américain des années cinquante. Ce qui ne gâche en rien le récit et le rend plus universel bien que, là encore, intrigue et conclusion soient hautement prévisibles car dictés par la thématique du recueil. Une autre forme d’honneur et de sacrifice, moins issu de la rigueur militaire, cette fois, que soumission à des principes moraux jusqu’au-boutistes.
« Le train de six heures quinze », un autre texte sur fond de Seconde Guerre Mondiale, traite du sort de deux familles monoparentales durant les rafles de Juifs à Paris en 1944. Le destin prend ici la forme humaine d’un duo d’officiers nazis particulièrement pervers et bornés, qui ne laisseront aucune chance à leurs victimes. Un texte cruel, un peu vain dans l’absolu, tant il met en œuvre la stupidité gratuite des deux bourreaux jouant sans justification avec leur pouvoir absolu de vie et de mort, au seul nom de l’ordre établi. En effet, nulle autre leçon à tirer qu’un exemple de bêtise militaire absolue, lorsque des préceptes sont appliqués sans discernement par des individus avides d’exercer leur pouvoir illimité sur des victimes sans défense. Dans ce cas, faut-il même parler de destin ou plutôt de cruauté et de bêtise humaines, poussées à leur paroxysme.
Au final, au-delà d’illustrer la cruauté aveugle du destin (mais aussi celle de l’auteur qui en est le responsable, lorsqu’il s’agit de fictions sans espoir de happy end), le principal intérêt de ce recueil est son style brillant, « hors du temps » et des modes vis-à-vis de la fiction contemporaine. Un style sans doute suranné, diront certains, mais superbement maîtrisé et comme on l’aime, en un mot. On sent ici et là l’imitation réussie ou l’hommage délibéré à de grandes plumes du siècle passé et à un style devenu rare de nos jours, celui des grands auteurs de romans d’aventures humaines ou épiques : Conrad, Hugo, London, Verne, etc. A ce titre, le plaisir de lecture est donc intact, même si les intrigues sont toutes calquées sur le même schéma et convergent, inéluctablement, vers un coup en traître du destin et un drame prévisible et sans rémission, ce qui gâche parfois le plaisir d’une chute inattendue, le ressort habituel de la nouvelle en tant que genre. Une sorte de démonstration par l’exemple de la soumission systématique de l’homme à une destinée invariablement injuste et tragique, qui mène invariablement ses personnages à la mort.
L’auteur étant aviateur, et le recueil pas si épais, on aurait bien aimé qu’il nous trousse aussi, en complément de programme et dans la même veine, une superbe histoire d’aventures aériennes et d’aviateurs comme il en a existé des milliers d’exemples réels dans l’histoire : Guynemer, Mermoz, Nungesser et Coli, Saint-Exupéry, Amelia Earhart et mille autres destins tragiques… Pour boucler la boucle sur les passions explicites de l’auteur, un tel bonus n’aurait nullement dépareillé dans ce recueil.
Patrice Franceschi – Première personne du singulier (2015, Points)