Cap’taine et Matelot

lundi 1er janvier 2024 par Anne de Sète

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2024

C’était un homme bizarre. Il avait baptisé sa maison, car en cet heureux temps on pouvait baptiser sa maison, et le facteur savait la trouver, il l’avait donc baptisée Cap Ailleurs. C’est un nom étrange, pour une maison, et on le lui avait bien dit, puisque c’est immobile, une maison.
Lui l’était, immobile, en tout cas il se sentait immobile. Immobilisé par la force des choses. Amputé des deux jambes suite à une méningite -vous le saviez, vous, que ça pouvait arriver ? Moi non ! Je l’ai découvert avec lui- ... Lui, condamné au fauteuil roulant. Lui, capitaine au long cours… Ça ne sait pas naviguer, un fauteuil roulant. Ça supporte mal le roulis, et plus mal encore le tangage. C’est compliqué, de diriger la navigation sans les allers-retours incessants. D’ailleurs il n’avait jamais aimé le commandement. C’était juste bon pour gagner sa vie.
Ce qu’il aimait, c’était la mer. Celle qui ronronne et qui gronde, qui fait le gros dos, qui vous hurle dessus, qui vous écrase de mille menaces, et puis vous berce et vous console.
Il l’aimait d’amour. Ce qui fait qu’il aimait la sentir dans son gouvernail, la sentir sur sa coque, la sentir sous ses pieds. Rien de tout cela quand on commande.
Vivent les coques de noix !
La sienne s’appelait Cap au Large. C’était déjà tout un programme.
Il n’aimait pas les touristes. Mais si vous aviez beaucoup de chance, vraiment beaucoup, il pouvait subitement vous proposer une promenade sur son trésor. Parce que vous lui plaisiez. Pourquoi et comment vous lui plaisiez ? Aucune idée. Les habitués des tables voisines de la sienne, au Café du Port où il jetait l’ancre les matins de repos, avaient souvent parié, et souvent perdu. Aucun point commun entre ceux du mois dernier (ah oui ! Mais là, il y avait cette jolie petite...) et ceux d’hier (un couple pas jeune, pas aimable, renfrogné). Aucun critère de choix visible. Un vrai mystère.
Après... Après la maladie, après l’amputation, il avait gardé le Cap au Large. Pas le cœur à le vendre. Pas le cœur à le garder non plus. Plus de carénages. Ses œuvres vives, tout en bois, retournaient doucement à l’état de nature.
Pour compenser, il avait pris un chien, qu’il avait baptisé Matelot. Évidemment ça ne compensait rien. Ni pucé ni tatoué, adopté sur un coup de cœur, il était Matelot, point. Mais Matelot, né d’amours clandestines entre adultes certes consentants, mais de races indéterminées, avait une bonne tête de chien et une affection sans faille pour son maître.
Qui pourtant pouvait parfois lui crier dessus sans autre raison qu’un gros coup de cafard.
Matelot semblait comprendre. Aplati sur le sol, il laissait passer l’orage, puis revenait vers son maître et posait la tête sur ses genoux. L’œil humide et plein d’amour, il le regardait. Alors, la main tremblante, chenue, se posait sur cette tête confiante, et la caressait, frictionnant un peu les oreilles. Et la voix, grognonne, s’excusait.
Oui, la main était chenue. Et l’homme était vieux. Pas en années, il était à peine entré dans la cinquantaine. Mais dans l’aspect.
Et surtout à l’intérieur.
De l’amour, il n’avait connu que des projets avortés, ou des aventures sans aucun sel. Et depuis... depuis la maladie, il était tout à fait seul. Seul, et sans naviguer. Quant à se baigner...
Seul, et sans la mer.
Le matin, Marjorie venait l’aider au lever, à la toilette, à l’habillement. Puis il allait au café, journal en poche. Il s’installait, en terrasse, sortait sa pipe, bien sûr "d’écume de mer", son journal, et sans qu’il dise rien voyait arriver son premier verre de rosé. L’occasion de parler un peu avec Lucas, le patron, qui, même bousculé, trouvait toujours du temps pour lui.
C’était toujours en terrasse qu’il se mettait. Si le temps était vraiment trop abominable, alors il se contentait d’y tirer quelques bouffées de sa pipe, et rentrait.
Un jour, il ne vint pas.
Ce n’était pas trop son genre, mais bon, ça peut arriver. Son aide du matin n’avait pas spécialement alerté, donc... Sans doute un coup de fatigue. Ou de mauvaise humeur. Ou le chien avait eu besoin du véto ?
L’après-midi, toujours pas de Cap’taine, comme on l’appelait. Bah, il aime mieux le matin. Demain, on le verra se pointer, tranquille !
Mais non, le lendemain, toujours personne.
Quelqu’un a vu Marjorie ?
Non. Personne.
Ben alors, c’est qu’y a rien de grave.
Ouais. C’est bizarre, quand même.
Mais tout est bizarre, avec lui ! Même lui, il est bizarre !
Bien sûr, il y a encore des rires. Mais ils s’éteignent vite. Et de l’inquiétude s’installe en traître dans les regards.
Bon, dit soudain Lucas, en s’essuyant les mains sur son jean. Je vais appeler Marjorie. C’est pas normal, il est peut-être malade.
Quand il revient, son expression est grave.
C’est pas elle, cette semaine. Elle est remplacée. Elle va chercher à savoir, et puis elle rappellera.
Autour des pastis, un silence anormal s’est installé. Lucas rentre essuyer quelques verres. Le téléphone sonne.
Lucas décroche aussitôt. Il écoute un peu, s’exclame deux ou trois fois, raccroche, et ressort sur la terrasse.
Les gars, ça ne va pas. La fille qui remplace Marjorie, hier elle a trouvé porte close, alors elle est repartie, comme ça. Et aujourd’hui, pareil !
Faut aller voir !
Elle dit qu’elle n’a pas non plus entendu aboyer.
Alors ça, c’est bizarre !
Mais bien sûr, c’est bizarre ! Tu l’as déjà dit !
Et dans un grand raclement de chaises, quatre d’entre eux partent chez le Cap’taine. C’est là-bas, hors du village, un peu isolé. Naturellement au ras des flots. Justement c’est l’équinoxe, et même si nos marées à nous, toutes petites, toutes modestes, en font rigoler certains, la mer quand même monte un peu plus, surtout si le vent de sud la pousse.
C’est le cas. Il y a encore des plantes du jardin qui vont souffrir. Elles n’aiment pas trop le sel. Il n’y a que les salicornes et les tamaris pour apprécier.
Grégoire a pris la tête du petit groupe. Il frappe. Rien. Il essaie la poignée. Fermé. Ils contournent la maison, tous les quatre. La porte de derrière, ils savent, eux, comment lui parler.
Une fois dedans, ils font le tour, mais ils savent déjà : toute la maison respire l’absence. Il n’y a personne. Ni chien ni maître, dit Grégoire. Et ça les fait sourire, quand même.
Sur la table, deux lettres. Non. Une lettre et une enveloppe ouverte, vide. Sur l’enveloppe, un coup de tampon : Inconnu à cette adresse. Mais le nom et l’adresse, couverts au marqueur noir, ont été rendus absolument invisibles.
La lettre est du Cap’taine.
Je pars. Vous le saurez bien assez tôt. J’ai une fille, loin d’ici, cherchez pas. On s’écrivait, j’ai pas d’ordinateur, vous le savez, et puis ma dernière lettre est revenue : inconnue à son adresse ! J’ai attendu les congés de Marjorie, et je vais la chercher. Matelot vient avec moi, j’ai besoin de lui. Merci pour tout. Je mets le Cap Ailleurs.
Les quatre se la passent. Abasourdis. Ils en oublient de fermer la porte en repartant, sûr que les goélands vont en profiter.
Au Café du Port, ils racontent. Et puis ils montrent la lettre.
Pas possible. Une fille ? Il n’en a jamais parlé !
Parti tout seul ? En fauteuil roulant ?

En fait, on n’a jamais su.
Peut-être y a-t-il quelque part un fauteuil roulant, enfoui sous les vagues, rouillant tranquillement, tandis qu’un chien pleure sur la plage en refusant de s’éloigner des vagues.
Mais peut-être y a-t-il vraiment une fille qui a retrouvé son père, après tout ce temps de courriers, et deux êtres heureux qui se tiennent chaud.


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