La flasque est à moitié vide. Tourne encore la dernière gorgée dans sa bouche. Il connaît son trajet. Imparable. Fore, l’alcool ; fore les vaisseaux, les veinules, les capillaires, tous ces petits chemins dont il ignore le nom. Il connaît la douce douleur de chaque minuscule poche de sang au passage du whisky. Il sait le moment exact où le liquide va cogner dans l’estomac. Légère nausée avant la ouate dans la tête. Il maîtrise. Peut-être même que c’est l’alcool qui le maîtrise. Saleté. La flasque est bien entamée, maintenant. Combien de temps ? La montre dit une heure, encore.
Glissements, grattements vers le fond du local à poubelles où il attend. Les rats. Les rats indifférents à quoi que ce soit d’humain. On peut faire confiance aux rats pour ne pas interférer, ne pas juger. Indifférents. Les hommes méprisent les rats, mais les rats survivent. Les humains devraient être des rats. Acharnés, indifférents, survivants. S’il se mettait à gratter le sol, il pourrait peut-être devenir comme eux, ne plus rien sentir. Il s’agenouille, gratte le sol. Relève-toi, Elkal, relève-toi, idiot, cingle la voix de son père. Il se relève. L’alcool lui envoie une bouffée de chaleur.
Le crépuscule est sale comme l’immeuble est sale, comme la rue est sale. Il passe la tête dehors. Le ciel gris tombe comme une cagoule sur sa tête levée. Marre d’attendre l’autre. L’homme a dit, « il passera vers 20h. Tous les soirs pareil. Il sort du Conservatoire, rentre chez lui. Il ressort, va voir ses amis et revient pour travailler à ses cours du lendemain. À ses putains de dessins obscènes, à ses putains d’idées sales qu’il enfonce dans la tête des enfants. Il doit cesser. Définitivement. Et payer. Définitivement ». Il n’est que 18h30. Il se demande encore pourquoi il est venu si tôt, alors qu’il le sait parfaitement. Là, dans ce local vide, il a une raison de boire. Marre de boire dans la rue, dans la cave, marre de boire l’oubli sur le matelas crasseux où il dort, marre de boire comme un faible. Il boit ici, ici il a une raison. Être fort, pour tuer le chien qui souille les têtes. Sait pas trop comment il souille. Des dessins, a dit l’homme, des mots. Sales. Mourir, il va mourir le dessinateur. Quelle heure il est ?
Passent des poussettes et des ballons, des chiens, des hommes, des femmes, des enfants curieux même du local-poubelles, qui l’obligent à se retirer dans l’ombre. Personne ne s’arrête. Évidemment, ça pue. De toute façon, dans la cave où il dort, ça pue aussi. Les murs, le matelas, même la couverture qu’il a récupérée au Secours Populaire. Pue, tout pue, la vie pue, son corps. Douche, bientôt, à la douche municipale, quand il aura refait son stock de pièces avec la manche.
Le prof n’est pas costaud, lui non plus mais il sait se battre. Pas de bruit, si possible, a dit l’homme, tu le tues et tu le traînes jusqu’au parc à côté, sous un banc. Demain, quelqu’un le trouvera, ce chien. Il fouille sa poche à la recherche du paquet de cigarettes, sa main bute sur du papier. Des billets. Ça y est, il se rappelle, plus besoin de faire la manche. Longtemps. Il pourrait même aller à l’hôtel, se payer. Se payer quoi, faut être quelqu’un pour se payer quelque chose. Une femme. Combien de temps sans la peau d’une femme, c’est pas possible ce temps qui file comme les rats.
La nuit vient. Il distingue plus mal les autres immeubles au-delà du passage et du parc. Les arbres font des signes pesants dans le vent qui les anime. Il lève la main vers eux, pauvres arbres plantés dans le goudron. Il a aimé un arbre une fois. Un bel arbre, sa grand-mère venait s’asseoir à l’ombre. Au pays, comme disent des cloches comme lui, qui viennent de pays qu’il ne connaît pas. Ils changent des clopes ou de la bouffe, parlent peu. Il ne comprend pas leur langue, la plupart du temps. Personne ne parle la sienne, sauf l’homme. Cet homme l’a trouvé. Comment, pourquoi, personne ne le cherche et lui ne cherche personne. Il a cherché, un jour. Il l’a cherchée, un jour, des jours. Elle n’était plus là, jusqu’à ce qu’elle soit là, mais par terre, brisée comme un, comme un. Pas de nom pour dire comment elle était brisée. Ils l’avaient mise en pièces, et en même temps non. Comme si quelque chose continuait avec elle, flottait sur elle et venait à lui. Quand il l’a enterrée, il était seul. Bien sûr qu’il était seul, tout le monde était mort, au village. Les démons avaient tout rasé, un orage démentiel.
Mais le couteau sèche les plaies. Il taille bien, saigne les bras, le torse ou les jambes comme on lui dit. Partout où il veut couper, le couteau fait. Même sur lui. Il se coupe des fois, oh pas profond, mais que ça saigne, pour faire sortir le mal, faire fuir ce qu’il est maintenant. Fidèle couteau, tu vas servir. Fidèle, c’est comme présent, toujours présent même quand on est pas là. Elle était fidèle à lui. Et lui à elle, elle le laissait l’approcher parfois. Il pêchait à l’écart du village, elle venait après la lessive commune, des fois. Il n’attendait pas, elle apparaissait. Il attendait, elle ne venait pas. Quand elle arrivait il ne bougeait pas mais quelque chose volait vers elle et tout de suite ce regard qu’ils échangeaient. Elle disait quelque chose et lui répondait, mais ce n’était rien, la patience des conventions. Il était à elle comme elle à lui, déjà, sans s’être touchés. Profondément, comme s’il était en elle depuis une éternité de pêche et de fins d’après-midi à l’attendre. Quelle heure il est ?
La nuit s’approche, le chemin goudronné qui longe l’immeuble, la place, les arbres, même les gens de plus en rares, tout devient contour. La vie des choses et des gens s’en va. Il n’a pas peur, non. Il en a tué des hommes et des plus forts que lui. Quand il a fui le village massacré, il a tué pour passer. Toujours plus loin, passer vers ailleurs, les bêtes vont bien ailleurs quand ça ne va pas. Les rats s’en vont ailleurs, sauf celui-là qui vient de se coller au mur au fond. Il l’entend plus qu’il ne le voit. Recule lentement, s’approche de la petite forme plus sombre que la paroi de ciment éclairée par la fin du jour. L’animal à moitié couché tremble, geint quand il s’approche, se penche, le touche sans que la bête s’éloigne. Il le caresse d’un doigt un instant, et revient au guet. Il s’assoit contre une poubelle, face à la porte. Personne ne peut le deviner, dans l’ombre. L’espace se perd dans l’ombre qui grandit, mais des formes viennent, presque lumineuses. Il les reconnaît très vite, ou plus lentement. Là, une grand-mère assise dans le vide lui sourit, il tousse et se frotte les yeux. Pas elle. Repoussée par un homme debout, jambes écartées, avec une espèce de châle sur le dos. Celui-là, il l’a tué sur une frontière. Il voulait monter. Plus de place dans le camion pour pousser plus loin. Le chauffeur récupérait des perdus comme lui sur une aire d’autoroute, moyennant une chose sexuelle. Chien ! La silhouette s’efface, il touche son couteau, bien au chaud dans l’étui, dans son dos. La montre dit encore une demi-heure. Il la secoue, non, elle est à l’heure.
Les silhouettes viennent et refluent quand il sort sa flasque. Chaleur, flash. La tête est chaude, le corps est froid. Il resserre son blouson. Le lit bientôt, et l’argent pour les rêves. Une autre apparition. Mère. Il tremble, ressort la flasque. Elle s’obstine à lui parler. Elle est ronde et son visage est triste. Elle parle sans doute, elle parle toujours. Il voudrait pleurer, comme les enfants. Après le raid des massacreurs, il ne l’a même pas retrouvée. Emportée vers là où elle n’aura même pas le droit de mourir. Quel dieu peut permettre ça... La foi s’est détachée de lui comme un vieux manteau usé qui ne protège plus rien. Il se sent vide. Vide qui fait mal, mais c’est comme ça. Un chien passe la tête. File. Le chien grogne, recule et s’éloigne. Les arbres sont invisibles. Il se sent suspendu. Là, c’est le chef, qui brille. C’était le chef. Son turban sombre qu’il ne quittait jamais, même pour dormir, il disait. Le chef regarde vers lui. Que regardent les morts. Sans doute pas un paradis. Ils regardent la vie et griffent le vide pour revenir. Pas d’autre choix que la vie. Lui, il sait ce qu’il attend. Il n’est pas chef, mais il a de la chance, il n’est presque plus vivant.
C’est ce qu’il voulait dire à l’homme, si propre, avec ses yeux qui le happaient, sa bouche propre et ses mots. Il parlait de respect et de vengeance, mais sa bouche, sa présence étaient sales. Il ne savait pas comment le dire, se le dire, et ça n’a plus d’importance. Mais cet homme portait de la saleté en lui, comme d’autres de la peur ou de. L’innocence, voilà ce qu’elle portait. Au-dessus de sa tête, il aurait pu dessiner ce rond au-dessus des visages, ce rond au-dessus des têtes, sur les images qu’avaient laissées ces américains bâtis dans une foi bizarre, avec leur dieu sur des images. Un seul dieu, égoïste. Dans leur gros véhicule blanc, ils avaient tourné dans le village, quel village, il n’arrive pas à se souvenir. Ils avaient tourné et fait des flashs, donné des bonbons aux enfants, vu le chef. Chef tout gentil, les a invités dans sa maison, sorti sa femme et à boire. Ils ont rien voulu. Étrangers. Partis. Après, combien de jours, il cherche combien de jours. Mal à la tête. Quelque chose de mauvais est entré dans ta tête. Son oncle, assis à côté de lui, sa bouche d’ombre et sa main qui brille. Il hoche la tête, sourit. Carnassier, t’es mort. Oncle idiot, vantard, et bavard aussi. Mais il sait. Neveu perd la tête. Quelque chose de ce camion est entré en lui. Sûr, il en est sûr, comme de toutes ces choses profondes qui viennent avant ou après les mots pour leur montrer combien ils pèsent peu, les mots, face à la douleur, l’horreur et le vide qui grandit dans la tête. Huit heures et demie à rouler et lui sous le camion. Quelque chose est entré sans permission dans sa tête, peut-être les fumées d’échappement. Sans doute. Le transporteur roulait vers, vers, impossible de. Oui, l’Italie. C’était un trente-cinq tonnes. Les gaz descendaient, bizarrement, sur lui suspendu avec son bricolage de cordes. Pot troué, sans doute. Un démon a suivi le gaz pour aspirer tout ce qu’il trouvait dans son crâne. Elle, elle n’est pas partie, elle l’appellera toujours avec sa voix voilée de fatigue, d’un début d’âge adulte qui le retournait et le confrontait au rêve dans ce monde sans rêve, avant même qu’il ait le temps de tourner la tête et de la voir et de capter son regard, jusqu’à... Quelle heure il est ?
La flasque est finie. Il la secoue avant de la glisser dans une poubelle. Elle brille un peu, non, c’est un filet de lumière qui la suit et entraîne une cohorte de morts qu’il reconnaît au passage. C’est sa tête qui s’en va rejoindre ceux qui tenaient les murs du monde. Ici, ou là-bas, plus de monde. Il secoue ses jambes, donne des coups de poing dans le vide et sort la lame de son étui. Elle brille d’une lueur qu’il ne lui connaît pas, ne veut pas connaître. La nuit est si vide, si profonde maintenant, qu’elle paraît pâteuse. Plus personne ne passera. Pas de lampadaires, toutes les terreurs se cachent dans l’ombre, tout le monde le sait ici. Il a bien choisi. Si tu doutes, prie. L’homme souriait d’un bon sourire, mais les loups n’ont qu’une gentillesse de surface. Il a déposé des billets dans sa boite pour faire la manche. Il a dit suis-moi et tu auras bien plus. Il a suivi. Suivre, c’est le destin. Cet homme ou un autre, il faut suivre. Le monde n’a pas de place pour les traînards. Il n’est qu’une vieille pièce sale, à moitié cassée. La montre brille, les fines aiguilles suivent le temps sans faiblir. Huit heures. Il est l’heure.
La cible va passer, va passer lentement disait l’homme en lui tenant le bras, tu verras. La cible, il est petit, comme tous les chiens qui aboient et insultent. Il est fatigué, revient de visiter des mécréants comme lui, tu l’auras facile. Tu le laisses passer, tu l’attrapes par derrière et tu fais travailler le couteau. Couteau est prêt. Il jette encore un œil dehors. Le jour résiduel lui laisse voir jusqu’à une centaine de mètres la silhouette qui viendra. Pas encore. Il repose son regard dans l’ombre. Au fond, le rat ne gémit plus. Il se frotte le visage, ferme les yeux quelques secondes. Quand il les rouvre il aperçoit une tête lumineuse qui lui fait face. Il se reconnaît tout de suite dans ce fantôme, il n’a pas peur, pas plus qu’il n’a eu peur des précédentes apparitions. Le visage est grave, pas triste, non, grave. C’est son visage perdu qui est là. Dans sa tête une porte s’ouvre. Il se rappelle, maintenant. Lui revient son nom et son village et le nom de celle qu’il aimait. Il retrouve l’odeur qu’avait la vie. Il n’est plus rien, mais il a été. Il retourne à l’entrée. Une silhouette s’avance d’un pas tranquille sur le chemin.
L’attraper et le tuer, l’égorger, comme le veut l’homme. Ensuite, il s’en ira dormir sur le matelas dans la cave. Il ne verra plus rien que le sommeil et plus la peine de penser à autre chose. C’est le sommeil qui l’attend, comme il l’attend.