Les merveilles

samedi 28 novembre 2020 par Gilles Ascaso

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Dès qu’on a franchi la porte c’est l’odeur des merveilles qui s’est imposée, les merveilles bien gonflées et bien dorées que ma grand-mère faisait, l’hiver, qu’elle présentait sur le grand plat de porcelaine saupoudrées de sucre. Les merveilles, c’était deux ou trois fois chaque hiver, en quantité, pour nous. Comme leur préparation demandait du temps, mon grand-père l’aidait, pour la cuisson : il lui donnait les morceaux de pâte qu’elle plongeait doucement dans l’huile bouillante, ou alors il maniait le rouleau pendant que dans la grosse poêle en fer noirci elle retournait les formes afin qu’elles dorent bien des deux côtés. Mon grand-père l’aidait toujours dans les tâches domestiques. C’est à deux qu’ils étendaient le linge, c’est lui qui essuyait la vaisselle, lavait la salade, cirait les parquets, toujours soucieux d’éviter trop de fatigues à ma grand-mère. Quand elle repassait, dans la petite pièce attenante à la cuisine, il s’asseyait près d’elle, pour qu’elle ne se sente pas seule, je suppose, ou pour continuer l’une de ces conversations du quotidien qui tissent les jours. On s’est embrassé dans l’entrée, ma mère, mes grands-parents et moi. Je devais avoir huit ou neuf ans. La pendule sonnait cinq heures moins le quart et l’après-midi se teintait déjà d’ombre sur ses côtés les plus lointains. On a suspendu nos vêtements d’hiver au porte-manteau, derrière la porte, près du képi de gendarme que mon grand-père avait laissé là depuis sa retraite. Mon grand-père était gendarme. La province d’abord, la région parisienne ensuite, et puis Paris, pendant l’Occupation. Il avait terminé sa carrière adjudant. Et nous voilà dans la cuisine bien chaude éclairée par la suspension aux oiseaux de nickel. Le plat de merveilles trônait au centre de la table, dans l’amusante majesté de ses boursoufflures rousses et sucrées. Je savais qu’il y en avait un autre dans l’arrière cuisine, qu’on nous donnerait en partant. Ma grand-mère a mis l’eau à chauffer et c’est moi qui suis allé chercher les tasses et les assiettes à dessert, que j’ai sérieusement disposées sur les fleurs de la toile cirée. Une tranche de citron pour ma mère, un peu de lait pour qui voudrait, le sachet dans la théière, l’eau par-dessus, nous quatre à notre place habituelle, et nous avons commencé à manger les merveilles. D’abord dans le silence du plaisir, pendant les quelques minutes où les premières bouchées fondent leurs saveurs tièdes et sucrées. On me donnait les merveilles qui avaient une forme spéciale, baleine approximative ou girafe, qui avaient été découpées comme ça, pour m’amuser. Qu’avons-nous dit ensuite ? Je l’ai oublié, bien sûr, tant se sont imprimées les paroles d’après. Des choses ordinaires, sans doute, dont les enfants laissent les adultes débattre pendant que leurs pensées les conduisent vers des terrains de jeu autrement plus prenants. L’après-midi poursuivait son déclin. La chaudière se mettait de temps à autre en marche et les tuyaux craquaient au passage de l’eau chaude. Ma mère a parlé de mes frères, on lui a demandé ce que faisait le grand. Et puis ils ont parlé de diverses choses encore, mais je n’écoutais pas vraiment, j’étais trop intéressé par les merveilles, jusqu’à ce que ma grand-mère prononce le mot guerre. Ce mot, je l’avais entendu des dizaines et des dizaines de fois, dans la bouche de mes adultes : mes grands-parents, bien-sûr, qui évoquaient très souvent leurs souvenirs, mais aussi mes parents, et aussi à la télé. De cette guerre je ne savais pas grand-chose, mais j’en connaissais des mots associés – camps, Hitler, allemands, nazis, juifs – sans me faire une idée claire de leur sens. Ce jour-là, la guerre s’est invitée au goûter. Comment, pourquoi ? Je ne saurais dire. Peut-être ma grand-mère avait-elle mentionné un évènement de ces années-là, peut-être avait-elle dit qu’il faisait très froid pendant l’hiver quarante et quelques, ou qu’elle n’avait pas fait de merveilles une seule fois pendant la guerre, ou autre chose. J’ai fini mon lait au thé et me suis levé, je voulais sortir avant qu’il ne fasse nuit. Ma grand-mère a noué mon écharpe, j’ai enfoncé mon bonnet et me voilà dans le jardin. Je n’avais pas envie de guerre. Je suis allé au garage prendre mon vélo et j’ai roulé sur les allées, entre les carrés de terre dénudés par l’hiver, qui au printemps se verdiraient de plans de légumes et de rangs de jonquilles ou d’arums, j’ai roulé sur le trottoir qui faisait consciencieusement le tour de la maison, contourné les gros pots, roulé sur la longue allée centrale, le long du fil à linge. Il faisait un peu froid mais ma bouche était encore emplie de la chaleur et du goût des merveilles. Ce jardin, c’était mon territoire d’enfance, et je le parcourais, savourant le plaisir de reconnaître les royaumes que j’y avais fondés, jugeant de leur état, réfléchissant à l’évolution des châteaux et des rois, des frontières toujours soumises aux aléas des luttes ou des désastres qui s’abattaient parfois sur ces civilisations au gré de mes caprices de créateur. Pendant que j’étais dans mes pensées la pénombre avait rampé sur les allées et des grappes d’ombre s’agrippaient aux fruitiers nus. Le ciel s’était rayé de longs nuages violacés venus de toutes parts. La bise s’était levée, qui soulevait un restant de feuilles mortes et les faisait marcher sur le trottoir en de sinistres crabes creux. Je suis allé remettre mon vélo dans le garage et suis rentré bien vite dans la maison. Il y faisait chaud, il y faisait clair. J’ai enlevé bonnet, écharpe et anorak, prêt pour une merveille supplémentaire. Mais quelque chose n’allait pas, dans la cuisine. Il s’était passé quelque chose. Ils étaient tous trois attablés, ils n’avaient pas bougé, mais il s’était passé quelque chose. Ma grand-mère, dans son cachemire mauve et doré, le dos droit contre le dossier de la chaise, était figée, les yeux baissés. Ses deux mains immobiles sur la table encerclaient la soucoupe et semblaient la maintenir bien à plat sur la toile cirée. Mon grand-père s’était un peu relâché sur sa chaise, il avait les yeux dans le vague. Et ma mère, ma mère écrasait de sa cuillère un morceau de sucre dans sa tasse, et l’écrasait, l’écrasait, l’écrasait. J’ai tendu le bras pour prendre une merveille et suis allé m’asseoir près du radiateur, un peu à l’écart, sans que l’on me prête attention. Il se passait quelque chose. J’ai observé, j’ai écouté. Mais papa, tu le savais bien ! Vous saviez tous ce qu’il allait leur arriver, quand même ! Ma mère parlait d’une voix aigüe à l’exaspération retenue, la colère prête à bondir. Papa ! Maman ! Mais dites quelque chose ! Elle écrasait toujours le sucre dans sa tasse, on n’entendait que le bruit de la porcelaine heurtée. Oui on savait, a fini par dire ma grand-mère, enfin, on savait des choses, des choses se disaient, on ne savait pas tout mais on savait qu’ils allaient être envoyés là-bas, oui, après, ce qu’ils devenaient... Mais les camps, vous saviez, vous saviez n’est-ce pas pour les camps ? Mon grand-père a soupiré, ses yeux ont fixé le centre de la table et il a dit, avec lassitude : quand je repense à ces pauvres gosses, mon Dieu, c’est pas possible ça, c’est pas possible. Mais papa, il ne fallait pas obéir ! Pourquoi t’as obéi ? T’aurais pas dû accepter ça ! Oh, tu crois que ton père a eu le choix peut-être ? Tu me fais rire, il devait obéir aux ordres, sans ça il aurait eu des ennuis, on aurait tous eu des ennuis ! Mais d’autres ont bien désobéi, vous le savez très bien, vous savez très bien que des gendarmes sont allés prévenir les familles, la veille, et pas que des gendarmes d’ailleurs, mais enfin papa, maman, je vais pas vous faire un cours d’histoire quand même, vous le savez ça, que certains sont allés trouver des familles pour leur dire qu’’ils allaient être raflés, vous savez que des gens en ont caché, le matin, sous votre nez, et ça en a sauvé plein ! Pourquoi toi tu l’as pas fait, papa, pourquoi t’es pas allé sonner chez des gens pour leur dire de partir ou de se cacher ? Mes grands-parents gardaient les yeux baissés. Elle, lèvres serrées, mains crispées sur la soucoupe ; lui, édifiant du bout des doigts un petit tas de miettes. Ma mère avait cessé d’écraser le sucre, elle suivait désormais du bout des doigts les contours des fleurs de la toile cirée. Ma grand-mère a dit : tu sais, Jacqueline, tu ne peux pas te rendre compte, tu ne peux pas, c’est facile pour toi de faire des reproches, quarante ans après c’est toujours facile, mais quand tu es plongé dans la situation, quand tu es plongé jusqu’au cou dans les évènements, c’est autre chose, tu peux me croire. Vous étiez tout petits, ton frère et toi, tu penses que ton père aurait dû risquer quelque chose, risquer sa carrière d’abord, il venait de passer sergent-chef juste avant la guerre, et puis nous mettre tous en danger ? C’était l’Occupation, Jacqueline, des boches, partout ! Mais maman, il y a plein de façons de s’opposer, évidemment papa n’allait pas tout seul dire à son supérieur qu’il refusait les ordres, évidemment, mais ce que certains ont fait, tu aurais pu le faire papa, les prévenir, partez, partez ou cachez-vous, cachez les enfants, il y aura une gigantesque rafle, partez, c’était faisable, ça, papa, c’était faisable ou pas ? La réponse de ma grand-mère a fusé : tout est faisable quarante ans plus tard. Mon grand-père, lui, ne répondait pas à ma mère, comme si c’était inutile. Il semblait accepter ses questions, accepter leur colère de moins en moins retenue, et ce qu’il a de nouveau répété montrait même qu’elles s’étaient déjà dressées devant lui, bien avant que ma mère ne les formule. Il a répété, le souffle court : ces pauvres gosses qui pleuraient, mon Dieu, ces pauvres gosses qu’on sortait du lit. Et ma mère a presque crié : mais papa, tu te rends compte, tu te rends compte de ce que tu dis, tu te rends compte de ce que tu as fait ? Plus de dix mille Juifs arrêtés en deux jours et tu as participé, sans rien faire pour les aider, sans rien dire, tu savais ce qu’il allait leur arriver, et même si tu savais pas tout, tu savais bien qu’ils allaient être déportés, merde, papa, dis quelque chose ! Et si tu avais quelque chose contre les Juifs je m’en serais rendue compte, quand même ! Non, a coupé ma grand-mère, ton père et moi on n’est pas comme ça, tu le sais bien ! Mais lui, il a continué, les doigts toujours occupés de miettes dérisoires : ces pauvres gosses qu’on sortait du lit, mon Dieu, tout ce bruit dans les escaliers, ils pleuraient, ils pleuraient, mon Dieu, avec leur petite étoile cousue, c’est pas possible ça, c’est pas possible. Et puis, et puis, dans la cuisine il s’est fait un mouvement, comme une agitation : ma mère s’est brusquement levée, elle est allée prendre nos vêtements, a enfilé son manteau, ma grand-mère s’est levée aussi, approche que je te mette bien ton bonnet, voilà, comme ça, et fais un nœud bien serré à ton écharpe, il doit faire froid maintenant, et, les lèvres tremblantes, elle m’a étreint. Je me suis retrouvé dans l’entrée, j’ai juste eu le temps de lancer un aurevoir papi que ma mère me poussait sur le trottoir. Dans la voiture, au bord de la route, devant la maison, elle a démarré le moteur, sans rien dire. Je ne disais rien non plus, ce n’était pas le moment. Je demanderais, plus tard. Elle a mis les phares, jeté un œil dans le rétroviseur et la voiture allait partir quand on a vivement cogné à la vitre, de mon côté, et ça m’a fait peur. C’était ma grand-mère, émergeant de l’ombre, son châle sur la tête, et qui tenait un plat rond recouvert d’un torchon. Sa voix blanche : attends, Jacqueline, attends, vous oubliez les merveilles.

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