- Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2024
Le sandwich n’est pas bon ; les copeaux de cantal ont goût de savon, les tomates sont pleines d’eau, le jambon se transforme en pâte à papier dans la bouche de Nour.
Nour, vingt-six ans, fille de Pomme et Brahim.
Qui hésite à jeter son sandwich, à lâcher son banc, à remonter chez elle, à se coucher après un demi Stilnox.
Demain matin, dimanche, de la boulangerie monteront de bonnes odeurs de croissants et de pains frais. Le couple de mésanges aura peut-être repris ses quartiers dans l’un des arbres qui font face à sa fenêtre. Alors, odeurs du bonheur et chants d’oiseaux.
Nour, la gorge sèche, le ventre dur comme une pierre tombale, qui sait que les oiseaux ne chantent plus.
Dans son dos, la voie ferrée qui part vers l’Ouest, vers l’Amérique. Elle a souvent pensé courir le long des trains, quand ils roulent encore doucement, à la manière des hobos de la Grande Dépression.
Le bruit des roues takatchoum takatchoum takatchoum…
Nour, dépressive, qui sauterait dans un wagon de marchandises dont les portes ne seraient étonnamment pas fermées. Magie des rêves. Qui dormirait, clandestine et heureuse, dans une odeur de ferraille ou de paille à bestiaux.
Qui, le temps que le somnifère agisse, pourrait lire quelques pages des Raisins de la Colère. Puis rêverait d’Henry Fonda. Ses yeux bleus sur elle qui dort toujours à oilpé. Magie de la littérature.
Ou écrire, le temps que le somnifère agisse, des mots, des phrases, peut-être tout un paragraphe. Pornographique. Je suis arrivé, la séance était commencée. Je t’ai repérée dans la pénombre assise au dernier rang contre le mur, sous la vitre du projectionniste. Seule dans ta rangée, ce qui était assez étonnant, vu l’endroit. Tu avais déjà dû virer les connards, les morts de faim qui dégainent leur outil avant de dire bonjour. Tu attendais la bonne personne. Moi. Commencer un roman épistolaire porno, l’envoyer à Ovidie.
Nour, rue Vercingétorix, en colère et sans amour. Qui répète à tout bout de champ Ni Dieu Ni Maître. Dans sa tête, elle lève un poing ganté de noir.
Qui était la seule à pleurer, tout à l’heure au cimetière. Sans raison, elle a pleuré. Sans raison, l’eau des larmes a jailli de ses yeux masqués de lunettes noires.
Qui depuis longtemps a envie de se raser la boule à zéro mais qui n’ose pas le faire. Elle se raserait le crâne et ne s’habillerait que de survêtements noirs dont elle aurait masqué les logos. Ninja. La surprise des mecs quand ils verraient que la chatte aussi. Non ça, elle ne le fera sûrement pas ; la peur de se blesser, c’est fragile par là. Trouver un institut de beauté qui rase les chattes, peut-être…
Nour, qui s’évanouit à la vue du sang. Qui a souvent envie de mourir mais qui ne supporte pas l’idée de mourir.
Glisser à la lisière de la mort, glisser, lisse, le long de la vie, le long de la voie ferrée, le long des odeurs, le long des corps. Bouchon au fil de la rivière. Disparaît dans le tourbillon, apparaît. Disparaît.
Nour, que sa mère appelait Mon p’tit bouchon quand elle lui donnait le bain. Ferme les yeux mon p’tit bouchon ou le shampoing va piquer.
Qui voit la nuit tomber au ralenti sur le square du Père Plumier et derrière les arbres sur les immeubles bordant les voies, la nuit allongée sur l’espace vide où on a tracé le chemin vers l’Amérique. Bientôt l’œil fatigué ne reconnaîtra plus le fil noir du fil blanc, tous les chats deviendront gris. Les lascars vont lacer leurs baskets.
Où jeter le sandwich poussiéreux ? Les Bédouins cuisent le pain dans le sable et les scorpions meurent brûlés dans la pâte. Pas de poubelle en vue. Un train de marchandises commence doucement son voyage vers l’Ouest et Nour qui l’entend. Le bruit des roues takatchoum takatchoum Takatchoum… Sauter dans un wagon, partir, redresser l’oblique qui la brise. Atteindre New-York en passant sous l’océan.
Nour, qui se demande si elle n’est pas maudite, issue d’une étoile, échouée sur Terre après un naufrage galactique. Très loin, dans une étrange lumière croisent les navires interstellaires. Des boulons perdus se satellisent et viennent perforer les radars à cent millions. Il y a des orages là-haut, des éclairs laissant apparaître de dangereuses falaises.
Qui se sait en désordre. Qui épuise les psys. Qui s’enferme dans la nuit, la sienne. Galaxie personnelle.
Nour, qui entend trop fort la ville feuler autour d’elle. Trop fort. La ville feule. D’un souffle automobile. À moins d’un kilomètre d’elle, le périphérique encercle Paris, lui-même encerclé de hobos qui n’ont plus la force de courir pour jumper dans les wagons à bestiaux étonnamment ouverts.
Nour que le sommeil fuit. Que l’espoir fuit. Que les hommes fuient comme si elle était en survêtement, tête rasée, gantée, poing noir levé, gueulant Ni Dieu ni Maître.
Au cimetière, sur qui a-t-elle pleuré derrière ses lunettes noires ? Le sait-elle ? La famille semblait ne rien voir de son tourment et Nour entendait depuis les rues bordant le cimetière, les klaxons, les pétards et les youyous d’une noce exubérante. C’étaient peut-être les échos lointains de cette joie qui la faisait pleurer. Nour, que la vie fuit.
Elle aimerait que la boulangerie reste ouverte la nuit, comme un refuge de montagne. Nour, qui passerait la nuit à discuter avec la caissière. Mais elle sait que le rideau de fer restera fermé alors Nour se lève, quitte le banc, se dirige vers la Place de Catalogne.
Là-bas, il y a des poubelles ; elle y oubliera le mauvais sandwich. Son lacet est défait ; elle prend le temps de le renouer puis se met en marche. Personne dans la rue, des lambeaux de musique suspendus virevoltent quelque part au loin.
Elle voit les premières étoiles apparaître dans le vaste ciel. Nour qui rêve d’Amérique sait que leur lumière dit la distance comme elle indique le chemin. Reine Mage. Elle aime l’odeur de la pierre d’ambre que ses parents lui ont offerte pour ses vingt ans. Toujours quelque part avec elle.
Nour, qui n’est pas d’ici, à coup sûr. Comme son père, Brahim.
Il a marché sa route, Brahim, depuis le sud marocain où voyageaient lentement les dunes sous les pieds de son père, Hassan, le grand-père de Nour. Magie de la légende. Le sable se déplace, les étoiles se déplacent, les hommes avancent. Les destinées sont aveugles ; on marche à tâtons.
La rue est déserte sous le ciel lilas. Nour trace son chemin, elle veut atteindre l’Amérique. C’est quoi l’Amérique ? Une poubelle, un regard qu’elle croisera, un cul dans un jean, l’amour qui lui évitera le somnifère. Elle marche vite dans le silence mais le bruit des roues, takatchoum takatchoum takatchoum…
Nour qui pense à demain, à l’odeur du pain, au chant des mésanges. Mais avant demain, il faudra dormir.
D’une fenêtre, troisième étage d’un immeuble blanc tout neuf, le son d’une fête. Sound system, rires, lumières rouges/mauves/bleues/rouges. Beaucoup de monde ; moiteur des jeunes corps. Nour qui s’arrête et hurle vers la fenêtre ouverte « Quelqu’un, une clope ? »
Nour qui danse toute seule sur le trottoir en attendant la réponse. Qui redemande « Quelqu’un, une clope ? » Personne ne l’entend ou ne veut l’entendre. Une femme brune à lunettes noires quand la nuit tombe, ça fait peur. Rouge/mauve/bleu/rouge.
Rien ne vient vers elle, on ne lui donne rien. Merci pour rien. Nour qui arme son bras comme un joueur des Mets de New-York et balance son sandwich vers la fenêtre. Baseball rue Vercingétorix.
Nour qui rate sa cible mais plus besoin de poubelle. Qui gueule « Fuck you ! » et repart plus légère mais prête à bouffer le premier emmerdeur. Elle pense à son grand-père marocain, ne sait plus s’il était berger de chèvres translucides ou cordonnier ou cafetier ou mendiant ou peut-être tout à la fois selon la fortune.
Elle se voit guider les chèvres à l’écart des dunes. Le sable abrase les chevilles cerclées d’une fine chaîne en or, investit la bouche, pique les yeux comme le shampoing mais le bruit des roues, takatchoum takatchoum takatchoum…
Qui, là-bas, ne se plaindrait pas de la chaleur et aurait des enfants. Ventre sollicité et fécond. Si ce soir elle dort aux côtés d’un homme, qu’il vienne du Sud, que ses mots de désir soient pollués de son origine lointaine. Et si demain il veut rester, qu’il reste. Nour hospitalière prête à voler des chevaux pour lui. Se pense Médée.
Nour qui cherche Jason, qui sait pourtant que Jason est un salaud. Jason qui aurait pu être le prénom de l’oncle qu’ils ont enterré cet après-midi, aventurier renverseur d’océans et de femmes. La mère de Nour, Pomme, qui dit que l’oncle était un salaud. Brahim qui s’en fout, c’est pas ses affaires mais on respecte les morts.
Nour ne se souvient plus du titre mais quand Brahim faisait encore du théâtre, il a joué dans une pièce qui parlait des morts et du respect qu’on leur doit. Nour, qui avait honte que son père fasse l’acteur mais encore plus qu’il ne trouve pas de rôle. Hors l’arabe de service.
Qui ne sait pas si elle doit se sentir arabe. Qui se voit comme telle dans le regard des autres. Nour, dont les pensées brûlent et qui la brûlent. Elle lève la tête, inspire puis expire longuement comme pour chasser le trop plein de ce quelque chose tapi en elle qui la consume. Qui saute en l’air et cherche à toucher du bout de ses doigts le bout de ses pieds. Qui recommence plusieurs fois jusqu’à trop d’essoufflement.
Nour, qui s’épuise à s’épuiser est revenue du Père-Lachaise à pied. Paris du Nord au Sud, les yeux rougis d’émotion. Elle se promet que c’est la dernière fois qu’elle suit un enterrement. Trop fragile, trop nerveuse. Bipolaire, lui a dit un jour la femme psy. Nour, consumée entre deux pôles ; le Sud et le Nord.
Des bribes de musique encore audibles viennent s’échouer sur ses talons. Nour qui s’arrête et se retourne. La fenêtre, là-bas, qui palpite comme un cœur lumineux. Rouge/mauve/bleu/rouge. Daft Punk couvre le bruit des roues, takatchoum takatchoum takatchoum… Qui se demande si elle ne va pas faire demi-tour et taper l’incruste à la fête. Elle enlèvera ses lunettes noires.
Jason danse comme un héros, les alcools, les clopes, les joints, #metoo reste à la porte, il faut crier pour s’entendre et personne ne s’occupe de la nuit qui tombe. Au petit matin, les seuls cadavres seront les bouteilles.
Nour, qui rebrousse chemin. Qui marche vite. Arriver avant les douze coups de minuit.
Il est devant la porte de l’immeuble, au téléphone. La peau très foncée, les cheveux très noirs, longs, lisses et libres. Une chemise rouge à rayures bleues, ouverte jusqu’au sternum mouillé de sueur, les manches relevées, un jean gris, des tongs aux pieds. Nour, saisie par sa beauté.
Une voix douce qui dit des choses totalement incompréhensibles. Sabir. Une voix si douce ; on dirait qu’il parle à son enfant pour l’endormir. Ou à sa vieille mère qui s’inquiète pour lui à l’autre bout de la terre. Nour pense qu’elle a raison de s’inquiéter. Pomme s’inquiète, Brahim s’inquiète. Pour elle.
Nour s’approche de lui et mime le geste de fumer une cigarette. De sa main libre, il extirpe un paquet de la poche arrière de son jean et le tend à Nour sans cesser de parler de sa voix douce. Dans le paquet, Nour trouve un briquet. Elle allume la clope et coince le paquet entre son ventre et sa ceinture.
Pendant qu’il parle à sa mère, à son enfant, il regarde Nour. Clope au bec, elle commence à danser devant lui. D’abord, il semble choqué de voir cette femme qui ondule devant lui, si près. Et puis ses yeux la détaillent, il s’éloigne de sa conversation, sa voix douce devient inaudible, ses phrases incompréhensibles sont indécises, il cherche ses mots. Étranger à sa propre langue, peut-être qu’il ne comprend plus ce qu’il dit de sa voix sucrée.
Et il commence à danser. Il balance ses tongs, se hisse sur la pointe des pieds, lève les bras et danse en miroir de Nour. Depuis le troisième étage, on l’appelle « Qu’est-ce que tu branles Yusuf, t’es malade ? » Nour regarde vers la fenêtre et sans s’arrêter de danser tend ses deux majeurs vers les fêtards. Yusuf éclate de rire en la voyant faire. Il range son téléphone et accentue les mouvements dansés de son bassin. Quelque chose a bougé en lui. Nour se rapproche encore.
« Tu parles français ?
— Un peu, pas beaucoup.
— Je t’apprends si tu veux.
— Oui ?
— Oui. »
Le bruit des roues s’est évanoui.