Le passage du Channel

jeudi 2 mai 2024 par Siska Moffarts

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Il y avait au moins trois semaines que je n’avais pas vu passer l’ombre d’un être humain.

Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2024

Samedi 24 août

L’été est malade. Il pleut depuis quatorze jours. Sur ce versant battu des vents et mangé par les rafales, on se croirait dans un autre monde. Peu de touristes s’aventurent ici en dehors des beaux jours, ce qui n’est pas pour me déplaire. J’aime écouter les voix de ma maison agrippée au Petit Drag, le rocher qui surplombe le ru. Ma maison... c’est une vieille dame du siècle dernier. Ses planchers et ses escaliers geignent. Ses volets maugréent, sa cheminée tousse. Les rosiers grimpants qui ont filé dans tous les sens masquent à demi la porte et les fenêtres de façade.

C’est la grosse voix de mon chien Filou qui m’a alertée.
Ils sont deux... soixante, soixante-cinq ans, gris de la tête à leurs souliers de ville, dégoulinants d’eau dans des imperméables trop légers ; l’un tout tordu avec une tête de navet et des yeux de myope, l’autre pas beaucoup plus joli. Transis et l’air exténué. Genre intellectuel pas débrouillard.

Have you an accommodation for this night ?
Ils ont sans doute manqué la petite route qui mène à l’hôtel des Sources. A moins que tout ne soit complet à des kilomètres à la ronde, pour cause de Grand Prix ?
Si j’ai un logement pour cette nuit ! Ça fait belle lurette que j’ai fermé ma maison d’hôtes mais l’enseigne Les Pas Perdus, une ardoise peinte de callunes et de linaigrettes se balance toujours sous l’auvent. Filou n’aboie plus. Il nous regarde de ses bons yeux de bouvier. Qu’est-ce que j’ai à perdre, après tout ? Personne ne pourra m’obliger à bavarder, si je n’en ai pas envie. Je ferai celle qui ne comprend pas.

Dimanche 25 août.

Hier, je les ai installés dans la chambre aux Iris, celle qui donne sur la lande. Ils ont posé leur grosse valise démodée et poussé un soupir de soulagement. Les meubles et le plancher cirés, le lit à courtepointe festonnée, la table à écrire et les confortables fauteuils forment un décor à la fois suranné et accueillant. Mon bureau est séparé de leur logement par un couloir qui traverse tout le premier étage. Cette vaste maison baroque a été construite en plusieurs épisodes. Elle est pleine de coins et de recoins où j’aime imaginer que se tiennent mes fées tutélaires. Mes hôtes auront la paix et moi aussi.
En attendant que le radiateur réchauffe l’air humide, je leur ai préparé une tisane à ma façon. Il restait du gâteau de Verviers. Ça doit être bon pour des Anglais en déroute.

Ils viennent de se lever. Les planchers ont craqué par habitude. Je suis descendue silencieusement préparer des œufs à la coque et de grosses tartines de confiture de myrtilles.
La pluie s’arrête. Tout l’est de la maison s’éclaire de merveilleux rayons de soleil. Je sais qu’à cet instant, la fagne est d’une beauté irréelle.

Ce sont deux frères. Plus vieux garçons qu’eux, il n’y a pas. De leur coupe de cheveux en passant par les lunettes d’écaille, leurs chemises pur fil et leurs pulls en V, tout est démodé. Ils ont l’air de sortir d’un film rétro. Même accoutrement, même allure dégingandée où perce le mimétisme d’une longue fréquentation familière. Ils viennent d’une petite ville du Yorkshire, Hugh était professeur de littérature anglaise et Colin travaillait pour le Gouvernement. Ils n’ont jamais entendu parler du Grand Prix ! Depuis un voyage de fin d’études, il y a quarante-cinq ans, ils n’ont plus mis le pied sur le continent.

Hugh et Colin cherchent le monument anglais de la R.A.F. érigé à la mémoire des sept aviateurs abattus dans la Fagne de Malchamps le 23 avril 1944, « for God and Country » !
Je leur griffonne le tracé de l’endroit. Ils disent avoir l’intention d’écrire la chronique de cet épisode lointain.

Lundi 26 août.

Les balades matinales mettent un peu de couleur aux joues blafardes de mes hôtes. Aujourd’hui, ils ont déjeuné à l’auberge de la Géronstère. Colin, qui paraît le moins âgé, a un air... indéfinissable. Je n’ai pratiquement pas croisé son regard. Ils sont restés dans leur chambre le reste de la journée. J’ai passé l’après-midi à désherber le potager. Mes grosses laitues blondes sont en forme malgré les longues pluies mais les carottes sont maigrelettes, plusieurs plants de tomates cassés et les premières courges ont bien du mal à prendre des rondeurs.

Ils m’ont demandé si je pouvais les héberger une dizaine de jours. Pourquoi pas ?

J’ai cueilli un gros bouquet de Madame Isaac Pereire pour le salon, un autre de Belle Isis pour l’opaline de leur chambre. L’odeur des roses embaume toute la maison... Ils ont sorti un tas de livres du coffre de leur Rover.

Mercredi 28 août.

Ils se promènent la matinée, déjeunent à Spa et passent l’après-midi et la soirée dans leur chambre. A dix-neuf heures, je leur sers le repas sur le guéridon du salon. Ils se contentent de salades du jardin, de jambon et fromages du pays. Puis je leur offre un petit verre de mon alcool de prunelle. J’ai sorti la vaisselle à liseré carmin : elle fait honneur aux roses. Mozart joue sa petite musique de nuit. Ils parlent peu. Je bois un verre à la table de cuisine. Filou sommeille à côté de moi et la nuit entre à pas de loup par les fenêtres.

Le soir, j’aime travailler dans le calme de mon bureau. Je termine un livret de poésies sur nos fagnes. Il sera illustré des photos de mon ami Marcel Gélis. Ses « Fagne Brûlée », « Mardelle sous la neige » ou « Brouillard » se mêlent harmonieusement aux textes.

Un bruit de violon arrive en sourdine de la chambre de Hugh et Colin. Il est presque minuit. Je ne savais pas que Musiq3 émettait si tard.

Jeudi 29 août.

Aujourd’hui, ils ont visité Stavelot. Après le petit verre d’alcool de prunelle du soir, Colin, le plus silencieux a murmuré, comme à part soi, en regardant par la grande baie le brouillard qui envahissait la lande :

J’ai cueilli ce brin de bruyère
L’automne est morte souviens-t’en
Nous ne nous verrons plus sur terre
Odeur du temps brin de bruyère
Et souviens-toi que je t’attends...

Ils connaissent Apollinaire ! Ils parlent un français parfait !
Soirée irréelle. Nous sommes restés à évoquer nos poètes aimés : Villon, Apollinaire, Aliette Audra, Chaucer, George Meredith, et tant d’autres. La conversation de ces deux Anglais bizarres que je connais à peine s’accorde à mes sentiments les plus enfouis. Il me semble que la vieille maison elle-même et ses objets soupirent d’aise.
Le niveau de la prunelle a beaucoup diminué.
Plus tard, le violon s’est remis à jouer mais ce n’est pas Musiq3. J’entrouvre doucement la porte de mon bureau pour mieux entendre le lied de Peer Gynt. Les notes sublimes s’envolent comme un souffle.
Demain je leur prêterai mes cartes et documents sur la région. Je crois même que je peux leur confier ceux annotés par mon père. Il y a tant d’années...

Vendredi 30 août.

Un rituel s’est installé : après le petit déjeuner Hugh et Colin disparaissent. Retour vers quinze heures et sans doute sieste et écriture ou lecture. Souper léger. Je prends maintenant le petit verre du soir avec eux : nous comparons le cassis à la prunelle puis chacun rejoint ses appartements.

Le violon s’enhardit. Je n’ai pas envie de savoir... C’est nostalgique et mystérieux. Sibelius et Grieg sont de bonne compagnie.

Samedi 31 août.

Ce matin, ils auront trouvé le petit déjeuner sur la table et le thé dans une Thermos. J’avais envie de parcourir mes chemins favoris dans la lumière ouatée de cette dernière matinée d’août. Vers onze heures, une seule flèche de soleil a doucement traversé la brume et touché les haies de sorbier. Une grive est venue picorer les grains rouges. J’ai pensé à la cathédrale flamboyante de York que Hugh et Colin m’ont décrite hier soir. Les derniers mots que je cherchais pour mon poème se sont imposés à moi comme une évidence. Je vis un sentiment d’euphorie, de plénitude, de liberté : mes textes partiront cette semaine chez l’éditeur, quand mon ami leur aura jeté un dernier regard. Pendant plus d’une année, je les ai portés en moi, ils se sont nourris de ma substance. Ils m’ont causé peine et allégresse. Ils seront bientôt couchés dans un petit paquet de feuilles, entremêlés de dessins et de photos.

Je ferai des confitures de mûres. Du côté de Bronromme, les ronces en sont couvertes.
Lundi serait un bon jour pour visiter la petite chapelle du Vieux Bondieu de Tancrémont. J’en parlerai ce soir à mes hôtes.

Mardi 3 septembre.

Je suis dans une peine et un désarroi extrêmes.

Hier, lundi, ils sont descendus tard. Colin avait l’air épuisé et Hugh inquiet. Ils ont à peine touché au petit déjeuner. Je sentais qu’ils avaient envie d’être seuls. Il se préparait une de ces journées chaudes où la lumière se reflète magnifiquement sur les collines : toutes les teintes de verts, des bruns virant au mauve. L’étang était couvert d’une étrange poussière d’or bruni. Est-ce déjà du pollen de bruyère apporté par le vent ?
J’ai préparé douze pots de confitures de mûres. L’arôme du fruit cuit et de la vanille a envahi la maison. De l’étage me parvenait faiblement, à cette heure inusitée, les premiers arpèges du violon.
Vers trois heures, je suis partie à Barisart. C’est un de mes endroits préférés, juste à l’orée du bois de Mambaye. Marcel Gélis m’y attendait.
Quand je suis rentrée, à six heures, j’ai vu qu’on avait cueilli à la hâte les dernières roses jaunes. Il y avait des pétales et du feuillage épars sur le perron. La maison vibrait d’inquiétude. La bouteille d’alcool n’était plus sur le buffet. A peine avais-je mis les pieds dans mon bureau que le violon s’est mis à jouer follement : les czardas, tour à tour pleurant ou éclatant comme des folles, s’enchaînaient à une vitesse frénétique. Je ne savais que penser. Bien après l’heure du souper, soudain, le violon qui n’avait pas perdu le souffle s’arrêta net. Il y eut un grand silence, puis un cri, des bruits de chaises renversées.
Je me suis précipitée vers la chambre aux Iris. J’ai ouvert la porte et comme Alice, je suis tombée dans le terrier du Lapin Blanc !
La pièce est plongée dans la pénombre. Partout des bougies et des roses mourantes. Les plis d’un voile orangé que je ne connais pas frémissent sur la baie vitrée. A demi renversé sur le lit recouvert de la même soie couleur flamme, Colin en robe de dentelles, une perruque sur ses cheveux roux, semble regarder le plafond. L’archet du violon à la main, Hugh, plus tordu que jamais dans un frac noir, est écroulé au pied du lit. Un long gargouillement sort de sa bouche. Sur le plancher gît le violon et une paire d’escarpins rouges. Du rimmel noir et des larmes barbouillent grotesquement le visage de Colin. Alors seulement, je vois ses yeux vitreux et sa bouche grande ouverte. Je cogne un verre renversé. Il roule sur le sol avec un bruit terrible. Faiblement éclairée par les bougies, la chambre semble tourner dans une lueur pourpre. Je vacille.
J’ai fermé les yeux de Colin. J’ai fait ce geste comme pour un être aimé. Doucement, j’ai posé le violon sur la table. J’ai relevé Hugh. J’ai pris ce vieil homme dans mes bras. Il tremblait. Je tremblais aussi. Je l’ai bercé. Et pourquoi poser des questions ? Tout viendrait en son temps. Puis je l’ai aidé à enlever son costume d’apparat, à revêtir son pantalon gris, sa veste de tous les jours. J’ai eu le cœur serré devant son corps maigre et tourmenté. Il sanglotait tellement, le malheureux. Quand il a repris son apparence de vieil anglais désuet, il était un peu calmé. Il m’a demandé de sortir, il voulait dévêtir lui-même son ami.
Plus tard, j’ai appelé mon médecin. Colin est mort d’une crise cardiaque. Son corps sera rapatrié après-demain à York.

Dernière nuit.

Hugh a veillé Colin jusqu’au petit jour. Vers quatre heures, je lui ai porté du café et il a parlé : de la rencontre, il y a quarante-sept ans, dans un collège huppé du nord-est de l’Angleterre ; de Colin, le plus intelligent, le plus sensible, le plus torturé aussi ; de leur attirance, de leur dissimulation. Extérieurement, leur quotidien était sans histoire : on les croyait frères. Ils étaient affables et fréquentaient peu de monde, seulement quelques amis mélomanes.
En réalité, depuis quelques années, Colin était de plus en plus en proie à des crises de mélancolie profonde, suivies d’enthousiasme fébrile. Sans cesse pris entre la glace et le feu des délires de son ami, Hugh était épuisé. Il voyait se perdre leur vie.

... Il se rappelle alors ce lointain voyage de fin d’études en Belgique, se dit que le changement sera bénéfique. Le passage du Channel est d’une facilité enfantine : Hugh réussit à persuader son ami. L’histoire des aviateurs de la R.A.F. éveille même l’intérêt de Colin. En Belgique, tout sera neuf : le décor, la langue, le paysage. Ils retrouveront leurs impressions de jeunesse, étudieront Apollinaire, feront renaître le souvenir des aviateurs. En secret, Hugh espère reprendre leur long conciliabule, retrouver la ferveur des premiers temps de leurs amours.

Je vais chercher la bouteille d’Elixir de Spa. C’est plus fort que la prunelle.

Des lueurs rosâtres annoncent l’aube mais le ciel est lourd, il va pleuvoir. Hugh a fermé les yeux. Je me retire sur la pointe des pieds. La voiture vient les chercher à midi.
Ça y est, il pleut. J’enfile ma cape de marche. Je pense tout à coup que, demain, mes textes seront sur la table de l’éditeur.

L’été est vraiment malade cette année.


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