Kalamata

lundi 1er avril 2024 par Alain André

Cet article en PDF :

11 votes

Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2024

Extérieur nuit, quatre heures du matin, l’été. Il rentre chez lui à pied, depuis le fond du XIIIème arrondissement jusqu’au Vème, le sien. Il n’a pas pris son VTT sans éclairage, on y voit trop mal parfois, encore moins la voiture, même s’il aime quitter Paris au volant de la vieille Golf.

Il saute du trottoir au pavé, évite une flaque, remonte sur un trottoir, file le long des vitrines closes de l’avenue de Choisy en négligeant le côté du parc, sans trop se soucier de l’itinéraire, qui lui rappelle vaguement l’époque où il vivait au Kremlin-Bicêtre avec Bérangère. Il règle peu à peu son pas sur le rythme du type qui marche devant lui, grand, mince, sac à dos, peut-être se trouvait-il au même vernissage, non, aucune image de la soirée qui puisse coïncider avec ce front fuyant vers une calvitie précoce, qu’il a juste eu le temps d’apercevoir tandis qu’il traverse au feu, démarche de randonneur en tout cas, il souffle un peu à le suivre.

Étrange qu’il ait décidé d’aller à cette exposition. « Y aura un shooting », avait dit Bella, sa collègue du lycée, ça donnait quoi au juste, un shooting, pendant le vernissage d’une exposition de natures mortes ? En tout cas il s’y est bel et bien retrouvé, avec quelques amis. Il a fait le tour de la galerie, deux couloirs, une sorte d’arrière-salle, où ça entrait-sortait tout le temps, pour se changer, puis pour se voir, dans l’unique miroir, à l’entrée de la salle principale. L’expo montrait des toiles, peinture acrylique et photo, pourquoi pas, citations d’Arcimboldo, de Chardin, pourquoi pas, et puis Bella lui était tombée dessus, crinière orange et dents en avant, suivie par Aristide, Célimène, Théo le copain de Bella, des profs comme lui, à la fac ou au lycée, ou des plus ou moins artistes, comme Aristide surtout, qui vivait mieux de ses toiles, désormais, que de ses prestations de photographe dans les mariages.

Olives, cacahuètes. Pourquoi était-il venu ? Ces soirées se ressemblent toutes. Ça picore ou ça se goinfre. On a très vite un verre à la main, ça se répand dans la salle et puis sur les trottoirs, dans la rue si le temps le permet. Trois tables, quelques chaises, des gens debout pour vapoter, boire, se regarder se jauger se désirer se refuser. Ça circule, l’ennui et le manque surtout. Le furet rouge du désir, parfois. Éclairs de peau, sous la lumière des réverbères et des spots. Lui, il ne se sent pas de ce monde-là, il y est venu comme tant d’autres et il s’y est fait. On est « monté » de sa province, Cévennes, Saintonge, Morvan ou Landes peu importe, toujours la même comédie, depuis Rastignac et les autres. Humaine, la comédie, à peine : une économie, une distribution sociale, impitoyables. Rien de sublime. Galerie, soirées privées, on vient sur carton d’invitation, reçu par mail, ne pas se tromper avec les codes, sinon personne ne vous parle ne vous regarde, on vous jette des regards dans le dos, on vous a invité, puis on vous évite, pas le style de pompes ad hoc, pas la bonne intonation surtout, tu vois un peu.

Et puis elle. Dont il a senti la présence dans un autre groupe, avant même de la voir. Peut-être un éclat de rire ou un trille, c’est le mot qui est venu, c’est quoi déjà un trille, ça fait oiseau ou flûtiste, ou alors une odeur, un parfum, en tout cas une présence. Il a jeté un coup d’œil sans cesser d’écouter Bella, qui proposait déjà d’aller voir ce qui se passait ailleurs, un autre vernissage, de la peinture rock’n roll avec performance, à deux rues d’ici. Il a vu une fille brune, assez grande, une présence, un regard vif, des jambes, des seins ronds sous un chemisier blanc, une bouche pulpeuse, une tignasse épaisse, au carré, tout ça qui lui a plu d’emblée. Un corps, une façon de bouger, de parler.

Il avance bien, à une dizaine de mètres derrière celui qu’il a baptisé le randonneur, lequel ne se soucie nullement de sa présence. On aperçoit déjà le début de Vincent Auriol, après ce sera la place d’Italie. Il se refait le film, inlassablement. Olives, cacahuètes, il a rechargé puis s’est éloigné de Bella, il voulait rester encore un peu, forcément. Il a suivi l’autre groupe, d’assez près pour observer, pour écouter. Un type est passé voir la fille à la coupe au carré, il l’a vu qui posait sur son épaule une main de propriétaire, dont elle s’est aussitôt dégagée, ouf. La trentaine à peu près, un peu plus, un mari comment savoir, peut-être un ou deux enfants déjà…

Il n’y pense plus, il marche, un peu moins vite, la cinquantaine approche et le randonneur, là-devant, est en train de le lâcher, moins d’énergie accumulée dans les jambes qu’après quatre ou six heures d’écriture, alors tu parles, à quatre plombes du mat’… On aspire seulement à rejoindre le studio, le futon posé sur le kilim à même la mezzanine, et bonne nuit les petits.

Il a fait comme tout le monde. Picoré des olives surtout, il adore les olives. Regardé cinq minutes, fait le tour, moins des peintures que de qui était là ou pas, si les toiles étaient bonnes c’était un plus, tant mieux mais bon. Ou des photos, tiens, il y avait aussi des photos, comme ça on faisait des photos de photos, et puis des selfies de photos de photos, et on pouvait forwarder les selfies, faire un montage sur Insta, quel monde. Exposées grand format les photos, bien disposées, la galeriste connaissait son métier, qu’est-ce que tu croyais ? Pourquoi des natures mortes ? Mystère. Still life. Peut-être par opposition avec ce qui se passait dans la galerie, tout ce pulsionnel grouillant. Voir untel, essayer une robe pour voir quel effet elle produit, boire une coupe, regarder qui est là, si on peut plaire, si quelqu’un vous plaît, pour la nuit peut-être. Ce qui avait lieu, c’était ce qui se déroulait entre les gens dans ce petit théâtre d’un soir. Si on rentrerait seul ou pas.

Pas question de se laisser complètement lâcher par le randonneur. Il le laisse ouvrir la voie mais il s’accroche, puisque c’est à pied qu’il doit rejoindre son chez lui. Le métro n’ouvre pas avant belle lurette et il n’a pas envie de poireauter à une station de taxi, on marche on marche et on voit. Sauf que le randonneur file sur la gauche au moment de traverser la place d’Italie, oblique vers Bobillot ou Blanqui et le XIVème, pas sa route, lui c’est les Gobelins jusqu’à Monge, après il y aura plus qu’à se laisser descendre le long de Cardinal-Lemoine et hop, arrivé, tirer la couette, rideau.

Puis il l’a revue, qui demandait où se trouvaient les cabines, « me changer pour le shooting », le type interrogé ne savait pas. Lui, ça l’a surpris, modèle ou danseuse, il ne l’avait pas imaginée dans le rôle… Il a fait mine de jouer le sien, par là, a-t-il dit sans s’arrêter, comme s’il l’avait entendue par hasard poser sa question, en montrant la direction du rideau, qui dissimulait plus ou moins l’arrière-salle bondée d’où ça entrait-sortait sans cesse. Merci-merci a-t-elle lâché, le regardant droit dans les yeux et ponctuant ses deux mots d’un nouveau trille - chouïa d’énervement peut-être, un trille c’est quoi pour un oiseau ?

C’était déjà un petit film qu’il était en train de se monter, un bout à bout de quelques secondes, un gif qu’il se repassait en boucle, qu’est-ce qui s’accrochait à ça ? Une façon de bouger. La femme, le sexe. On aurait pu mettre la main dessus, l’attraper la prendre, on le sait, une fraction de seconde, avant de passer à autre chose, mais une femme ne s’attrape pas comme le pied d’une coupette de champagne. Toucher ses jambes, caresser ses seins, la prendre là comme ça, ça pourrait être bien, être juste, il l’a senti, ça faisait partie de la soirée et de ce qui portait le nom de cette femme, qu’il ne connaissait même pas, ou pas encore, mais qu’il aurait voulu connaître, pour pouvoir l’associer à ce début d’ivresse et s’en souvenir, pour le rouler comme un galet dans la bouche, une olivette un avant-goût un avant-téton qui sait, on dit le sexe c’est beaucoup plus, c’est le plein, c’est ce qui comble juste après le rien le manque le vide sidéral, pur vertige, comme dans la toute petite enfance dont on ne se rappelle rien, parce qu’on n’était encore rien, qu’un bout de chou seul devant la plaine à l’odeur de terre, qui regarde les nuages, pas du tout quelqu’un qui peut se souvenir de quelque chose, encore moins remarquer une femme.

Il traverse la place d’Italie, trop grande, un trajet qu’il aime moins que celui qu’il empruntait en revenant de chez l’analyste, il n’aurait pas dû reprendre de ce mauvais champagne qui décape l’œsophage, vite dodo, l’autre trajet il s’était dit plusieurs fois qu’il pourrait le photographier l’écrire, tellement de monde là-dedans, ce ne serait plus un trajet mais une autobiographie, berk, pas question. Avancer.

Puis elle était ressortie de l’arrière-salle, avec deux chemisiers sur le bras. Elle a cherché un dossier à proximité du miroir pour les poser, pas de dossier, si bien qu’il a tendu la main, elle l’a regardé, a hésité, n’a pas dit non, a haussé une demi-épaule, et il a pris les chemisiers pendant qu’elle checkait son maquillage. Elle a enlevé le chemisier blanc, il a soulevé un sourcil, pas de trille, une information très sérieuse : Je l’ai taché avec leurs foutus p’tits fours. Et le voilà qui dégage du cintre la soie qu’il lui montre, pas si facile le strapping, dit-elle, attention au strapping, c’est quoi un strapping ? Nouveau trille, un battement répété à la flûte peut-être, il ne visualise pas, ah oui, ce ruban, là, le strapping donc, qui fait partie du chemisier en fait, ensuite il faut replacer les deux extrémités d’une barre à l’intérieur des trous de ce cintre très particulier.

Il trace, vite, sans y penser. Elle, la peau claire, des seins ronds, crémeux. Il l’aide à enfiler le nouveau chemisier en soie, propre, crème justement, ou ivoire, pas vraiment un chemisier, sans col ni manches ou à peu près. Ému de toucher le chemisier en sa présence, ému de partager ça à l’improviste avec elle, il l’aide, sa présence délicieusement gênante, se tenant alors tout près d’elle, il a son corps devant les yeux, ne pas y penser, comment faire quand on ne pense qu’à ça, c’est là, si encombrant qu’on en deviendrait maladroit, avec ces doigts qui soudain ont la tremblote, que ça ne se voie pas surtout.

Elle se trouve debout devant lui, de dos maintenant, attendant gentiment, en jupe noire, talons hauts, jambes longues, soutien-gorge. Il voit trop sa peau, son dos, ses épaules. Toute proche, l’acceptant dans sa bulle, à la fois très vêtue et très dévêtue, juste ce soutif qui donne à voir plus qu’il ne cache, grain de beauté en haut du sein droit. Elle sait qu’il la voit forcément, point de beauté inclus, elle l’a vu aussi il le sait, on sait bien ces choses-là.

L’instant s’étire, il a le temps de se souvenir du dos d’une autre femme, soir de tango, une grande Vénézuélienne. Le dos c’est une grande étendue de peau, on pourrait s’y allonger sous la lune, sur un pré, s’y promener, au moins le temps d’une phrase, musicale, huit temps, c’est troublant un dos nu, une très jolie peau. Celui-ci est fin, solide, d’une suavité enivrante. Elle peut le ferrer comme un poisson au bout de la ligne du désir, ou le laisser filer plus loin dans le courant, pour toujours. Elle se retourne, pose les yeux sur sa bouche et lui soudain, sans l’ombre du début du commencement d’une délibération interne, tend la main vers son visage et l’embrasse.

Il attrape l’avenue des Gobelins, la fatigue tout à coup. Quinze ans de vie parisienne pour en arriver là, une vieille Golf au lieu d’une Polo neuve, sacré gain, un studio de trente mètres carrés relooké par un pote archi au lieu des dix-huit mètres carrés de la rue Ternaux, propriétaire maintenant tu parles, même s’il avait déjà eu ça à l’époque où il vivait au Kremlin avec Bérangère, ça ne l’aurait pas empêchée d’aller de temps en temps se faire voir chez ce babouin de Geronimo.

La fille aurait pu pousser un cri, le rembarrer on appelle ça un vent, un râteau, ou éclater de rire, ou au moins hésiter, il s’y attendait presque, mais non. Les voilà qui s’embrassent et c’est profond, irrésistible, ça dure. Il sent son parfum, Mitsouko il l’aurait parié, sa peau, il se fout de son rouge à lèvres il goûte sa langue et elle la lui donne, olives cacahuètes, il sent son corps s’ouvrir, une mangue, tandis qu’une mèche de ses cheveux châtain lui balaie la figure les yeux, elle est juste assez grande pour qu’il puisse la prendre vraiment dans ses bras, c’est comme un abrazo de tango, il a la main droite posée dans son dos, sur la fermeture du soutien-gorge exactement, et ses seins ronds sont calés contre sa poitrine à lui, tétons durcis, voilà, ils pourraient danser, il est un elfe libre, comme Dobbie dans Harry Potter.

Ils s’embrassent. Il perçoit peu à peu que certains, autour d’eux, regardent, que quelqu’un même prend des photos, d’eux, qui sait, surveiller ses mains. Il entend quelqu’un s’énerver contre le photographe, qui ne doit pas être le seul à regarder, bande de cons retournez à vos natures mortes. Ils s’arrêtent, elle a les yeux ouverts, immenses, on ne sait pas encore ce qu’ils disent. Et puis, en jetant un œil autour de lui, il voit que le mari ou quoi que ce soit d’autre les regarde : immobile, dévasté, comme s’il n’y avait rien à faire, même pas leur casser la gueule. Un type qui sait que la messe est dite, sans doute depuis longtemps déjà. Sinon, ce serait trop simple, action-réaction, coup de poing dans la gueule, on saurait très vite si. On sonde en silence, on est attentif, on évalue, on observe, on cherche à deviner, la place ou pas la place, on aurait pu s’en tenir là mais c’est trop fort déjà. Ou bien est-ce qu’il n’a servi qu’à ça, faire passer un message que la fille voulait faire passer à ce type ?

Il sera bientôt de retour chez lui, dodo, il n’a plus l’âge des nuits blanches. Vers le bout des Gobelins, avant de traverser le boulevard Saint-Marcel pour rattraper Monge, il se sent pris d’une faiblesse. Il sait. Elle et lui. Ce n’était pas ou pas seulement un message. Elle ne parvenait pas à le lâcher. Lui non plus. Aimantés. Ils allaient se revoir. Partir ensemble, sans doute, où ? Elle est comédienne, quelque chose de ce genre, quelle importance ? Il vacille, se demande s’il a envie du scénario, pas déjà peut-être, pas si vite. Il s’arrête à la terrasse d’un bistrot, se laisse glisser sur une chaise.

Un serveur bâille à l’entrée de la salle, il commande une salade et se rassoit. Le soleil se lève, il ne le voit pas vraiment, il le sent. Une douche et puis dormir. Il lisse du bout des doigts, dans sa poche, le papier sur lequel elle a noté son numéro. Ce geste ancien, au lieu d’attraper le smartphone, ça lui laisse une trace. Ça y est, il le connaît par cœur, il ne l’oubliera plus, il l’entre quand même tout de suite dans ses contacts, un papier ça peut se perdre. Regarde la lumière sur les pavés mouillés du boulevard, de plus en plus vive. Le serveur revient, tomates, fêta, olives, le genre salade grecque apparemment, bizarre avec un café, ça ou rien de toute façon.

C’est à cet instant qu’il tombe en arrêt devant deux olives différentes des autres. Plus grosses, luisantes, d’un vert sombre, comme vernissées. C’est ça : il y en a surtout des petites, des niçoises, et puis il y a ces deux belles, là, des kalamata : d’un vert profond, tirant légèrement vers le noir tant elles sont mûres, grasses, charnues. Deux, comme eux qui viennent de s’étreindre, malgré la présence de toutes les niçoises du vernissage. L’amour, alors ? Le contraire de la belle mort du héros, le kalos thanatos façon Achille devant les murs de Troie. Lui, se dit-il, il est du genre Ulysse plutôt, jamais vraiment parti d’Ithaque et disposé à y vivre longtemps. Ces olives, les plus belles, il va les garder pour la fin. En général, il fait comme ça, il garde le meilleur pour la fin. Et puis non : il les mange tout de suite, qu’elles partent en premier, la vie passe tellement vite, à cinquante ans on n’a plus le droit d’attendre.


Notez cette nouvelle :
11 votes