La fille de Chelsea

mardi 1er mars 2022 par Philippe Crubézy

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2022

Le soleil se sentait bien, haut dans le ciel. La chaleur enserrait végétaux, bêtes et humains comme dans une cage et le soir était encore loin ; l’air allait rester solide encore de longues heures autour de la ferme. Dans la bassine, l’eau croupissait. Le chien renifla quelques instants, dérangea d’un coup de langue la surface sale encombrée de brindilles et de feuilles racornies puis se résigna à ne pas étancher sa soif. Michel n’allait pas tarder à émerger de la sieste et la gamelle serait vite remplie d’eau claire sinon fraîche. Il retourna à son coin d’ombre et s’y allongea lamentablement. À quelques centimètres de la truffe du chien, des fourmis visitaient, dans une organisation toute militaire, l’os d’un des gigots servis à la noce. La grosse bête, Zénon, un dogue allemand de presque un mètre, considéra les petites bestioles d’un œil fatigué et résigné, souffla, faisant voler la poussière autour de l’os, puis chercha encore une fois la bonne position du museau entre les deux pattes. Tout brûlait ; les murs décrépits, le gravier de la cour, la pelouse rabougrie et jusqu’aux tommettes de la cuisine, dans laquelle il n’avait de toute façon pas le droit d’entrer et où même les mouches avaient lâché l’affaire se faisant invisibles dans l’attente du prochain crépuscule.
À l’étage, dans sa chambre aux volets presque clos, Michel ne dormait pas. Il venait de sortir d’une seconde douche prise moins d’une heure après une première et, allongé nu sur le vieux lit en bois, les bras bien écartés le long du corps, se demandait s’il était possible de contrarier l’évaporation de l’eau. Il s’était couché sans s’être essuyé, dégoulinant, mais maintenant il sentait sa peau sécher inexorablement, la suffocation remplaçant peu à peu la fraîcheur retrouvée au fur et à mesure que les gouttes d’eau froide s’anéantissaient. Bientôt, le drap redeviendrait sec et hostile. Michel se forçait à respirer calmement, fixait une microfissure au plafond qu’éclairait un fin pinceau de lumière, éprouvait son poids et le creux qu’imposait son corps au matelas. La quasi-obscurité qu’il avait imposée à la pièce ne pouvait rien contre l’atmosphère accablante ; bouger était devenu une vertu surhumaine. Michel n’avait même pas la force de se redresser pour attraper la tabatière où devait traîner un reste de shit et puis ses doigts étaient sûrement trop humides pour le papier à rouler. Il ferma les yeux et pensa au moineau.

Le mercure avait fait sa terrible embardée à l’aube de lundi.
Bien sûr, samedi soir tout le monde avait eu chaud mais quarante personnes sous un hangar au milieu du mois de juin, quarante noceurs qui mangent, boivent, crient, chantent et dansent sans répit n’engendrent pas spécialement la fraîcheur. Tout le monde s’était couché gris ou ivre, les pieds lourds et les joues en feu mais, pour qui n’aurait pas participé à la fête, la moiteur ambiante n’avait rien d’insupportable. Sans avoir vraiment dormi, les mariés s’étaient éclipsés au tout petit matin déjà doucement tiède du dimanche. Zénon avait accompagné la décapotable jusqu’à la lisière du bois, déployant encore avec aisance sa belle foulée musculeuse. Les invités, la petite famille et les très nombreux amis du marié, avaient passé le dimanche à laver et ranger la vaisselle, démonter les guirlandes électriques, remiser les planches, les tréteaux, finir les plats, calmement, au rythme des réveils de chacun, des dernières bouteilles et des restes de rosé en cubi. Assis sur une chaise en formica devant la fenêtre de la cuisine, Michel avait supervisé toute cette agitation en égrenant des accords de blues sur sa stratocaster branchée à un petit ampli crachouilleur. De temps en temps, il murmurait par-dessus la musique quelques paroles en anglais, s’appliquant à reproduire avec délice l’accent traînant des bluesmen texans.
En fin d’après-midi, tout ce beau monde avait fini par partir dans un dernier concert de cris et de klaxons imbéciles et rituels provoquant l’aboiement furieux du chien. Immobile au milieu de la cour, tenant d’une main le dogue par le collier et de l’autre sa guitare debout contre sa jambe, Michel avait attendu que les clameurs s’estompent derrière les platanes bordant la nationale puis disparaissent une fois le convoi passé de l’autre côté de la rivière. L’habituel silence de la ferme était revenu ; une sensation mauve se répandait dans l’air, assurant de l’arrivée du soir.
Le moineau avait pris son envol.

Michel se retrouva seul avec Zénon qui avait cessé d’aboyer. Il portait toujours son costume de père de la mariée et, même s’il était froissé et taché, n’avait pas envie de le quitter. Pendant ces deux jours il s’était vu riche. La noce avait coûté cher — pour la payer, il avait dû se résoudre à vendre sa paire de bottes mexicaines en croco et son vinyle dédicacé par John Lee Hooker — mais tout le monde s’était amusé et tout le monde était tombé sous le charme de Laurence si belle dans sa robe blanche. Belle comme un soleil. Tenant pour anecdotique l’amour de sa fille pour son mari, Michel était persuadé qu’elle ne devait son bonheur qu’à ce mariage qu’il lui avait offert. Bon, elle n’avait pas remercié, elle avait fui avec son coquin avant qu’il ne se réveille mais l’ingratitude des enfants… Un genou à terre, Michel caressait la tête de son chien avec le sentiment du devoir accompli. Tout était calme autour de lui et lui-même semblait toucher à l’apaisement. Normalement, elle allait être enfin heureuse et ce n’était pas si courant de nos jours.
Le silence bienvenu redonnait du volume et de la solennité à la cour et au corps principal de la ferme. Michel considéra longuement le hangar. Il regrettait de ne pas avoir filmé la fête où jeunes et vieux s’étaient déhanchés des heures durant sur des musiques qu’il ne reconnaissait pas. Il avait entendu un ami du marié, tête de parisien, parler de Woodstock techno bouseux. Pourquoi ce petit con parlait-il de Woodstock et qu’est-ce qu’il savait de Woodstock ? Laurence avait dû raconter l’histoire à son mari qui l’avait répétée à son petit con de copain. Woodstock. Alvin Lee et Chelsea. Et puis Chelsea et Michel, Mike, my french lover with a such big dick. Quand Alvin Lee les regardait faire l’amour dans le camion derrière le matos ou à l’hôtel après les concerts, c’était surtout sur Michel qu’il posait ses regards et quelquefois ses mains. Un peu pédé le guitar heroe et puis pourquoi pas ? C’était une autre époque, ces dix mois aux USA ; il y avait des choses que Michel n’avait pas dites à sa fille. La dope, mais pas que.
« I’m going home, my baby »… Il était rentré à la maison avec le bébé. Sans Chelsea.
Zénon assis, Michel à genoux, la tête de l’homme et du chien étaient à la même hauteur. Le Woodstock techno bouseux avait été bien rangé et nettoyé mais malgré tout une flûte à champagne traînait sur le marchepied du Ferguson. Michel ne trouvait pas le courage de la ranger
— La fête est finie, Zénon, dit l’homme au chien. Je vais me coucher tôt et me repasser le film en fumant un petit stick. Elle est belle, le moineau, hein ? T’as pas connu sa mère…
Michel se redressa, tapota son genou pour en dégager la poussière grise, ce qui ne l’empêcha pas de lustrer la pointe de ses santiags sur ses mollets — la gauche sur le droit, la droite sur le gauche — puis se dirigea vers la cuisine en ajoutant à mi-voix :
— Mais lui, il fait un peu crétin, les diplômes, ça ne règle pas tout. Il continua, baissant encore la voix, y aura pas de petit, c’est trop tard.
Zénon attendit que son maître ait refermé la porte de la cuisine, émit un jappement bref et rejoignit l’os de gigot à côté de la gamelle d’eau. Il but à grandes lampées. L’eau était chaude et sale.

Aucun coup de fil depuis leur départ. Il s’y attendait.
Michel avait fait l’effort d’attraper la tabatière qu’il faisait rouler dans ses doigts sans se décider à l’ouvrir. Il était inquiet. Toute l’héroïne qu’avait pu ingurgiter Chelsea avait provoqué des trous dans la raquette neuronale de Laurence qui, plus de cinquante ans plus tard, n’étaient pas comblés et le gentil mari semblait bien jeune pour s’occuper d’elle avec discernement. Pas même trente-cinq balais, en plein boum dans son boulot de neurologue ; sûr que souvent il la laisserait seule. Et ça, c’était pas bon. Qui veillerait sur le moineau quand il serait d’astreinte ou en congrès à Cujes les Pins ? Pas bon.
Lui, il avait fait le job depuis 1970. Les biberons, les couches, les cauchemars, les poules, les canards, les bons gros chiens, l’école à la ferme, Montessori, Dolto, le tracteur sur les genoux à papa, l’harmonica, les visites chez le psy et pas trop de belles-mères ; il s’était démené tout ce temps pour bricoler à sa fille fragile la plus belle des vies, une vie menée selon un principe intangible, beau comme un titre de blues : Freedom.
Et maintenant ? Aucune nouvelle depuis deux jours. Et cette fournaise insensée. Fournaise d’enfer. Highway to hell. Ses doigts mimèrent deux accords dans le vide et il ressentit comme une brûlure sur ses phalanges. Il considéra un instant ses mains ridées et parsemées de taches brunes. Il sentait son sang bouillir, ses veines se dilater et eut vaguement l’idée que son cœur ne tiendrait pas longtemps loin du moineau. Il pensa à Chelsea, sûrement morte d’overdose quelques mois après son départ. Il se demanda quelle maman, quelle vieille elle aurait faite.
Le temps de la musique était passé, maintenant. C’était le soleil qui mettait le feu, maintenant.
Il restait un gros bout de marocain, Michel décida de se faire un bon trois feuilles bien tassé. Il alluma le briquet et commença à faire chauffer la pâte pour l’émietter.
Ensuite, il appellerait le mari toubib sur son portable pour, tout de même, lui donner quelques conseils.


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