Revers

vendredi 1er janvier 2021 par Nathalie Jacquot

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Je m’assois en face de toi, le menton dans la main. Je te regarde droit dans les yeux, sans ciller. Mon cœur bat fort. J’attends qu’il se calme pour te parler. Toi aussi, tu attends. Tu bois ta bière, l’air gêné. Tu souris, un peu. Tu regardes ton verre et je sais que tu te troubles. Tu cherches de l’air. Tu fais le fier, mais tu n’en mènes pas large. Quelques gouttes perlent à ton front, tes tempes. Tes cheveux sont humides, le dessus de ta bouche aussi. C’est peut-être de la mousse de ta bière. J’aimerais goûter, mais ça ne se fait pas. Nous n’avons pas été présentés. Peut-être nous en tiendrons-nous là. Tout se joue en ce moment, où chacun de nous évalue ses chances de n’être pas déçu par l’autre.
Tu me regardes à nouveau, tu as retrouvé ta confiance. Tu souris, c’est moi qui me trouble. Tu lèves les yeux vers une ombre qui vient d’apparaître à ta gauche. Ton partenaire est sorti de la douche et il est là, tout propre, bien peigné. Il te rejoint comme prévu pour déjeuner. Tu es censé aller te laver à ton tour, pendant qu’il fume sa cigarette. Moi je n’étais pas prévue. L’air étonné, il me regarde en levant un seul sourcil. Comme je ne dis rien, il se tourne vers toi :
— Tu nous présentes ?
Tu pouffes.
— Je veux bien, mais je ne peux pas. Madame, ou mademoiselle s’est assise là, il y a… cinq minutes, c’est ça ?
Je hoche la tête.
— Voilà. Elle s’est assise là et elle... me regarde, depuis cinq minutes.
Tu as un geste fataliste. L’autre a un sourire un peu crispé. Il essaie de comprendre, de trouver un moyen d’entrer dans le jeu. Il nous regarde l’un après l’autre, il ne sait pas quoi faire. Il décide de m’ignorer. Mauvais choix, je pense.
— Tu vas te doucher, Joe ?
Tu lui réponds en me regardant.
— Oui, je vais à la douche.
Mais tu ne bouges pas. L’autre s’impatiente, change d’appui sur ses pieds, lâche son sac de sport. Il est jaloux. De toi ou de moi, je ne sais pas encore, mais il est jaloux. Tu te lèves, me regardant toujours.
— Vous déjeunez avec nous ?
L’autre soupire imperceptiblement. Ou je ne lui reviens pas, ou il n’aime pas les imprévus.
— Pourquoi pas ?
Ça y est, j’ai ouvert la bouche. Et le charme n’est pas rompu. Ni haillons, ni citrouille. Tu dis, l’air heureux :
— Bon. À tout de suite.
Je te suis des yeux, tu montes l’escalier quatre à quatre vers le vestiaire. Maintenant il va falloir meubler avec ton partenaire. Il attaque :
— C’est une blague, non, vous vous connaissez ?
— Non. Pas du tout.
Il attend la suite, pas assez mufle pour poser directement les questions qui lui viennent. Ah si.
— Mais à quoi vous jouez, en fait ?
— Je ne joue pas.
— OK. Il... vous plaît, c’est ça ?
— Oui.
— Ha.
Il est content, il commence à comprendre. Il réfléchit.
— Là, comme ça ?
— Comment, comme ça ?
— Vous entrez, vous le voyez, il vous plaît, vous vous asseyez pour le regarder, jusqu’à ce qu’il se passe quelque chose, c’est ça ? C’est comme ça que vous faites ?
— Non, non. Je ne fais jamais ça, ça ne s’est pas passé comme ça, je ne sais pas...
Je triture les miettes laissées sur la table par les précédents clients, me demande s’ils ont dû répondre aux mêmes questions. Je sens son regard sur moi, dubitatif. Ça ne lui plaît pas, à lui. Il tripote sa cigarette. Il l’avait presque oubliée. Il me tend son paquet, je refuse. Il voit bien que je ne suis pas avec lui comme avec toi. Il commence à se dire que tu as de la chance, à se demander ce que tu as de plus que lui.
— Depuis quand ?
— Je vous ai vu jouer une fois ou deux, ça m’a amusée. Et puis...
— Ah bon, qu’est-ce qui vous a amusée ?
— Votre façon de jouer à fond, comme des mômes. De vous effondrer par-terre pour récupérer. Enfin, lui surtout.
— Ouais, lui surtout.
Il prend la mesure de ce qui nous attend, tous les trois.
— Vous savez qu’il est marié ?
Paf. Je savais bien qu’il y aurait quelque chose comme ça. Et qu’il n’hésiterait pas à me le balancer. Je suis même étonnée qu’il ne l’ait pas fait plus tôt.
— Non, je ne savais pas.
Je le regarde le plus innocemment du monde.
— Et ça ne vous dérange pas ?
Il a un sourire cynique. Il savoure mes faiblesses, avant que tout commence. En se racontant qu’il rend service à son copain.
— Je ne sais pas. Vous connaissez la suite, vous ?
— J’en ai une vague idée.
Il a un sourire qui voudrait en dire long, montrer qu’il te connaît bien. Il aimerait que je lui pose des questions. Mais moi je ne veux pas qu’il me parle de ta femme, de tes gosses, de tes mauvais jours. Parce que je sais bien qu’il ne commencera pas par tes qualités. Il ne veut pas de moi dans votre décor.
— Alors, vous avez fait connaissance ?
Te voilà de retour, tout frais. Tu sens bon. Tu as l’air un peu inquiet. Sous la douche, tu as réfléchi. Tu as souri tout seul de ma façon de t’aborder. Je te suis sympathique. Tu as décidé de laisser venir cette histoire qui ne t’engage pas à grand chose, pour l’instant. Qui pourrait même être amusante. Tu t’en voudrais d’avoir gâché ta chance pour une douche. D’avoir laissé ton copain, ton si bon copain, avec qui tu joues tous les jeudis, reluques les jupettes qui passent sans jamais penser à mal, à qui tu confies aussi tes menus soucis de quadragénaire rangé, te voler cette petite surprise qui commence à te tenter. Tu nous observes, à l’affût de l’étincelle de complicité qui te ferait perdant. Lui, impitoyable, il en profite. Il essaie de te faire croire ce qui n’est pas. Il me regarde, le sourire égrillard, je jurerais même qu’il a esquissé un clin d’œil.
— Oui, on a fait connaissance... Et ta douche, c’était bien ?
Il rit, trop fort. Tu t’assois, entre nous puisqu’il a pris ta place en face de moi.
— Vous avez commandé ?
— Non, répond ton copain. On t’attendait.
Il se frotte les mains, te regarde en souriant. Tu demandes :
— Quoi ?
— Rien, rien, il répond, ravi de ton désarroi. Il en rajoute, se marre. Il commence à m’énerver. Je voudrais qu’il s’en aille, maintenant. Je pose ma main sur la tienne. Tu sursautes. Tu ne pensais pas que ça irait si vite. Tu retires ta main. Tu regardes ton copain, l’air de dire c’est pas ma faute, tu vois bien que c’est elle qui a commencé.
Lui, il a changé de couleur.
— C’est bon, j’ai compris.
Il se lève, prend ses affaires, nous regarde un moment, secoue la tête et sur un « bon appétit » très pincé, nous plante là. Toi, tu paniques :
— Mais arrête, ça va pas ? Assieds-toi, merde, c’est une blague !
Tu te tournes vers moi :
— Mais dites-lui, vous, que c’est une blague !
Moi je ne dis rien, évidemment. Je regarde ton copain, sans pitié. Il n’a fait qu’un mètre, il est à moitié tourné vers nous, prêt à partir ou à revenir, selon la façon dont ça tourne. Il aimerait bien ne pas manquer la suite. Il hésite entre dignité et curiosité. Toi tu hésites entre ton copain et moi. Le problème c’est que tu ne sais pas ce que tu perds avec moi. Tu sais que de telles occasions ne se présentent pas tous les jours. Et que ça ne va pas s’arranger. Et puis, ce copain, tu y tiens, bien sûr, mais il ne va pas se formaliser pour si peu. Il va faire la gueule quelques jours, le temps de bien te faire sentir que c’est pas joli joli, marié, père de famille, etc. Et que tu l’as mis dans une situation embarrassante, humilié même. Mais tu sais qu’il ne t’en voudra pas. Qu’il aurait fait la même chose à ta place.
— Alors ? dit le copain en retrouvant son sourire. Tu vois, il a déjà pardonné. Pas si obtus, finalement.
— Je reste, ou je me casse ?
Toi tu as toujours l’air d’un môme qui ne sait pas si ses parents lui en veulent pour la connerie faite ou s’ils sont fiers de son imagination. Tu es pétrifié. Je t’embrasserais. Comme il ne peut pas compter sur toi, c’est à moi qu’il le demande :
— Alors, je reste ? Décidez-vous, parce que j’ai faim, moi !
— Oui, vous restez. On sera pas trop de deux.
Tu me fusilles du regard. C’est toi qui es ridicule, maintenant. Le copain se rassoit, il est content, il va voir la fin du film et il a retrouvé sa dignité. La serveuse arrive, elle prend nos commandes d’un air absent, complètement imperméable à la gravité de la situation.
— Alors, vous jouez aussi ?
Très relations publiques, ton copain, maintenant.
— Oui, un peu. Avec une amie.
— Ah bon, mais où est-elle ?
Ben voyons. Des fois qu’il y en ait une pour lui aussi.
— Elle ne reste pas déjeuner, elle travaille tôt.
- Ah.
Il me regarde d’un air pensif. Il regarde sa montre, cherche la serveuse, pianote un peu sur la table. Toi tu rêves. Ou peut-être que tu te réveilles. Tu te dis que tout ça est insensé. Tu me regardes du coin de l’œil, te demandant si ça en vaut la peine. Moi j’attends.
La serveuse apporte nos plats. Elle a oublié le pain.
— Bon appétit, dit ton copain.
C’est curieux, on a déjà l’air d’une histoire ancienne. De vieux potes qui vont se quitter sur un dernier casse, pour toujours. Mais qui donnent le change, pour l’ultime repas.
Un portable sonne, c’est le tien. Tu t’excuses, me donnes dans un regard tout l’amour que tu conçois et concevras jamais pour moi, et tu décroches. Tu tentes de ravaler toute ton histoire d’amour de vingt minutes. D’un ton mécanique, tu parles de réunions, d’un voyage, des vélos des enfants. Tu hoches la tête, tu soupires. Tu en pleurerais. Je regarde ailleurs. C’est ton copain qui met sa main sur la mienne. En frère.
Tu raccroches, jettes le téléphone sur la table. Tu m’évites. Je repousse mon assiette, prends une cigarette dans le paquet qui traîne. J’avais arrêté. Ton copain me passe son briquet, silencieux. Un café et vous y allez, vous êtes en retard. Moi je ne peux pas. Me lever, m’en aller travailler, non. Tu me tends la main. Je n’y crois pas. Je te regarde, ma dernière chance. Tu bafouilles :
— Je ne peux pas... là, comme ça...
— Si. Mais c’est pas grave.
Tu cherches ton copain, déjà loin. Tu as le temps. Tu te penches vers moi, tu sens le vétiver et le café. Tu respires un peu vite. Tu poses tes lèvres sur les miennes, je les prends mais déjà elles s’éloignent. Tu me souris tristement et tu t’en vas. La serveuse vient débarrasser.
— Il est fidèle. Y en a plus d’une qui a craqué. Moi-même, j’aurais pas dit non... Mais voilà, fidèle.
Elle repart vers la cuisine avec ses tasses. S’arrête, se retourne.
— Je vous remets un café ?

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