RESEAU DE LA NOUVELLE et des formes courtes

Joseph

vendredi 1er décembre 2023 par Sophie Germain

Cet article en PDF :

6 votes

Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2023

 Fantine pensa : « Mon enfant n’a plus froid. Je l’ai habillée de mes cheveux. »
Le livre est resté ouvert sur mes genoux. Je relève la tête et je regarde par la fenêtre la nuit noire sur la banlieue calme. C’est l’hiver. On est à l’abri. À mes pieds, le chien soupire et mes enfants sont silencieux. L’appartement est silencieux. L’immeuble est silencieux. C’est un immeuble moderne. Béton armé et double vitrage. Doucement, pour ne pas troubler l’instant, chacune de mes mains caresse leurs cheveux soyeux encore mais qui n’ont déjà plus la légèreté d’un duvet de tout-petit. C’est l’histoire du soir.

« Est-ce que toi aussi tu vendrais tes cheveux pour moi ? ».

Elle a sept ans, plus – ou pas encore – toutes ses dents. Elle est belle comme le jour et ne se tait jamais longtemps. J’ai épargné à son sourire édenté d’enfant heureuse la bouche sanglante de Fantine-la-misérable. Je ne leur lis que des extraits. Avoir la gorge serrée, pleurer même, oui. Mais ne pas les terrasser de chagrin, les laisser se révolter, vibrer, croire que les bons trouveront le bonheur et que les méchants seront punis.

« Et si tu devais choisir entre nous, tu prendrais qui ? ». C’est au tour de son frère. Il a deux ans de plus et avec ses petits muscles qui poussent, je sais qu’il aime bien chercher la bagarre, les limites. Je dis que c’est idiot, qu’on ne peut pas répondre de façon sensée à une question idiote.
« Imagine : tu es obligée de choisir, il n’y a plus rien à manger, on est malade, il ne reste qu’un seul morceau de pain. Tu ne peux en sauver qu’un. Tu sauves qui ? »
Sa sœur éclate de rire : « Maman, elle sauve Joseph ! ».

La truffe entre les pattes, le chien s’endort. C’est un petit chien, drôle, vif, joueur. Un chien d’appartement qui porte un vrai prénom et qui fait vraiment partie de la famille. J’aime cette bête. J’aime mes enfants. J’aime le père de mes enfants. J’aime les amis de mes enfants. J’aime mes amis. J’aime mes parents, mes frères, mes sœurs. J’ai le cœur si plein d’amour que cela me fait mal. Je ne leur donne jamais assez de belles et bonnes choses. C’est un gouffre au bord duquel je me tiens. Toujours instable. Toujours anxieuse.Toujours coupable.
Les yeux ronds et noirs de Joseph-le-chien me fixent. Il attend la suite de l’histoire. Je ferme les miens. Au fond du gouffre, c’est un autre regard qui m’attend.

C’était un bleu, intense et délavé par l’usure, un bleu à vous noyer le cœur. Je ne l’ai pas vu tout de suite. Étudiante parmi d’autres égoïstes, insolents de jeunesse et de certitudes, je franchissais chaque jour la porte cochère de l’école sans vraiment prêter attention au groupe blotti dans un angle de la cour. Un homme. Son chien. Une gamelle. Un duvet roulé le matin. Un sac. Avec mes camarades, mes « semblables », on lançait « Bonjour ! », « Salut ! », on osait un « Bon courage ! » et on s’en tenait là, plutôt satisfaits de ne pas avoir cédé à l’indifférence. Lui, c’était : « Alors, les jeunes ? », « Alors, les révisions ? » , « Bonne chance, hein ! ». C’était tout. On ne pensait pas sérieusement à lui parler. On ne pensait pas, d’ailleurs. On n’avait pas le temps. Comme si le mouvement allait nous protéger. On avait peut-être un peu peur et on ne voulait pas se l’avouer.

C’est le chien qui est venu vers moi. Il m’a flairée. Je l’ai caressé. Je lui ai donné un bout de mon sandwich, j’ai entendu « Merci . Sympa. ». Et, cette fois, je me suis arrêtée. C’est là que j’ai reçu son regard. Une clarté triste et paisible. Quelque chose comme une invitation amicale et déjà sans illusion.

Un pas après l’autre, un café chaud, une boîte de conserve, une bière, un paquet de clopes. On parlait de Victor Hugo qui était à mon programme et qu’il adorait. Un jour, son prénom : Joseph. Pas d’âge - je ne l’ai jamais demandé - mais une mémoire. Joseph, capable de réciter des pans entiers de la Légende des siècles, des Contemplations, de Ruy Blas, capable de lancer des miettes aux pigeons « Bon appétit, Messieurs ! » [1], Joseph-la-voix-rauque, Joseph, le dos contre la pierre, le mégot au bout des doigts : « Car le passé s’appelle haine / Et l’avenir se nomme amour ! » [2]. Joseph qui disparaissait quelques jours parfois, au gré d’une toux, d’une fièvre, d’un coup de froid tardif, emmené par une brigade vers un peu de clémence. Joseph à qui je racontais peu à peu ma vie, mes amours, mes plans pour l’avenir et dont j’ignorais le passé. Il préférait « rigoler » ou dire des vers.
À deux reprises, je m’étais occupée du chien quand on lui avait interdit de le prendre avec lui. Il a dû croire que j’étais généreuse. Il a fini par avoir confiance.
Pourtant, je lui ai aussi dit non. Oh, bien sûr, j’ai donné des raisons. Mon studio minuscule. Un déménagement prochain. J’ai fait pire. Je l’ai torturé. Je lui ai dit qu’il ne pouvait pas se séparer de son compagnon, que c’était grâce à lui qu’il tenait le coup, que sa solitude deviendrait véritablement insupportable. Et j’ai fait pire encore. Je lui ai donné de l’espoir. « On va trouver une solution. Je veux bien te le garder encore un peu mais on va trouver un foyer qui l’accepte parce que je ne peux pas m’en charger complètement. Tu comprends ? Je vais t’aider. Je vais passer des coups de fil. L’hiver, ils ouvrent des centres en plus. »
Un matin de décembre, je n’ai vu que le chien. Couché sur sa couverture. Le sac et le duvet n’étaient plus là. À l’heure du déjeuner, un habitué du café d’en face m’a dit : « Joseph, il est à l’hôpital. ». Lequel ? Il ne savait pas. Un nom de famille ? Il ne savait pas. Moi non plus. Un contact, une adresse, quelqu’un ? Rien. Un chien. Seulement un chien. Qui ne s’est même pas sauvé. Qui a attendu. Que j’ai emmené dans un refuge quelconque. Noël arrivait, je partais chez mes parents en province. J’avais un petit ami et j’étais rarement chez moi. J’avais vingt ans, des partiels à préparer, des cadeaux à emballer, Les Misérables à lire.

La honte ne m’a jamais lâchée. Personne ne saura pourquoi j’ai donné ce prénom à mon chien. C’est quelque chose d’inexplicable. Un lien indéfectible, secret, avec le regret, le manque, la peine. Une dette à régler au milieu des privilèges que la vie m’a donnés. Je garde la cicatrice de Joseph, disparu sans avoir reçu la consolation de savoir qu’on prendrait soin de son doux bâtard. Son inquiétude me mord encore parfois le cœur quand une patte se pose sur mon genou ou qu’un museau impatient pousse une gamelle vide sur le carrelage.

Il va falloir penser à décorer un peu la maison. Descendre le carton des guirlandes. Je soupire à mon tour.

« C’est triste la fin de l’histoire ? ».
Rien ne leur échappe. Ils ont vu les ombres sur mon visage.
« Un peu. ». Je les serre contre moi. « Mais pas seulement, il y a aussi une fin heureuse. »

Je penche la tête vers leurs regards inondés de confiance. Le chien se secoue, se détend, baille en étirant ses babines sur ses canines. Je n’ai pas besoin de leur expliquer comment il peut exister une fin heureuse à la misère. Je ne suis pas sûre que j’y parviendrais. Ils me croient. Ils y croient. Je ne peux pas leur enlever ça. Leur père va bientôt rentrer avec un sapin. Je ferai taire ma mélancolie pour entendre encore la voix rocailleuse de l’homme sous le porche, « Diminuer le nombre des ténébreux, augmenter le nombre des lumineux, voilà le but. » [3] en le remerciant tout bas.


Notes

[1Ruy Blas, Victor Hugo

[2Lux, Les Châtiments, Victor Hugo

[3Les Misérables, Victor Hugo

Notez cette nouvelle :
6 votes