Les draps jaunes

mardi 2 juillet 2019 par Carole Paplorey

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Certains lecteurs attentifs auront peut-être remarqué que ce texte figure également dans le dernier numéro de la revue Brèves (chroniqué d’ailleurs dans nos pages).

Nous l’avons reçu en même temps, et avons décidé en même temps de le publier. C’est un petit hommage que nous rendons de temps à autre aux auteurs assez talentueux pour être remarqués par deux revues à la fois. Bravo à Carole Paplorey, donc.

La première fois que leurs regards s’étaient croisés, c’était à la cantine. Ils étaient assis de biais, ce qui leur permettait d’entendre ce que l’autre disait sans franchement avoir à affronter un face à face qui les aurait intimidés. Un intérêt réciproque s’était installé.
Lui ne disait pas grand-chose, elle le trouvait taciturne. Il avait un accent qu’elle n’identifia pas immédiatement. Elle était plus bavarde. Arrivée récemment dans le service, elle cherchait à cerner les autres afin d’évaluer les accointances possibles qu’elle aurait avec tel ou telle. Il avait suscité sa curiosité par un regard particulièrement expressif qui tranchait avec son quasi-mutisme et une austérité altière qui lui conférait une allure de Don Quichotte. Il était différent.
Les repas étaient des moments attendus, où tous se retrouvaient pour échanger sur les sujets les plus variés. On parlait de tout ce qui fait les discussions entre des gens qui se côtoient par nécessité : programmes télé, météo, actualité et faits divers, événements et potins du service. Petit à petit, eux deux prirent l’habitude de se voir régulièrement en dehors de ces heures fixes.
Ils se retrouvaient à la cafétéria, et prenaient une boisson chaude et insipide à la machine. Elle apprit qu’il était russe. Bien qu’il lui parlât assez peu de son pays, cet exotisme accentua sensiblement l’attirance initiale qu’elle avait éprouvée pour lui. Il maniait assez bien la langue française, mais butait parfois sur un terme un peu plus complexe dont il ne connaissait pas la traduction, et c’était un jeu entre eux de combler le trou afin qu’il se fasse comprendre.
Ils se mirent à avoir de longues discussions dans les couloirs, sous le regard indifférent, parfois surpris ou jaloux des autres. C’était lui surtout qui s’exprimait désormais, parlant de sa vie en dehors.
Il lui raconta par exemple comment un videur l’avait agressé plusieurs années auparavant, alors qu’il essayait d’entrer dans un bar dans le quartier des Halles. Il en avait gardé des séquelles physiques au bras. Ses multiples tentatives pour faire reconnaître les dommages et obtenir réparation étaient restées sans effet.
Il lui avoua finalement qu’il était sans papiers. Il parlait toujours avec un air mi-figue mi-raisin évoquant une forme d’autodérision qu’elle reliait à la place de l’absurde dans la culture russe.
— Je squatte des locaux de bureaux vides, tu n’imagines pas, il paraît qu’il y en a presque un million de mètres carrés en région parisienne. Ce n’est pas meublé comme un appartement et je n’ai pas le chauffage central l’hiver, mais je me débrouille. Je navigue principalement entre le 8ème, le 16ème et le 17ème arrondissement, c’est pas mal, non, pour un immigré sans argent ? Tu ne trouves pas que je suis un drôle de Russe blanc fringué en noir ?
Dans la journée, il portait effectivement du noir, un pantalon, un tee-shirt, des baskets de marques connues. Il les avait volés, ainsi que l’ensemble de ce qu’il possédait. Tout comme il volait sa nourriture, et tout ce qui assurait son quotidien, tout au moins avant d’arriver là.
À mesure qu’ils se connurent mieux, ils sentirent qu’une forme de relation plus intime se développait entre eux.
Ils commencèrent à sortir ensemble. Une fois, il l’emmena voir l’église orthodoxe de la rue Daru. Elle y respira à pleins poumons l’odeur prégnante de l’encens, résidu olfactif de l’office qui avait précédé leur visite.
Ils assistèrent également aux obsèques d’une inconnue dans l’église Saint Roch. L’endroit était plein à craquer, et ils demeurèrent discrètement au dernier rang jusqu’à la fin de la cérémonie, écoutant les uns après les autres les hommages rendus à la défunte par ses proches.
Ils se promenèrent vers le port de l’Arsenal qui n’était pas très éloigné et y observèrent les mouettes, celles-là même qu’ils entendaient souvent du cinquième étage. De là-haut, ils avaient aussi souvent contemplé le soir les vols groupés des hirondelles.
Franchissant la Seine, ils arpentèrent le Jardin des Plantes. Les allées de l’entrée embaumaient cette odeur mêlée de réglisse et de curry provenant d’une plante au feuillage argenté qu’on trouve à foison à cet endroit. On approchait de la fin de l’hiver, ils tombèrent sur le grand mimosa dont la floraison illumine les abords des grandes serres de ses pompons jaune d’or délicieusement odorants. Le long de la ménagerie, ils sentaient les odeurs lourdes et fauves, aperçurent les wallabies légèrement penchés et immobiles sur leurs longs pieds. Parfois un curieux cri d’oiseau fendait le silence et ils se regardaient alors en éclatant de rire. Elle lui parla de Kiki la tortue qui avait cent quarante ans et devait dormir au chaud quelque part dans le Palais des reptiles. Kiki aurait pu connaître Napoléon III et Alexandre III, on avait consacré l’église de la rue Daru deux ans après sa naissance. Ils s’amusaient de leurs facéties et des lignes impalpables qu’ils pensaient tracer entre leurs deux destins.
Après le diner, il fallait se séparer, ce qui les attristait à chaque fois. Ils rejoignaient alors leur chambre et devaient attendre le petit déjeuner du lendemain matin pour se retrouver enfin. Les nuits étaient pour les uns courtes et hachées, pour les autres longues et sans rêve, et toutes largement supplémentées de molécules chimiques. Les insomniaques faisaient la queue devant le poste de garde pour recevoir la dose supplémentaire qui les assommerait jusqu’au petit déjeuner.
Un soir, la jeune femme et le Russe réussirent à échapper à la surveillance des infirmiers de nuit et se promenèrent, enveloppés dans leurs draps jaunes siglés APHP, dans les coins déserts du bâtiment. Était-ce un surcroît d’énergie lié à leur traitement, l’excitation de l’interdit ? Ils se sentaient des ailes, alors qu’ils n’étaient que deux patients errant dans un hôpital la nuit. Les infirmiers les trouvèrent, dans cet état d’exaltation particulier à la maladie dont ils souffraient par intermittence tous les deux, et parvinrent à les calmer. Les deux fugitifs retrouvèrent leur lit respectif, leur cœur battait la chamade.
Au bout de trois semaines, les médecins la jugèrent stabilisée et capable d’affronter son quotidien. Elle fit le tour des chambres pour saluer les patients. En entrant dans la chambre de son compagnon de route, elle le trouva assis sur son lit. Les draps jaunes étaient défaits. Elle chuchota quelques mots à son oreille, le serra dans ses bras et lui donna son numéro de téléphone. Puis elle quitta le cinquième étage.
Elle retrouva son mari, ses enfants, leur appartement et son travail. Elle repensait néanmoins souvent à l’homme en noir avec lequel elle avait fait les quatre cents coups dans le service. Dans le déroulement de sa journée, que ce soit au bureau, au moment d’éplucher des légumes, d’arroser ses plantes, de regarder ses enfants jouer ou faire leurs devoirs, et même le soir, alors qu’elle regardait la télévision avec son compagnon, des images de ce séjour et de la rencontre avec ce Russe revenaient en flashes, comme autant de bulles de liberté. Elle était heureuse d’avoir vécu cela. Elle n’avait pas pris ses coordonnées et s’inquiétait de savoir comment il se portait et s’il avait quitté l’hôpital. Le reverrait-elle un jour ?
Quelques jours avant la fin de l’année, elle reçut un coup de fil dont le numéro était masqué.
— Bonne année, bordel !
Elle reconnut immédiatement l’accent et l’humour du Russe. Il y eut quelques mots et de nombreux blancs. Ils raccrochèrent après s’être gauchement souhaité le meilleur pour les fêtes. Il y a un moment où l’on ne peut plus rien faire l’un pour l’autre. Pourtant, elle avait ressenti quelque chose pour cet homme, il s’était passé quelque chose entre eux. Mais cette histoire inaboutie appartenait à un passé qui semblait révolu.
Quelques mois plus tard, elle se fit voler son téléphone portable dans la rue et on lui attribua un nouveau numéro. Le Russe n’avait plus aucun moyen de la joindre. De toute manière, elle n’aurait pas su quoi lui dire. Elle ne voulait pas lui raconter sa vie en dehors de ce qu’ils avaient vécu ensemble pendant cette parenthèse. Ça n’aurait eu aucun sens ni aucun intérêt d’ailleurs. Leurs trajectoires, après s’être croisées, avaient repris des cours trop éloignés.
Une dizaine d’années plus tard, alors qu’elle marchait sur un quai de métro à la station Cluny, elle passa devant un homme recroquevillé et visiblement sans abri. Ils se regardèrent, elle crut retrouver l’homme des draps jaunes dans cette figure émaciée comme un personnage du Greco et ces cheveux hirsutes. Le métro approchait, elle se posta face aux rails sur le quai puis se ravisant, elle se pencha et lui demanda :
— C’est toi ? 
— Non, ce n’est pas moi, répondit l’homme.
Elle fit volte-face et monta dans la rame sans se retourner.

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