Sharia Baudelaire

samedi 31 août 2019 par Alexandra Parrs

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Azim est arrivé rue Baudelaire, à Paris. Il y a deux ans qu’il est parti et il tient le cylindre de fer entre ses doigts. C’est un véritable miracle qu’il ait réussi à ne pas le perdre. Ses doigts sont sales, abîmés par l’eau salée, les coups, un doigt a été cassé avant la traversée de la Méditerranée. Il est de travers, comme s’il essayait de se pencher pour regarder par une fenêtre, pour attraper un bout de ciel, comme le faisait Azim quand il était enfermé en Libye dans la cellule puante avec cinquante autres misérables qui avaient quitté leur pays à la recherche de quelque ailleurs plus prometteur. Des imbéciles comme lui qui croyaient que l’ailleurs les traiterait mieux, mais tout le monde se fichait des Soudanais, et ceux qui ne se fichaient pas d’eux cherchaient à leur prendre le peu qu’ils avaient. Leur capacité à travailler ou leurs organes. Ou simplement leur vie, qu’ils essayaient de marchander, mais qui ne valait pas un centime. On ne payait pas de rançon pour eux. C’est comme ça, on les récolte, comme s’ils étaient des champs encore vaguement fertiles, on arrache d’eux le peu qu’il y reste à saisir.

Il se revoit au village, il entend la voix rauque de sa mère :
— Azim, tu dois partir.
— Non, je ne vais pas te laisser, Ouma.
Elle lui répète inlassablement de partir, mais il refuse de la laisser. Elle est tout ce qu’il lui reste.
— Azim, tu dois partir. Pour me sauver.
Elle lui explique alors qu’elle a une mission pour lui. Il doit se rendre de l’autre côté de la mer, en Europe, en France. À Paris. Elle lui remet un cylindre de fer, qui ressemble à un crayon. Elle le lui fourgue dans la main, et resserre ses doigts dessus. Les paumes de sa mère sont sèches et arides comme la terre du pays.
— Il y a une lettre dedans. Tu dois l’apporter à cette adresse : Sharia [1] Baudelaire à Paris. Cela nous sauvera.
Elle répète l’adresse et demande à Azim de la répéter à son tour, comme une récitation : Sharia Baudelaire, Paris. Les mots n’ont pas de sens, mais il les répète, vingt fois, jusqu’à ce qu’ils se soient ancrés dans sa mémoire. Sharia Baudelaire.
— Quand tu seras là-bas, ouvre le cylindre, sors la lettre, et lis-la. Tu nous sauveras.
Il couvre sa mère de questions, mais elle le repousse doucement.
— Va, mon fils et ne te retourne pas. Et ne perds pas ces mots.
Il part, en répétant l’adresse, de peur que sa mémoire ne lui fasse défaut. Au moins la parole est là. Sharia Baudelaire. Sharia Baudelaire. Il prend l’habitude de marmonner ce ruban de mots, une prière qui le réconforte.
Azim rencontre un groupe d’autres villageois qui, comme lui, partent vers le nord. Ils passent au Tchad, puis ils arrivent en Libye. Il traverse le désert à pied, avec trente autres hommes. Un jour, une voiture s’arrête près d’eux. L’homme qui marche à ses côtés murmure :
– Ils sont avec l’ONU, ils vont nous aider.
Un homme avec une veste kaki s’approche d’eux.
— C’est trop dangereux, rebroussez chemin, il y a des trafiquants et des guerriers partout dans ce foutu désert.
Azim marmonne : Sharia Baudelaire, sharia Baudelaire.
L’homme sourit.
— Charles Baudelaire ?
— Tu connais ?
— Oui, bien sûr que je connais, je suis Français.
L’homme réfléchit, plonge dans des souvenirs lointains, l’école, l’odeur de la craie.
— “Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté.
L’homme regarde autour de lui. Le désert est beau, calme, ordonné en surface. Mais c’est trompeur.
Azim répète la phrase qu’il ne comprend pas, il a cette faculté de pouvoir répéter les mots inconnus, les mots qui trottent dans sa tête :
— “Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté.
Les voitures de l’ONU reprennent la route et le groupe ne suit pas leur conseil, ils continuent vers le nord, malgré les dangers.

Quelques jours plus tard, d’autres voitures arrivent, elles ne portent pas la marque de l’ONU. Un homme qui s’appelle Bilal attrape le bras d’Azim.
— Des trafiquants… Soit ils nous aident à passer en Europe, soit ils nous emmènent dans leurs camps et on crève.
Sharia Baudelaire.
— Ils nous prennent tout en tous cas. Ils nous battent comme des chiens.
Sharia Baudelaire.
Des bras le happent. Lui et ses compagnons d’infortune se retrouvent agglutinés, sur le toit d’une voiture. Le désert de sable coule à côté d’eux, le vent leur bat les yeux. Il ne sait pas où il va, il n’a plus aucun contrôle sur sa vie. Sauf celui de répéter l’adresse que lui a donnée sa mère et la phrase magique de l’homme en kaki.
On arrive dans un village et on les met dans une cellule de terre et de taule, les gardes sont des adolescents armés de grosses mitraillettes qu’ils portent en souriant. Ils font semblant de leur tirer dessus et ils éclatent de rire. La cellule pue la pisse et la peur.
Tous les jours, un de ces adolescents rieurs vient chercher un des prisonniers, on ne sait pas ce qu’ils font de leur victime quotidienne. Tous les jours, ils attendent leur tour.
Un matin, l’adolescent regarde Azim avec son sourire victorieux, ce dernier récite la phrase magique à tue-tête :
— “Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté. Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté.
Le sourire de l’adolescent s’éteint. Il crache par terre et désigne un autre homme. Après, il ne regarde plus Azim. Il pense qu’il est possédé par les Djinns.

Un autre matin, Azim entend des cris, puis des coups de feu. Des hommes ouvrent leur cellule et l’air entre dans la pièce violemment, ils se mettent tous à tousser à cause de cet excès d’oxygène. On les emmène dans un camp, encore des taules et un sol de terre battue, mais cette fois, on ne vient pas les chercher le matin. Un homme demande un jour à Azim ce qu’il tient toujours entre ses doigts.
— Ma mère m’a donné ça. Je dois aller à Paris, France.
L’homme sourit.
— Je suis de Paris. Mais, mon pauvre garçon, tu n’y arriveras jamais, à Paris. Il vaut mieux pour toi retourner au Soudan.
Azim serre son cylindre dans la main. Les mots de sa mère doivent arriver jusqu’à la Sharia Baudelaire, c’est impératif.
— Sharia Baudelaire.
L’homme le regarde, éberlué.
— Charles Baudelaire ? Parler de Baudelaire ici, quelle ironie ! Tu le connais, toi ?
Azim ne comprend pas ce qu’il veut dire, mais il acquiesce poliment.
L’homme repart lui aussi dans ses souvenirs d’enfance et il éructe sa formule magique :
— “Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici…
— Ҫa veut dire quoi ?
— C’est des mots pour faire face à la souffrance.
Une formule magique très utile. Azim la répète, il inscrit les mots dans sa mémoire.
Un jour, son ami Bilal lui dit qu’il a pris contact avec un passeur qui est d’accord pour leur faire traverser la mer, pour aller en Europe. La famille de Bilal va payer pour eux et Azim le remboursera en Europe.
Quelques jours plus tard, Azim et Bilal sont sur un bateau de fortune, le corps endolori, les trafiquants les ont battus sans raison avant le départ. Ils regardent le ciel noir, la mer diabolique qui joue avec leur pauvre bateau comme un chat envoyant balader une souris dans tous les sens. Azim répète la formule magique :
— “Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille. Tu réclamais le Soir ; il descend ; le voici…
La formule magique le calme, elle calme la mer qui accepte de retenir ses vagues et de dompter ses remous jusqu’à leur arrivée en Italie. Azim et Bilal rencontrent un homme qui les enferme à l’arrière de son camion, avec une dizaine d’autres corps puants, maigres et brisés, comme les leurs. Le camion traverse un col montagneux, le froid entre par à-coups, ils tremblent de tous leurs membres. Azim récite :
— “Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté.
La formule l’apaise. Il a traversé le désert, il a traversé la mer, il a traversé la montagne, il a survécu. Il serre toujours son cylindre entre les doigts et les mots magiques trottent dans son esprit.
On les refile à un autre transporteur, on les entasse dans un autre camion, le froid devient encore plus cinglant. Bilal veut aller en Angleterre, comme tout le monde.
— Viens avec moi, Azim.
— Non, je dois aller à Paris. Sharia Baudelaire. J’ai promis à ma mère.

Ils se séparent à Paris, Bilal prend un autre camion qui doit passer sous la Manche. Azim avance sous la pluie, ses habits lui collent à la peau. Il finit par trouver la rue, mais pour s’en assurer, il demande à une passante : Sharia Baudelaire ?
Elle le regarde :
— Charles Baudelaire ?
Azim répond :
— “Là, tout n’est qu’ordre et beauté, luxe, calme et volupté.
La passante lui sourit, un sourire d’une fugitive beauté.
— L‘invitation au voyage ! Ma partie préférée est celle-ci : “Ces trésors, ces meubles, ce luxe, cet ordre, ces parfums, ces fleurs miraculeuses, c’est toi. C’est encore toi, ces grands fleuves et ces canaux tranquilles.
Azim est arrivé, il ouvre le cylindre et sort un petit papier enroulé sur lui-même. Sa mère a écrit, en arabe, de son écriture délicate et mal assurée :
Si tu lis cela, tu es arrivé mon fils. Il n’y a rien à trouver dans cette rue si ce n’est toi-même. Mes mots t’auront aidé à traverser ces épreuves, les mots qui trottent t’auront porté vers une autre vie. Va, mon fils, va. Je t’aime.

Documents joints


Notes

[1rue en arabe

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