- Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2024
L’homme blanc sortit du baraquement et referma la porte. Il regarda autour lui, clignant des yeux dans la lumière matinale. L’endroit était désert. Quelques bicoques s’abîmaient devant les rails. Un peu plus loin, il percevait l’agitation du quai, les voix indistinctes et le grondement des moteurs.
Il frotta les manches de sa veste, leva un pied pour regarder sous sa semelle, puis sous l’autre. Il racla ses chaussures dans la poussière et se mit en route.
La gare de Gokteik se résumait à une esplanade de terre battue surmontée d’un toit en tôle. Une petite foule se massait devant l’unique voie ferrée. Des femmes patientaient debout, les hanches serrées dans un longyi [1], le visage peint de thanaka [2], un panier de fruits sur la tête. Des enfants dormaient sur des ballots et des sacs de riz, des hommes fumaient le cheroot, le regard perdu dans les vagues de chaleur qui montaient au-dessus des rails.
Il entra dans le petit bâtiment de bois, acheta son billet pour une poignée de roupies et se posta au bout du quai. Bientôt il perçut le ronflement sourd de la locomotive et, après un bref coup de klaxon, le train apparut entre les arbres, bringuebalant à faible allure comme une bête fatiguée.
Esquivant la cohue autour des portes, il longea le train, observant l’intérieur à travers les vitres ouvertes. Il n’y avait qu’une dizaine de wagons et il trouva vite le bon. L’homme était assis près de la fenêtre, le gamin à ses côtés. Il attendit que les vendeuses redescendent, leurs plateaux chargés de nouilles, de légumes et de beignets tenu contre la hanche, et entra dans le compartiment d’un pas lent.
Khin vit arriver le blanc. Il portait une veste beige poussiéreuse, un pantalon de toile et un chapeau aux bords affaissés. Sa joue droite était barrée d’une longue cicatrice. Il avait le teint bruni de ceux qui ont passé de nombreuses années sous les tropiques, mais sa cicatrice avait conservé une teinte pâle qui ressortait nettement sur son visage.
Le blanc traversa le compartiment, sans se presser, regardant autour de lui avec attention. Lorsqu’il arriva à leur hauteur, il poussa une sorte de soupir et s’assit en face d’eux.
Maung se redressa.
— Désolé, mais vous pouvez pas vous asseoir ici. On attend quelqu’un.
Le blanc leva lentement les yeux vers lui et le dévisagea en silence. Il avait les cheveux trop longs et emmêlés. Une barbe de trois jours couvrait ses joues.
— Hé, vous comprenez ce que je dis ? reprit Maung. Cette place est prise.
— Sorry, dit Khin. No speak english. You go, ok ?
— Je vous comprends très bien, dit le blanc. Rassurez-vous, vous n’attendez plus personne.
Il parlait un birman parfait, sans accent.
— Il y a eu un petit, disons... changement. Vous allez régler cette affaire avec moi.
Maung le dévisagea un instant, comme s’il avait du mal à comprendre ce qu’il venait d’entendre, puis il répondit :
— Y a aucune affaire à régler.
Il se retourna pour jeter un œil dans le wagon, puis se pencha à la fenêtre, scrutant le quai. Les derniers badauds s’éloignaient.
— Il ne viendra pas, dit le blanc.
— Quoi ?
— Votre ami... Ko Va Be, c’est ça ? Il ne viendra pas.
— Comment vous connaissez son nom ?
— Je sais certaines choses.
Maung se pencha en avant, une main derrière le dos.
— Écoute-moi bien, l’étranger. Si tu veux sortir de ce train sur tes pieds, tu vas me dire qui tu es et ce que tu sais. Compris ?
Le blanc le regarda un moment. Ses yeux très pâles, semblables à deux billes claires et inexpressives, contrastaient étrangement avec son visage tanné par le soleil.
— Qui je suis importe peu, dit-il. Mais ce que je sais, c’est que vous êtes montés ce matin à Pyin Oo Lwin. En fait, j’aurais fait la même chose. La route depuis Mogok n’est pas sûre. Je sais aussi que le jeune Khin ici présent s’arrête à Kyaukme, parce qu’il a là-bas une femme qui l’attend. Quelque part près de la vieille pagode, à ce qu’on m’a dit. Et que vous... Maung, n’est-ce pas ? vous avez dans l’idée d’aller jusqu’à Lashio, pour passer ensuite en Chine. Voilà ce que je sais.
Les deux Birmans restèrent silencieux.
Le train émit un bref appel et se mit en branle. Les banquettes tressautaient au rythme des cahots de la voie. Maung se pencha de nouveau par la fenêtre ouverte et regarda d’un air soucieux le quai de Gokteik disparaître dans un virage.
— Comment vous savez tout ça ? demanda-t-il.
— C’est mon métier, de savoir des choses. Et, pour être franc, il fallait être un peu naïf pour croire qu’une histoire comme ça passerait inaperçue.
— Qui vous en a parlé ?
— Peu importe qui. Vous savez ce que c’est. Dans une ville comme Mogok, tout le monde connaît tout le monde. Alors vous pensez bien qu’une pierre comme ça...
Khin réajusta la bandoulière du sac en cuir qu’il tenait sur ses genoux.
— Qu’est-ce qu’on vous a dit sur cette pierre ? demanda Maung à mi-voix.
L’homme se pencha en avant, un léger sourire aux lèvres.
— On m’a parlé de sa taille, dit-il lentement. De sa couleur, de sa pureté. D’après Ko Va Be, ce serait le plus gros sang de pigeon qu’on ait jamais trouvé dans cette mine.
Maung se racla la gorge et cracha par la fenêtre.
— Vous en dites des conneries pour quelqu’un qui prétend savoir des choses.
Le blanc se redressa et émit un petit bruit, entre le rire et le toussotement.
— Votre ami ne m’a pas menti à votre sujet, dit-il. Vous travaillez dans la mine d’U Min Paw depuis plus de dix ans, n’est-ce pas ?
— Qu’est-ce que ça change ?
— Vous avez dû en voir, des pierres. Des rubis, des saphirs... Mais certains coolies disent que le gisement se tarit. C’est vrai ?
— Aucune idée, répliqua Maung.
Il se tenait très droit, une main toujours dans son dos, près de sa ceinture. Le train ralentit pour prendre un virage en tête d’épingle. Les arbres enserraient la voie et masquaient la lumière.
— Pourquoi Ko Va Be n’était pas à la gare ? demanda Maung.
— Oh, il y était. Je l’ai rencontré, et je lui ai expliqué la situation. À l’heure qu’il est, il doit être reparti pour Mandalay.
— Quelle situation ?
L’homme retira son chapeau et passa la main dans ses cheveux. Sa cicatrice ressortait comme un ver blanc sur son visage plongé dans l’ombre.
— Comme je vous l’ai dit, il y a eu un changement. Mon employeur a jugé qu’une affaire comme celle-ci requérait des services plus efficaces que ceux d’un simple courtier, aussi sympathique soit-il.
— Votre employeur ? Vous travaillez pour qui ?
— Pour quelqu’un qui tient à ce que cette affaire se déroule le plus simplement et le plus discrètement possible.
Le train prit un nouveau virage et ralentit encore, jusqu’à rouler à l’allure d’un homme au pas. Les branches frôlaient les fenêtres avec un bruit léger.
— On arrive au viaduc, dit le blanc.
— Vous auriez pas dû vous mêler de ça, dit Maung.
Le blanc se tourna vers Khin.
— Dites-moi, jeune homme, vous êtes déjà passé ici ?
Khin secoua la tête.
— C’est quelque chose à voir, au moins une fois dans sa vie. Je vous suggère d’aller sur la plate-forme, entre les wagons. La vue vaut le coup d’œil.
Khin jeta un regard à Maung.
— Allez-y, poursuivit le blanc. C’est vraiment un drôle de spectacle. Et pendant que vous en profiterez, je montrerai à votre ami pourquoi c’est une bonne nouvelle pour vous que mon employeur m’ait mêlé à votre histoire.
Il tapotait la poche de sa veste, qui formait une petite bosse à travers le tissu.
Khin hésitait encore, mais Maung lui fit un signe de tête. Il se leva et traversa le wagon. Alors qu’il arrivait sur la plate-forme, ils entrèrent dans un tunnel. Une fraîcheur subite tomba sur lui et il sentit l’odeur de la pierre humide. Des lampes à arcs défilaient dans l’obscurité. Lorsqu’ils émergèrent de nouveau, il dut fermer les yeux un moment, aveuglé par la lumière blanche qui tombait du ciel comme une masse brûlante. Il se frotta les paupières, et quand il ouvrit les yeux le train s’élançait sur le viaduc.
Une vallée profonde s’ouvrait entre deux collines boisées, et les arches de métal plongeaient, longues et fragiles, jusqu’au fond de la gorge. Agrippant le montant de la porte, Khin se pencha par l’ouverture. Des bouffées d’air chaud lui remontaient au visage. Le train suivait la courbe à très faible allure, et il pouvait voir les dizaines de têtes aux fenêtres, figures ébahies scrutant le vide au-dessous d’eux. Le pont grinçait au passage du train, ses longues plaintes métalliques se perdant dans la vallée silencieuse.
Secoué par les légers cahots, le torse en-dehors du train, il songea à ce qui se passerait si le pont cédait. Il imagina le bruit des travées craquant et s’effondrant, les hurlements, la sensation lorsque le train basculerait, et puis la chute, et tous ses rêves, ses envies, ses amours, ses projets, tout ce qui faisait de lui un homme anéanti en une fraction de seconde.
Pris de vertige, il se recula. Il retourna à l’entrée du wagon et jeta un œil à l’intérieur. Tous les passagers étaient massés contre les fenêtres. Le blanc était assis à côté de Maung et lui montrait quelque chose.
Le train traversa les derniers mètres de pont et retrouva la terre ferme. Aussitôt Khin se sentit beaucoup mieux. Il s’assit sur la plate-forme, les jambes sur le marchepied, et alluma un cheroot. Il pensa à sa femme, qui l’attendait à Kyaukme. Lorsqu’il était parti, quelques mois plus tôt, elle pensait être enceinte. À ce moment-là, cela lui avait fait peur, mais à présent qu’ils allaient conclure l’affaire, il se sentait confiant et heureux.
Le rail longeait une rangée d’arbres et il devait serrer ses jambes contre le rebord pour ne pas être griffé par les branches. Puis la végétation s’éclaircit et il vit le damier des rizières asséchées, les paillotes sur pilotis et le dôme doré des pagodes, et à l’horizon le moutonnement bleuté des collines couvertes de forêts.
Il somnola un moment, bercé par le roulis du train. Quand il s’éveilla, ils étaient arrivés à Nawngpeng. La foule se pressait autour de lui. Il descendit, avala un bol de nouilles devant une échoppe et remonta alors que le train faisait entendre sa sirène.
Lorsqu’il revint dans le compartiment, le blanc avait repris sa place et Maung dormait, la tête appuyée contre la vitre.
— Votre ami est fatigué, sourit le blanc.
Khin s’assit face à lui.
— Au fait, jeune homme, quel âge avez-vous ?
— Dix-sept ans.
— J’ai cru comprendre que vous ne travailliez pas à la mine depuis très longtemps.
— Quatre mois, dit Khin. C’est Maung qui m’a trouvé la place.
— Et vous n’êtes pas rentré chez vous depuis ?
— Non. Je suis parti à la fin de la saison des pluies, dans le vieux camion de mon oncle.
— Sacré voyage, dit le blanc. Je n’aime pas faire ce genre de trajet par la route. Trop long, trop pénible, et souvent dangereux. Alors que ce train de Mandalay, c’est une vraie merveille, vous ne trouvez pas ?
— Sûrement, répondit Khin avec un vague regard autour de lui.
Le train prit de la vitesse alors qu’ils traversaient une plaine inondée de lumière. Maung dormait, la tête secouée par les cahots.
— Je pensais à quelque chose, reprit le blanc. J’essaie de comprendre, voyez-vous. Dites-moi, combien touchez-vous ? Cinq, dix roupies par jour ? Plus un petit pourcentage sur ce que vous trouvez, n’est-ce pas ?
— À peu près.
— À peu près, répéta le blanc comme pour lui-même. Donc, si vous l’aviez ramenée à U Min Paw, comme il se doit, cette pierre vous aurait rapporté un joli pactole. Pas de quoi vivre jusqu’à la fin de vos jours, d’accord, mais suffisamment pour quitter la mine. Vous auriez pu retourner à Kyaukme, vous installer avec votre femme dans une nouvelle maison, démarrer autre chose, je ne sais pas, un commerce...
— Maung dit que ça rapportera beaucoup plus de la revendre.
— C’est vrai. Beaucoup plus. Mais je me demande si votre ami vous a aussi parlé d’un homme nommé Atul.
— Je crois pas, dit Khin.
— Oh, ce n’est pas une histoire très originale. C’était un Indien qui travaillait pour U Min Paw. Un jour, alors qu’il n’était encore qu’un jeune mineur comme vous, il a trouvé un saphir, et il s’est dit qu’il en tirerait un bon prix. Il l’a caché dans un recoin de la mine en pensant revenir le chercher à la nuit tombée. Mais quelqu’un l’a vu et l’a dénoncé. On lui a coupé la main droite. Pourtant, quelques semaines plus tard, Atul est revenu travailler. Il était plus lent que les autres, mais c’était un bon mineur. Tout le monde pensait qu’il avait retenu la leçon. Mais voilà que quelque temps après, un contremaître l’a vu prendre quelque chose dans la boue et le porter à sa bouche. Et vous savez ce qui s’est passé ?
Khin secoua la tête en silence.
— U Min Paw est venu en personne. L’Indien l’a supplié de lui laisser une nouvelle chance, il lui a dit que sans son autre main il était comme mort. U Min Paw a dit qu’il était bien d’accord, et qu’il allait lui laisser sa main. Et il l’a fait éventrer. Dans son estomac, ils ont trouvé quatre ou cinq pierres minuscules, de misérables éclats de rubis, à peine quelques roupies. Qu’est-ce que vous dites de ça ?
Khin ne répondit pas.
— C’est une drôle d’histoire, dit le blanc. J’y pense souvent, et j’arrive toujours à la même conclusion.
Ils restèrent un moment silencieux. Maung dormait toujours. Les passagers somnolaient dans le wagon écrasé de chaleur. Ils entrèrent dans une région vallonnée. Des villages émergeaient parfois des collines, leurs toits de tôle vibrant sous le soleil.
Le blanc s’épongea la nuque avec un mouchoir. Il sembla réfléchir un moment, puis il hocha la tête et regarda Khin.
— Nous arriverons à Kyaukme dans peu de temps, dit-il. Votre ami a déjà eu sa part du paiement, et il est temps de vous donner la vôtre. Mais avant, j’aimerais voir la pierre.
Khin baissa les yeux sur sa sacoche.
— Vous comprendrez que je souhaite m’assurer de sa valeur avant de procéder à l’échange.
— Bien sûr, dit Khin. Mais ici...
— Il y a des toilettes à l’arrière. Venez.
Ils parcoururent le wagon, enjambant les paniers et les ballots colorés. Les passagers dormaient, allongés les uns sur les autres. Le blanc ouvrit la porte métallique des toilettes, libérant un parfum d’urine et d’excréments. Puis il se tourna vers lui et lui fit signe d’entrer.
Khin hésita un instant, la main serrée sur sa sacoche. Il regarda au-dehors et reconnut les collines qu’ils traversaient. Ils approchaient de chez lui. Le blanc patientait, la tête penchée sur le côté, sa cicatrice très pâle à travers les cheveux qui lui couvraient en partie le visage. Khin entra dans les toilettes. Le blanc le suivit et referma la porte derrière lui.
Le blanc ressortit au moment où le train s’immobilisait sur le quai. Il remonta le wagon et attrapa son chapeau. Maung avait glissé contre la vitre, la tête renversée dans un angle étrange. Une odeur cuivrée montait de son siège.
L’homme sortit dans la chaleur du début d’après-midi. Il fit quelques pas, inspectant ses vêtements, puis s’immobilisa. Il sortit son mouchoir, cracha dessus et se pencha pour frotter une tache sombre sur sa chaussure. Puis il se remit en route, réajusta la sacoche sur son épaule, héla un taxi et lui demanda de l’amener à la vieille pagode.