Quand on s’apprête à lire la novella de Laurent Pépin, on sait déjà que l’on a entre les mains l’ouvrage d’un auteur subtil et j’ose même dire malin. Malin, dans toute la polysémie du mot. Avec ce que cet adjectif porte en lui de références à l’ingéniosité, à l’espièglerie, et donc à l’enfance, mais aussi à tout ce qui est nocif, nuisible, voire diabolique. Tout est déjà, ou presque, dans la couverture et le titre évidemment oxymorique. On y voit des êtres difformes dont on peine à savoir s’ils sont enfants ou adultes, débordant du cadre, terrorisés et comme vomis par une institution représentée par des éducateurs terrifiants, clownesques, quand ils ne sont pas squelettiques, tous s’agitant dans un graphisme à mi-chemin entre la caricature et la bande dessinée. On est donc à la fois hésitant et tenté, comme les enfants qui aiment et redoutent la peur, fascinés par les princesses et les ogres, redoutant les monstres cachés dans les armoires ou sous les lits mais toujours prêts, tels d’éternels petits Poucet résilients, à triompher de la méchanceté du monde. Une ambivalence qui nous poursuit une fois adultes, comme dans ces moments où l’on se masque les yeux devant un film d’horreur en écartant pourtant les doigts pour ne pas se priver du frisson.
Êtes-vous prêt à suivre cette monstrueuse parade, à entrer dans un monde où la grâce translucide des elfes bienfaisants côtoie l’abondance fétide des démons accrochés à nos rêves, nos espoirs, nos innocences ?
Bien sûr, pour qui s’intéresse à la psyché, il n’est pas anodin d’apprendre que l’auteur est psychologue clinicien. Si son expérience est palpable dans sa manière d’appréhender les troubles mentaux, la maîtrise de son écriture, son verbe poétique, font de ce récit une œuvre littéraire avant tout et non une plongée dans l’univers d’un centre psychiatrique. Le narrateur, qui est peut-être un autre lui-même, se consacre aux patients volubiles, les seuls personnages à porter de vrais prénoms.
Ces décalés sensibles sont pourtant qualifiés de monuments, un peu comme si leur fragilité était finalement la seule chose stable, digne d’empathie et de confiance, dans une vie où le monde extérieur apparaît agressif et impitoyable.
Si le chaos désespéré qui habite le héros nous laisse parfois au bord de la route, désarmés par la violence des représentations métaphoriques de son enfance fracassée par la maltraitance, sa douceur mélancolique parvient aussi à créer une émotion intime, enfouie, de celles que nous dissimulons par pudeur et par dressage social.
Mon activité inutile creusait comme une rigole de pas perdus derrière moi.
Qui d’entre nous n’a jamais ressenti cette absurdité de notre agitation quotidienne, surtout lorsque l’amour nous échappe ?
Car cette monstrueuse féerie est aussi une bouleversante histoire d’amour et les pages consacrées à la relation entre le narrateur et son elfe vibrent de sensualité, de douceur, de colère, d’incompréhension, de tendresse et de douleur. Ainsi passe-t-on de la vision d’un corps aimé s’amollissant tendrement avec des petits bruits de chaton qui rêve à une femme qui demeurait tendue. Sombre. Muette. Trois adjectifs comme trois Parques en train de dérouler soigneusement le fil de l’amour avant de le trancher d’un coup sec.
Même si cette chronique ne masque en rien la noirceur qui court tout au long des pages, il ne faut pas oublier de souligner que la lecture en est si originale, si inattendue, qu’elle ne vient pas obscurcir pour autant le plaisir du lecteur.
Entre effroi et émotion, le récit vous conduira aux confins de l’imaginaire, du fantastique, avec de belles échappées vers l’humour, même si ce dernier reste grinçant.
Si vous êtes sensibles à l’univers de Tim Burton [1] ou de Tod Browning [2], si, comme le personnage principal vous vous sentez proche des bizarres, vous verrez qu’étrangement, une fois ce conte cruel refermé, vous vous sentirez moins seul.
Monstrueuse Féerie, Laurent Pépin, 2020 Éditions Flatland, collection La Tangente, 8€50
(actualisé le )