Les amoureux silencieux

dimanche 4 novembre 2018 par Mohamed REZKALLAH

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2018

Vous êtes si bruyants, si bruyants...

Depuis que nous avions quitté Gênes, cette pensée ne cessait de frapper contre mon esprit, comme un pivert malade contre un tronc mort. Ma femme et moi nous étions rendus à l’anniversaire de la fille d’un couple d’amis. La petite s’appelait Noé, une jolie enfant.

Nous avions apporté un cadeau, ainsi qu’une enveloppe. Ce dimanche était ensoleillé, ce qui ne nous avait pas empêchés de nous disputer dès le réveil, pour une broutille.
D’aussi loin que je me rappelle, un jour sans dispute n’existait plus. La raison était que je n’avais pas, comme je l’avais promis, amené la classe A au nettoyage. Ma femme tenait à ce que nous, et cela incluait la voiture, soyons propres pour nous rendre chez Claudio et Chiara.

En quittant l’appartement, nous nous en étions mis plein la gueule, en montant dans la voiture, en sortant du garage, en passant la pancarte qui indiquait que nous quittions Monaco pour pénétrer en Italie, sur l’aire de repos d’une station-service, juste une pause le temps de pisser, et nous avions repris le combat, et c’est sur le parvis de l’immense demeure de nos amis que nous avions déposé les armes.

Nous étions mariés depuis douze ans. Nous n’avions pas d’enfant. J’avais raté ma carrière d’écrivain, et c’est à reculons que je m’étais fait prendre par le métier de plombier. Ma femme bossait dans la petite enfance, un créneau qui ne risquait pas de dépérir, tant les nouveau-nés naissaient comme par portées de chatons. C’était une magie noire qui maintenait ce mariage. Mariage qui avait eu lieu à Hawaï en comité restreint, c’est-à-dire nous deux. C’était un bon souvenir, nous étions jeunes, frais, vivants comme des gambas loin des eaux troubles de la vie, mais les jours de fêtes étaient déjà proches, et les bateaux de l’amour et leurs filets de pêche aussi. Mes parents étaient morts alors que j’étais encore mineur. Les parents de ma femme se portaient très bien, à leur âge avancé ; l’échangisme les avait sauvés. Ma femme avait un penchant pour le bouddhisme, et moi me méfiant de tous les -ismes mais, en bon humain, j’avais opté pour l’alcoolisme.

— Vous êtes si bruyants, si bruyants... chantait l’oiseau funeste.

Je soupçonnais qu’elle m’avait trompé, et même qu’elle avait avorté à plusieurs reprises. Me soupçonnait-elle ? Fouillait-elle mon portable à la recherche de messages sulfureux d’une autre ? Elle ne m’aimait pas assez pour ça...
C’étaient ces mêmes amis qui fêtaient, les yeux débordant de joie, la deuxième année de leur fille, qui nous avaient présentés lors d’une soirée. Je connaissais le père, elle connaissait la mère, c’est tout ce que nous savions, et le temps d’être présentés, nous étions déjà enlacés dans le même lit, avant minuit. Un bon souvenir aussi.

L’été, nous nous promenions, après avoir fait l’amour, le long du port, tard dans la nuit, la brise marine nous enveloppait. Elle prenait du pain pour en donner aux poissons, moi j’étais heureux auprès d’elle. L’hiver, nous ne sortions plus après l’amour, nous discutions d’avenir.

Puis l’été suivant, nous ne faisions plus l’amour ni ne sortions nourrir les poissons, pris jusqu’au cou dans l’avenir. Quelque chose s’était détraqué très rapidement, mais cela n’empêche pas un mécanisme de fonctionner, une horloge qui ne donne pas l’heure juste la donne tout de même deux fois par jour et pour nous c’était suffisant.

Anniversaires de mariage ou personnels, Saint-Valentin, jour des morts... quelques dates tactiques qui maintenaient dans le temps. Et une fine couche de poussière avait lentement recouvert le cadran ; sans nous en rendre compte, nous ne savions plus qui nous étions, où nous étions, et pourquoi nous y étions.

— Vous êtes si bruyants, si bruyants... toc toc toc... contre l’arbre.

Il y avait du monde. Les marmots filaient dans tous les sens, morceaux de gâteau dans les mains, hilares. Les parents suivaient leur progéniture des yeux, fiers, émus. Moi je buvais, ma femme s’empiffrait de tiramisu.
Le cadeau et l’enveloppe avaient fait plaisir. Les grands-parents, entourés d’un saint halo divin, passaient entre les invités, remerciant d’être venus, échangeant bises et poignées de main. Avoir des parents, je ne me rappelais plus ce que cela faisait. Ceux-là étaient vieux mais semblaient s’aimer comme aux premiers jours. Je les saluai, puis me resservis du vin.

Le temps était vraiment magnifique. Le ciel d’un bleu aveuglant. Je sortis de la maison et en fis le tour. Il y avait un jardin où poussaient de jolis citronniers. Derrière la maison, je trouvai des escaliers étroits et tordus qui descendaient dans un sous-sol.

À mi-chemin sur les marches, des râles de plaisir m’étaient parvenus. Je posai lentement un pied après l’autre. Au bas de l’escalier, je jetai un œil à l’intérieur. Un couple, dans le fond de la pièce, faisait l’amour debout contre le mur. On aurait dit des animaux. Je regardai un moment. Ils ne remarquèrent pas ma présence. On appela tout le monde en haut. Je remontai en vitesse. Un clown allait faire le show. Je n’avais pas envie de regarder un homme triste faire rire des enfants. Je remplis mon verre et m’installai sur une marche du perron. J’entendais les enfants rire. Ma femme arriva par derrière et m’engueula, m’ordonnant d’aller voir le spectacle. « Un minimum de savoir vivre », fit-elle. « J’arrive » lui dis-je. Je me levai et retournai derrière la maison. J’y passai le reste de la journée, demandant au jeune couple qui était ressorti du sous-sol de me ramener une bouteille de vin discrètement. Ils avaient l’air si heureux, si innocents, tout ébouriffés, empourprés, ils continuaient à se bécoter sur le gazon à l’ombre d’un citronnier.
Ça donnait envie.

Le clown assurait. J’entendais les gosses qui poussaient des cris de fascination, riaient à gorge déployée, certains même pleuraient. La bouteille et la journée finirent. Tout le monde se serra dans les bras, se remercia, se dit à bientôt, et ma femme et moi avons récupéré nos armes sur le parvis, claqué les portières, puis pris le chemin du
retour.

La dispute recommença. Je ne savais pas me tenir, j’étais absent tout le long de l’anniversaire, ce n’étaient pas des manières... disait ma femme. Et la voiture qui était sale... tu m’as fait honte vraiment... Sa conduite était nerveuse, en parfaite syntonie avec ses sentiments. Et en plus tu n’as fait que boire, et c’est moi qui dois conduire... moi aussi j’aimerais boire quand on sort... t’es qu’un égoïste...

— Vous êtes si bruyants, si bruyants... sifflait le piaf depuis les cimes.

Je me contentais de regarder la route droit devant. La nuit prenait possession de la vie. Des reflets pourpres s’élevaient par-delà les montagnes qui défilaient le long de l’autoroute. Des petits villages, nichés dans les creux des vallées, s’illuminaient peu à peu. J’avais envie de boire encore. Des véhicules nous dépassaient paisiblement.

— Fais pas semblant de pas m’entendre, fit ma femme. C’est pas possible, vraiment, j’ai honte de toi, tu as intérêt à envoyer un message pour t’excuser... Nos amis nous invitent gentiment et toi tu n’es pas capable de te tenir... Pourtant, avant de partir, je te l’ai demandé de rester correct, de ne pas trop boire... tu crois que les gens n’ont pas vu que tu n’étais pas là, et que tu faisais que boire comme un trou...?

Elle roulait à 110... la route était dégagée. Il y avait une heure de trajet pour le retour. Il n’y avait rien de pire comme situation que de sentir l’effet de l’alcool me quitter et la haine de ma femme me fondre dessus. 18:02 affichait le tableau de bord. C’est sûr qu’on s’aime, une telle rage ne peut avoir que l’amour pour terreau. De même pour supporter une journée aussi merdique, entouré de mioches et de parents heureux, boire en cachette, je devais forcement l’aimer.

— Je te supporte plus... précisa-t-elle.

— Vous êtes si bruyants, si bruyants... ajouta l’oiseau.

Je suis bien d’accord, nous étions si bruyants, sous la clarté des lampadaires avec des contours de montagnes qui se fondaient dans l’obscurité, nous étions si bruyants. Mais regarde, piaf cruel, on s’aime à la folie, on se suce la moelle, elle peut conduire et m’incendier de jurons tout neufs, regarde ça, c’est la beauté même, toi, piaf idiot, tu peux te targuer de connaître quelqu’un qui te hait comme ça ? Non... bouffeur de vers de terre... j’adore l’acide qui me ronge le corps quand je suis avec elle, le poids de ces chaînes, cette mort, ce non étonnement, ce lieu que je connais par cœur... et tout passe, rien ne reste, quand l’amour s’en mêle... le réel, pas le vrai, ni le faux, oui, je l’aime et j’adore ça, elle est ma compagne, pour le pire et le pire du pire, ça me fait chaud dans le corps... 18:04 affichait le tableau de bord. J’avais envie de gerber.

— Tu ne peux pas être un peu comme Claudio… ? demanda ma femme. Il a tellement de classe et il ne boit pas, et il sait se tenir, lui... Chiara a vraiment de la chance... Tu empestes l’alcool et tu n’as pas intérêt à vomir dans la salle de bains... et tu aurais pu te raser... ça aussi tu me l’avais promis...

— Vous êtes si bruyants, si bruyants... persista l’oiseau.

— Tu m’entends... connard ?

— Si bruyants... toc toc toc dans les parois de ma tête, faisait le pivert de la mort.

— Oui je t’entends, ma chérie, répondis-je.

Elle se tourna vers moi. Je la regardai, elle était belle.

Plus jamais nous ne ferons de bruit toi et moi, plus jamais nous ne prononcerons un mot, plus jamais les poissons ne mangeront de ton pain, plus jamais nous ne foulerons du pied le sable fin d’Hawaï, plus jamais nous ne fendrons le silence, plus jamais les autres ne nous regarderont comme un couple raté, plus jamais nous ne penserons à l’enfant que nous n’avons pas eu, plus jamais nous ne choisirons pour l’anniversaire de la gamine des amis un cadeau original et cher, plus jamais tu ne me secoueras au réveil pour aller au travail, plus jamais nous ne ferons l’amour une fois par mois, plus jamais nous ne passerons le seuil de notre appartement, plus jamais ta mère, liftée à l’os, ne me percera de son regard vitreux, plus jamais ton père ne me contera les joies de la vie libertine, plus jamais je n’amènerai la voiture à laver, plus jamais je ne ferai à manger dégueulasse pour toi, plus jamais je ne songerai à tes avortements... plus jamais nous ne serons bruyants... plus jamais nous ne serons bruyants... plus jamais...

— Pourquoi tu me regardes comme ça ? demanda ma femme.

Ma main agrippa le volant et tira un coup sec dessus.

Toc toc toc fit l’oiseau... toc toc.

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