Un si lointain passé
de Thierry Schwab
Une écriture classique, émaillée d’un humour discret. De petites histoires fantasques ou réalistes, sombrement prémonitoires ou douces-amères, poétiques ou critiques. Voilà ce que nous propose, dans son recueil Un si lointain passé, Thierry Schwab, ce « polytechnicien, fondateur de l’une des premières entreprises françaises d’ingénierie Internet, et du principal site web consacré à la poésie francophone », nous dit la quatrième de couverture.
Ce sont donc des thématiques et des univers extrêmement variés que nous offrent ces vingt-quatre nouvelles.
Un déluge dévaste la région, isolant les habitants du reste du monde depuis près de deux semaines, un homme tente de marcher jusqu’au hameau voisin pour chercher du secours (Babylone) ; un prince solitaire qui déteste les mondanités se sent investi du devoir d’organiser un bal, invitant tous ceux qui comptent à Moscou pour fêter la victoire et l’ère nouvelle (Une histoire russe) ; un médecin, après la première échographie d’une femme enceinte, annonce au couple qu’elle va accoucher d’un bébé « particulier » (Le rival) ; un jeune provincial se lie d’amitié, dans son nouveau lycée, avec un jeune homme aux qualités exceptionnelles, leurs parcours divergent, ils se retrouvent dix ans après le bac pour une aventure où l’étrange le dispute au machiavélique (Le mystère de la robe rouge) ; deux époux mal assortis concoctent un assassinat mutuel (Pour être heureux en ménage) ; sur son lit de mort, un magnat de l’industrie fait des confidences à son fils pour l’éduquer à lui succéder (Les loups).
Des accidents de trottoirs causés par L’invasion des sans-logis paralysent la ville et provoquent l’exode des habitants ; une drogue annihile l’esprit de compétition des coureurs cyclistes du Tour de France qui désertent la route pour les plaisirs rupestres de chemins de traverse (L’enfer du dopage) ; un homme découvre le moyen radical de supprimer la douleur de ses proches (Compassion) ; Ernest se fait beau pour la finale d’un match de bilboquet, mais la place qu’il a achetée est juste derrière Le pilier ; une femme retrouve son père biologique (La visiteuse) ; un homme chic ramasse des crottes de chien (Le coiffeur qui voulait nettoyer le monde) ; un autre est en prise avec le répondeur d’un service d’information téléphonique (Dites un) ; un employé d’assurances à la retraite découvre le moyen de dépenser la fortune héritée de sa mère (L’étrange passion de Monsieur Dubreuil)…
Histoires d’amour et de trahisons, acides présages technologiques de notre temps, de la burlesque satire à un romanesque où affleure une émotion discrète et mélancolique, Thierry Schwab ne se refuse aucun mode d’approche. Mais la spécificité d’une dizaine de ces petites narrations, c’est leur structure gigogne : car souvent, ces nouvelles s’ouvrent sur un temps, un lieu, des protagonistes, qui très vite débouchent sur une autre histoire racontée par l’un deux -un autre temps, un autre lieu, d’autres personnages.
Ainsi, la première nouvelle, Un si lointain passé, qui donne son nom au recueil, et dont la quatrième de couverture nous signale qu’elle fut la préférée de Jean d’Ormesson : John Fenimore, un paléontologue anglais, dirige une expédition de chercheurs de renommée internationale à la recherche des traces de lointains ancêtres de l’homme, dans les gouffres du massif de Kalimo. Après quatre semaines stériles, s’apprêtant à rentrer, ils découvrent enfin des sortes de hiéroglyphes dont le matériau analysé s’avère remonter à… plus d’un demi-milliard d’années. Les meilleurs spécialistes n’ayant pas réussi à déchiffrer ces écritures, Fenimore abandonne tout pour se livrer à cette occupation devenue obsessionnelle, jusqu’à ce que, huit ans plus tard, surgisse, par l’entremise d’un jeune chercheur, un « texte » (les guillemets sont de l’auteur) remonté du fond des âges, qui soudain introduit un évasement dans le premier récit : comme d’une fissure dans le texte s’épanouit un second objet qu’on n’attendait pas, comme d’une crevasse s’inaugure un autre univers, s’insinue une autre époque, s’incruste un autre protagoniste.
Dans La femme et le pied, le narrateur raconte à un passager de son train l’histoire loufoque de Madame Séraphin qui visite son mari à l’hôpital Dirac où il est infirmier ; l’histoire d’amour entre Le vieil homme et la fleur est narrée par une vieille tante un peu ridicule dont la description minutieuse nous laisse croire un temps qu’elle est l’héroïne de la nouvelle, et hop on y revient à la fin. Un bonheur si conjugal, encore une histoire d’amour, se révèle être, après mutations intempestives, un brainstorming concocté par un groupe de créatifs sans doute, qui cherchent un synopsis pour un film. Un homme raconte à son fils le grand amour d’un de ses compagnons de maison de retraite (Le mouchoir). Un individu se réfugie un soir de pluie dans un café où un vieil homme lui raconte l’histoire de sa vie de comptable dans une grande entreprise financière (La révolte). Quatre amis ont pour habitude de se réunir pour jouer aux cartes et dîner. Ce soir-là, La disparition d’un petit chat les amène à argumenter sur le concept de véritable disparition, anecdotes à l’appui, jusqu’à ce que l’un d’entre eux détaille l’aventure d’un couple fusionnel… au sens littéral.
Deux nouvelles sont inspirées du Monde de l’Art où le parcours de Thierry Schwab l’a récemment conduit en tant que galeriste d’art contemporain, L’expertise, et Naissance d’un artiste. Dans la première, le narrateur a enregistré le procès Verrier-Sotty, au Palais de justice de Paris, qui devait décider si un monochrome attribué à Yvan Kern était, oui ou non, l’œuvre d’un faussaire. Dans la seconde, une galeriste raconte lors d’un dîner sa judicieuse stratégie pour sauver du scandale médiatique la destruction d’une œuvre d’art contemporain.
Mais la plus « poupée russe » - et ma préférée - est la jubilatoire Le bal des lettres, qui commence de la façon la plus crédible : le narrateur élabore une théorie sur les inévitables coquilles d’un texte. Un jour, dans la forêt de Bornéo, il rencontre une sorte de sorcier-chaman qui lui raconte en pidgin les malheurs d’un imprimeur de Cordoue du seizième ou dix-septième siècle : une deuxième histoire, beaucoup plus romanesque, s’emboîte donc dans la première. Puis, en crescendo imaginatif, à l’intérieur de celle-ci s’encastre un troisième récit : la révolte des lettres de l’alphabet en crise d’identité suite à l’invention de l’imprimerie.
Art de l’incise, de la parenthèse dans la parenthèse, les mondes de Thierry Schwab se transpercent les uns les autres, protéiformes et ludiques comme un jeu de tarots dont lui seul tire les cartes.