Vingt-quatre heures de trop

dimanche 14 décembre 2014 par Yves Secardin

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Yves Secardin n’est pas un inconnu pour nous, puisque nous avions déjà publié un de ses textes courts dans le n° 20 de Nouvelle Donne édition papier. C’est bien loin, déjà ! Souvenirs, souvenirs... Depuis, il a fait du chemin et, outre le texte que nous publions ici, vous pouvez le retrouver sur son blog.

Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2014

Jeudi 27 novembre 2014.

Ces faits se déroulent entre 09 h et 10 h le matin :

Nicole se réveilla en sueur et hurla « la dinde ! ».
– Comment ça plus de dinde ?
– Ben non ! un jour de Thanksgiving, faut se lever plus tôt, ma p’tite dame.
– Mais il est 09 h 30, vous n’allez pas me dire que vous avez tout vendu à cette heure ?
– Ben si ! Allez voir mes collègues, il leur en reste peut-être. Il vous faut autre chose ?
Nicole pensa que la tête du vendeur, servie sur un plat avec du persil dans les narines pourrait peut-être faire l’affaire, mais elle se ravisa et marmonna un « non ! » furieux en sortant.
Il lui restait encore cinq autres commerçants à aller voir dans l’artère principale et il lui semblait impossible que toutes les dindes soient déjà vendues.

Ces faits se déroulent entre 10 h et 11 h le matin :

Les gens étaient des parasites odieux qui ne pensaient qu’à se goinfrer de dinde le jour de Thanksgiving. Pour Nicole, il s’agissait d’une tradition familiale incontournable qui permettait de souder les liens. D’autant plus que sa future belle-famille débarquait ce soir et que l’absence de dinde serait vécue comme une humiliation.
Nicole tapa du pied en sortant du cinquième magasin qui venait de lui faire la même réponse que les autres :
– Un jour de Thanksgiving, faut vous lever plus tôt, ma p’tite dame !
Les bouchers étaient des êtres méprisables qui ne pensaient qu’à assassiner des animaux pour remplir la panse des parasites odieux, sans avoir la moindre compassion envers les vrais croyants qui vénéraient les traditions.
Il ne lui restait plus qu’à retourner chez elle, prendre la voiture et foncer au centre commercial. Qualité moyenne, mais effectif important.

Ces faits se déroulent entre 10 h et 11 h le matin :

Elle l’avait vue la première, mais une feuille de salade traîtreusement déposée sur son passage l’avait contrainte à effectuer un rétablissement périlleux sur le bord de l’étal de légumes. En tournant la tête, Nicole aperçut la grosse dame s’emparer de la dernière dinde et regarder autour d’elle en souriant triomphalement.
Une envie de meurtre passa dans sa tête, mais cela ne ferait pas avancer les choses. Quoique, dans le parking ? Non, il y a des caméras ! La suivre jusqu’à chez elle et l’assommer avant qu’elle ne puisse franchir sa porte ?
Nicole la regarda s’éloigner en songeant qu’elle commençait à disjoncter et que si elle ne se reprenait pas, la journée risquait d’être difficile.
Elle inspira un grand coup et fonça vers le magasin suivant.

Ces faits se déroulent entre 11 h et 12 h :

Food Lion et Wal Mart présentaient la même désolation que les autres. Même le rayon Casher était vide. Nicole hésita entre fondre en larmes et donner des coups de pied dans ce qu’il y avait de plus proche. Elle opta pour la deuxième solution.

Ces faits se déroulent entre 12 h et 14 h :

– Vous avez de la chance, l’orteil n’est pas cassé. Qu’est-ce qui vous a pris de donner un coup de pied dans le congélateur ? Surtout qu’avec des claquettes, vous auriez pu vous faire très mal.
Nicole pleurait doucement, assise sur le marchepied arrière de l’ambulance. La douleur et la rage se mêlaient pour faire venir les larmes. Elle avait oublié qu’elle portait ses claquettes lorsqu’elle était sortie de chez elle à toute vitesse ce matin.
Nicole ne pouvait que souscrire à la réflexion commune : elle s’était levée trop tard.
– Bon voilà, le pansement est fait. Vous allez avoir mal quelques jours, le temps que l’hématome se résorbe. Il faudrait prendre des antalgiques pour calmer la douleur. Voulez-vous que l’on vous amène à l’hôpital ?
– Non merci, ça va aller, dit-elle en se redressant.
Nicole partit en claudiquant rejoindre sa voiture.
Assise derrière le volant, elle réfléchissait à son honneur qui allait se déliter aux yeux de sa belle-famille : « Une bru incapable de prévoir la dinde de Thanksgiving, dirait la mère de Thomas. Voilà un beau mariage en perspective. ».
Jamais elle ne supporterait un tel affront. Elle enclencha « drive » et accéléra à fond.

Ces faits se déroulent entre 14 h et 16 h 30 :

– Monsieur l’Agent, je vous en prie. C’est parce que je n’ai toujours pas trouvé ma dinde. Depuis ce matin, je cours partout, elles se sont toutes volatilisées et je reçois mes beaux-parents ce soir. Vous comprenez ?
– Un jour de Thanksgiving, faut se lever plus tôt, ma p’tite dame, répondit le motard en lui donnant la contravention.
Elle allait la lui enfoncer dans la gorge avec le stylo, et tasser avec l’ensemble du carnet. En voyant ses yeux, le motard eut un geste de recul et retourna à sa moto.
Nicole démarra et tant pis pour la contravention, le coup de téléphone avait été productif puisque la ferme ne se trouvait qu’à quelques kilomètres de la ville. Elle se força à conduire calmement et rejoignit l’exploitation en trente minutes.
Elle se gara près de la maison et marcha péniblement vers la porte principale. Son pied lui faisait un mal de chien. Le fermier sortit au-devant d’elle.
– Madame ?
– Bonjour, je vous ai appelé il y a une heure pour une dinde.
– Ah, c’est vous ! Vous ne m’avez pas laissé le temps de vous répondre, vous avez raccroché très vite.
– Oui, c’est à cause d’un policier, mais bref ! Donnez-moi une dinde, s’il vous plaît, je suis pressée.
– Je n’en ai plus, Madame. C’est ça que je voulais vous dire.
Nicole lui attrapa les revers de sa chemise en hurlant :
– Comment ça, plus de dinde ? Mais c’est vous que je vais découper et faire cuire ! Vous vous rendez compte de ce que vous me dites ? Comment je peux convaincre mes futurs beaux-parents que je suis la femme qu’il faut à leur fils sans dinde de Thanksgiving ?
– Calmez-vous et lâchez-moi.
Nicole se laissa tomber par terre tandis que la femme du fermier sortait sur le pas de la porte pour voir ce qui se passait.
– Je suis foutue, mon mariage est foutu, ma vie est foutue, dit-elle en pleurant.
– Mais ma p’tite dame, un jour…
– Ne dites rien de plus ou je vous étripe et je sers vos entrailles à ma table ce soir.
Le fermier se mit à rire, lui prit les épaules, la releva et la conduisit vers la maison, tandis que Nicole hoquetait.
Sa femme les regarda entrer avec un air mitigé entre étonnement et apitoiement.
Nicole se laissa asseoir et prit le verre qu’on lui tendait. Elle le vida d’un trait et se dit que son estomac allait exploser. Elle reprit sa respiration et regarda les fermiers d’un œil rouge, hagard et interrogatif.
– Ben dites donc, vous avez une sacrée descente. C’est un petit alcool local un peu fort, mais fruité.
Un rat s’était introduit dans ses intestins et commençait à les grignoter en cautérisant les plaies au lance-flammes. Nicole répondit d’une voix rauque :
– Vous avez raison, bien fruité.
– Bon, on ne peut pas faire grand-chose pour vous.
– Il doit bien nous rester quelques morceaux au réfrigérateur, dit la femme.
Une lueur d’espoir s’insinua dans le cerveau de Nicole. Elle pourrait faire comme si elle avait coupé le volatile avant de le servir. Elle releva la tête et remarqua l’odeur de cuisine : une dinde cuisait dans le four. Elle se leva, la bouche écumante.
– J’achète votre dinde 100 dollars !
Les fermiers se regardèrent.
– Écoutez, non ce n’est pas possible. Les enfants...
– 200 dollars !
Ils se regardèrent à nouveau, la femme hocha la tête et se leva.
– Bon, OK ! C’est bien pour vous faire plaisir.
Nicole exultait. Elle avait gagné, sauvé son honneur, son mariage et sa vie. Elle sortit en boitant, tenant le paquet sur ses bras. Elle monta dans sa voiture et démarra en trombe.
Le fermier la regarda partir et rangea l’argent dans sa poche. Sa femme l’appela :
– Va chercher une dinde chez Harry, sans cela je n’aurai jamais le temps de la cuire pour ce soir.

Ces faits se déroulent entre 16 h 30 et 17 h 30 :

– On va finir par devenir très amis, dit le motard en donnant sa contravention à Nicole. D’abord le téléphone, maintenant un excès de vitesse. La prochaine fois, je vous emmène au poste.
Elle le regarda en souriant et cette fois, il eut vraiment peur.

Ces faits se déroulent entre 17 h 30 et 19 h 30 :

La dinde finissait de cuire, la table était mise avec ses plus beaux couverts, ses plus beaux verres et la vaisselle de fête. Le champagne était au frais, elle était superbe dans sa tenue de soirée même si ses chaussures lui faisaient atrocement mal malgré les deux aspirines. Mais elle ne serait pas faible, il n’y avait plus qu’à attendre la famille Berry.
Le coup de sonnette salvateur retentit et Nicole faillit s’affaler en démarrant trop vite. Ne pas oublier le pied. Elle essaya de ne pas boiter, mais cela s’avérait impossible.
Le premier visage qui s’encadra dans l’ouverture de la porte fut évidemment celui de Martha, surmonté de celui de Thomas.
– Bonjour Nicole, John arrive tout de suite avec le paquet.
Martha entra rapidement en lui touchant l’épaule pour lui dire bonjour. Nicole se blottit dans les bras de Thomas.
– Si tu savais la journée que j’ai eue.
– Ne t’inquiète pas, tout va très bien se passer, dit-il en l’embrassant. Mais, tu boites ?
– Je te raconterai
La sonnette retentit de nouveau.
– Laisse, j’y vais, dit Thomas.
Martha observait tout d’un œil inquisiteur et critique. Elle alla dans la cuisine et poussa un petit cri. Nicole, inquiète, la rejoignit et la vit qui regardait le four.
– Eh bien, on ne va pas en manquer.
– Manquer de quoi ?
– De dinde ! Vous avez déjà oublié que c’est nous qui l’amenions ? Vous deviez faire le dessert.
Nicole se retourna pour voir entrer John, souriant, qui portait une superbe dinde dans ses bras.
– Elle est précuite, une petite heure au four et elle sera prête, dit-il. C’est quoi le dessert ?
Nicole éclata d’un rire hystérique.

Ces faits se déroulent entre 19 h 30 et 22 h :

Nicole s’agitait, seule dans son lit. Elle avait enfin pu enlever ses chaussures après avoir jeté la dinde de John par la fenêtre, viré la famille Berry malgré les protestations indignées de Martha et les suppliques de Thomas, puis massacré sa dinde à coups de hachoir.
– Jamais pu blairer ces fêtes à la con, soupira-t-elle avant de s’endormir.


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