RESEAU DE LA NOUVELLE et des formes courtes

Autobiographie d’une danseuse, de Florence Didier-Lambert Editions Rue Saint Ambroise, collection « Suites », 168 pages (parution : septembre 2022 - 14€)

par JMC

Entre recueil et roman ou récit, cet ouvrage inaugure la nouvelle collection « Suites » aux éditions Rue Saint Ambroise, collection dont le concept ouvert, présenté par l’éditeur, est explicité sur notre site dans le « grand dossier sur la nouvelle », ce qui évitera de l’analyser ici en détails. L’autrice, Florence Didier-Lambert, co-fondatrice des éditions Rue Saint Ambroise, fut aussi danseuse puis professeur de danse au Conservatoire de Paris. Vu ses liens avec la nouvelle, ce récit justifie donc d’une attention particulière. Proche du recueil de nouvelles et du roman, sans tout à fait être ni l’un ni l’autre mais un entre-deux, cet OVNI littéraire ouvre à cette nouvelle catégorisation (voir notre dossier). De fait, certains textes qui en constituent les chapitres ont déjà été publiés séparément, grâce à leur relative autonomie justifiant du statut hybride de ce récit, ses sous-ensembles pouvant être détachés du tout et y survivre – disons survivre à leur lecture en tant que nouvelle autonome.
Comme l’indique sans ambiguïté le titre, il s’agit du parcours d’une danseuse, depuis l’enfance jusqu’à sa fin de carrière (et presque de vie…), évoqué par une « suite » de souvenirs significatifs d’un très long parcours, amateur puis professionnel, jusqu’au plus haut niveau, avec des chorégraphes de renommée mondiale. Entre récit linéaire pour les parties contemporaines, et une sorte de journal comme autant de flash-back mémoriels pour celles issus du passé, le lecteur est amené à restituer lui-même, par épisodes successifs, le récit foisonnant, ni plat ni vraiment dramatique ou tragique, d’une existence bien remplie, gouvernée par la danse – et elle seule, pourrait-on dire. Au point que les autres événements d’une existence, banals ou non (or il y en a forcément, au-delà d’une passion aussi exclusive) y sont comme en retrait ou en filigrane, évoqués par touches brèves, au profit du moteur central qu’est l’univers de la danse. On les ressent authentiques ou peu modifiés, ces flashes mémoriels restitués par épisodes-clefs choisis, échecs ou succès d’une ex-danseuse désormais âgée et malade, ce que l’on apprend d’emblée. Le lecteur est en effet averti dès le premier chapitre : sur son lit d’hôpital, face à son avenir incertain, Florence se voit suggérer par Ludovic (son mari ? Son fils ? On ne le sait pas) de ressortir du tiroir les récits épars de « sa vie de danseuse », annonçant et justifiant ainsi la structure d’un récit autobiographique éclaté ; ces tranches de vie ramenées à la surface tel le bilan très subjectif, et sans doute incomplet, d’une existence entière consacrée à sa passion unique et dominatrice.
Un peu à part, tel un texte autonome enchâssé dans le récit principal, « Vol » conte la biographie tortueuse de la mère de Florence : boulangère chez ses parents, puis infirmière, puis hôtesse de l’air (on passera les transitions), entre guerre, rencontre lors de l’Occupation d’un futur mari aviateur, perdu de vue puis retrouvé bien après, tout cela dessinant une vie. Le lien avec la danse est ici mis de côté pour laisser place à un vrai hommage à une mère et à ce qu’elle devenue, à force de volonté ; et peut-être est-ce justement là que réside le lien véritable avec la danseuse, sa fille ?
Le récit est toujours tendu et assez distancié, sans pathos ni autocompassion, quasi-clinique, tel un compte-rendu factuel d’un passé éloigné, sans jamais s’y étendre. Pas même sur des événements-clefs que, dans une vie « normale », l’on jugerait centraux : un échec amoureux, une initiation sexuelle un peu gâchée, un frère turbulent et fêtard, un mariage et des enfants – à peine évoqués, ceux-là, n’apparaissant qu’à peine dans l’un des derniers récits comme s’ils étaient quantité négligeable, personnages de second voire de troisième plan face à la danse souveraine, à ses contraintes et à ses joies qui envahissent tout, monopolisent tout et débordent sur tout le reste telle une passion exigeante. Ce qui est le cas, y compris sur le plan physique, entre les douleurs bien connues (orteils forcés dans les chaussons jusqu’au sang), régimes et autres privations, et les concours à fort enjeu, parfois ratés à cause de quelques menues secondes de distraction.
Chacune de ces séquences-chapitres a sa tonalité propre, comme si ça n’était pas toujours la même Florence qui nous parle ou nous écrit ou, de fait, s’écrivait à elle-même depuis le passé, ce qui n’est pas si faux. Et peut-être est-ce là l’un des faits saillants de cette suite s’apparentant à un recueil par une certaine autonomie de chaque chapitre, y compris dans le ton, fussent-ils centrés sur la même personne et sur sa passion, fil conducteur unique. Tel un vieil album photo dont on tournerait les pages à grande vitesse, sans trop s’attarder et avec, sur chaque photo, une Florence « différente » au fil du temps qui défile et des événements restitués : enfant, ado, jeune fille, puis adulte, plus mûre et bientôt professionnelle, puis professeur de danse, avant l’arrêt brutal, trahie par son cœur. On a donc parfois un peu de mal à s’identifier à cette F. comme Florence en tant que personnage unique, disons stabilisé. Plus encore via ces changements d’époque, tel un puzzle dont seule la lecture, une fois terminée, offrirait a posteriori l’impression d’ensemble souhaitée par l’autrice, présume-t-on. Et ce par un effort de reconstitution du tableau complet ou du portrait de femme que cela dessine par touches – ou serait-ce celui d’une danseuse, avant tout ?
Et à la fois, c’est le sens d’une existence que d’évoluer et changer, de traverser joies et épreuves et d’en être parfois changé, de mûrir avant de mourir, tout en conservant (du moins ici, pour Florence) sa passion d’une vie, qui en a orienté tous les choix et mérite aussi, parvenue vers la fin du voyage, de s’y repencher pour s’en remémorer les pages marquantes au fil de ces bulles-souvenirs remontant dans un certain tri sélectif propre au fonctionnement imparfait, disons subjectif, de la mémoire. A ce titre, et en accord avec ce principe de chronologie ou de progression bousculée, « Opéra Garnier », le dernier chapitre, n’est ni une fin ni même une conclusion formelle au récit, mais simplement la toute dernière pièce de ce puzzle littéraire, certes dans l’ordre ou le désordre voulu par l’autrice. Ce qui laisse le lecteur face au vide habituel à tout récit qui se clôture… et confronté aussi à un tout autre « vide » à combler, via sa propre mémoire de lecteur arrivé au bout de son propre « voyage » : la reconstitution du portrait global d’une danseuse par les seules « pièces au dossier » dont il dispose ici, forcément parcellaires, qu’il devra donc reclasser à sa façon, comme il pourra. Le présent narratif lui-même brouille parfois les cartes de la chronologie en incluant lui-même quelques boucles de souvenirs se détachant de ce présent, lors de brefs moments de rêveries interférant avec le récit contemporain et les souvenirs classés et rangés, issus d’écrits « à rebours » retrouvés et feuilletés, relus à l’intention du lecteur.
Ce regard et ce retour sur soi-même, cette auto-observation depuis le présent vers un passé révolu, évacue l’émotion au profit d’un récit plus clinique que lyrique, sans excès de dramaturgie. Pas même lorsque l’existence de la narratrice, professeur en fin de carrière, désabusée par son dernier cours et par la désinvolture des nouvelles générations d’élèves, se voit menacée par cet accident cardiaque brutal, imprévu comme c’est toujours le cas, dont l’on perçoit vite l’issue incertaine : « réanimation, et décision d’opérer en urgence », apprend-on, sidérés par cette révélation s’imposant d’emblée, bien plus que ne semble s’affoler la victime qui ne s’apitoie guère sur son propre sort, moins résignée que distanciée, comme noyée dans le soulagement d’un fait faisant déjà partie (lui aussi ?) du passé – d’une crise déjà vaincue puisque le récit existe, se dira le lecteur ? Or présumer cela, ne serait-ce pas trop parier sur le principe et les ressorts internes de l’autobiographie, fictionnelle ou non ? L’autrice est là, elle nous parle, nous a confié son récit, c’est donc que tout va bien, qu’elle a vaincu l’obstacle ultime ? Sans doute, mais ça n’est pas si simple car dans la structure globale de type A.B.A.C.A.D.A.E etc. du récit manque, peut-être, un tout dernier épisode conclusif, justement, celui qui mettrait un terme à l’incertitude du lecteur sur le devenir de la narratrice, après le point final tout en suspension. Et c’est là où la fiction souveraine pervertit et brouille la réalité, où l’autobiographie flirte avec la toute-puissance du récit, où la présumée narratrice ne le serait pas forcément jusqu’au bout, mais s’accorde le droit de biaiser en nous imposant un final doublement ouvert, entre réalité suspendue et autofiction.
Que peut-on conclure de tout cela ? Que malgré sa structure éclatée et une catégorisation explicite le rapprochant du recueil, il n’est pas aisé de ne pas voir et lire ce récit avant tout comme un roman dont il possède les codes narratifs ; tous les romans ne sont pas linéaires, flash-back et réminiscences y sont très courants aussi. Cela ne gâte rien, et ce récit (roman, suite ? Peu importe, après tout) est d’une authenticité indiscutable qui touche le lecteur, et le fait entrer dans un univers singulier, pas souvent traité par la fiction. Le récit fait la part belle à l’éclosion de souvenirs, comme si ceux-ci s’imposaient d’eux-mêmes à la narratrice, et donc au lecteur ; à moins qu’elle ne feuillette tel un catalogue les morceaux choisis – pas forcément les plus rudes et dramatiques, a-t-on noté – d’une sorte de journal intime de toute une vie. Y restent quelques mystères éludés ou passés sous silence : la mort du père (?), en tout cas sa disparition, évoquée à plusieurs reprises sans jamais en fournir les circonstances. Notamment dans « Boulevard Berthier », l’une des scènes les plus émouvantes du récit, cet échange mère-fille sur un père trop vite disparu, et comment, ou combien sa mère l’a aimé, secret douloureux révélé lors d’une confidence improvisée : « C’est le seul homme que tu aies aimé ? » « Je te l’ai toujours dit. » « Tu n’as jamais été amoureuse de quelqu’un d’autre ? » « Si mais pas comme de ton père. » Tout est dit, sans doute, dans l’aveu « mais pas comme de ton père » qui, aussi simple et bref soit-il dans son expression, résume toute la force d’un amour dont sa fille lui demande de reparler. On n’en saura pas plus, bien que l’amour de la danse, ou d’une danseuse (une autre) ait aussi animé ce père disparu.