RESEAU DE LA NOUVELLE et des formes courtes

Chantal Detcherry – Histoires à lire au crépuscule Editions Passiflore, janvier 20219 17,00€

(actualisé le ) par JMC

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Il est de ces textes (tout un recueil parfois, quand on a de la chance) qu’on lit une première fois pour savoir où il va vous mener, une seconde juste « pour le plaisir » : celui de la langue, de l’univers, de la musique, de la sensualité et autres ressentis encore. Puis on le rouvre à nouveau, comme on écoute un disque favori, inusable, mettant chaque fois en évidence un aspect, un détail, infime ou non, que l’on avait oublié ou négligé. Histoires à lire au crépuscule (Prix de la nouvelle de l’Académie française) est assurément de ceux-là, un livre à conserver jamais très loin de soi.
Il s’ouvre sur « Le secret » à l’exotisme ténébreux et languide, romantique par sa dimension tragique et sensuelle à la fois, celle du Julien Gracq du Rivage des Syrtes, offrant la même atmosphère subtilement africaine ou juste tropicale, intemporelle aussi, baignant plusieurs textes. Dont le suivant, « L’apparition », moins éthéré celui-là, plus ancré dans une réalité africaine pure et dure (on y voit la mise en scène d’un racisme colonialiste abject), mais tout aussi ambigu, du fait d’une subtile incursion dans le fantastique ou le non-dit ouvrant la porte à interprétations avec Aguida, la jeune africaine filiforme et quasi muette, troublante aussi, tel une sorte de double humain de l’insecte fabuleux, le phasme aux pouvoirs magiques, qui sait ?
L’art de l’observation et du détail de Chantal Detcherry tient du miniaturiste dans ses descriptions dignes d’une entomologiste : mimétisme végétal d’un phasme dans « L’apparition », ou duo onirique de scarabées venant perturber (ou agrémenter ?) un repas entre amis, dans une allégorie sacrificielle de la trahison dans le couple. De même pour la fine description des sentiments, telle la déception face à une vie qui se délite (ou plutôt deux) dans « La fiancée du mascaret », en équilibre instable au bord du fantastique et du féérique dans ce portrait croisé féminin de la fragilité du destin noyant les espoirs d’une vie et ceux de la jeunesse, face à une réalité toujours cruelle et décevante.
Le non-dit, le juste suggéré et le mystérieux font aussi partie de l’aventure, tel ce Secret non révélé (pas plus que n’y sera cité l’animal du fleuve, cet « étrange poisson migrateur » qui « tord son grand corps souple et sensuel comme celui d’une femme », et dont « la bouche s’ouvre en vain sur le cri bouleversant des sirènes », qui « se lamente entre les bancs de sable »). Face au jeu de mots crypté, on devine alors de quel « poisson » il s’agit, mais on laissera le lecteur chercher lui-même, s’il tient à lever le voile sur cette pêche cruelle dans les estuaires. Tel aussi le sort d’une jeune fille endormie (ou un peu plus ?) en plein bois, dont on ne saura jamais vraiment quel est cet animal à la douce fourrure qui vient partager sa couche. Secret aussi le sort, tout aussi suspendu, de « La fiancée du mascaret », qui semble vouloir rejoindre son amant dans le fleuve. Ou les pouvoirs, réels ou juste imaginés, d’Aguida face à un rustaud méritant leçon ou correction. Secrète aussi, la nature des pouvoirs d’une Némésis vengeresse, parfois humaine et parfois déesse issue de la mythologie, selon la forme qu’elle adopte lors de ses apparitions, dans cette allégorie cruelle des pouvoirs de la déesse Nature punissant l’homme de ses excès et son manque de respect pour la Nature qui le nourrit. La femme est une constante dans tous ces textes, jamais ouvertement revendicatrice ou féministe, plutôt intemporelle, fragile, et souvent extrapolée de l’imagerie « romantique » de la femme des siècles passés, sans que ce soit pour autant dévalorisant pour elles, tout au contraire.
Sous une forme ou une autre, végétale ou animale (souvent les deux), la Nature aussi est présente dans ces textes telle une constante vitale, un ingrédient central, indispensable au scénario. L’idée du jardin notamment, présente tant dans « La fiancée du mascaret » ou « Némésis » que dans le subtil « Samsâra », où l’on se demande si ce jardin en friches, presque libre de toute contrainte, ne serait pas le cœur pulsant de ce conte vaguement fantastique, celui qui règle ses comptes à sa façon avec celles qui « détestent la campagne » ? Son final surprenant laisse ouvertes bien des hypothèses sur ce plan, mettant (tiens donc, une fois encore ?) les insectes au premier plan, dans un rôle bien plus actif et explicite que, dans « L’Apparition », ce phasme très peu mobile et pourtant omniprésent – voire apte à la téléportation.