Gilles Bertin, Ratabougo Editions L’Ourse brune, 2020

(actualisé le ) par Olivia Guérin

Voilà un titre bien énigmatique, dont les sonorités étranges, « Ratabougo », semblent naviguer souterrainement depuis la couverture jusqu’aux dernières pages de cette longue nouvelle qui serpente parmi les paysages humides de la Vézère.
Dans ce mot incongru se joue tout l’enjeu de la nouvelle : celle de l’évolution des relations entre un père, atteint par la maladie d’Alzheimer, et son fils Tony, à la suite d’une promesse que le second a faite au premier. Le père, refusant de finir sa vie dans un Ehpad, a demandé à son fils de venir le chercher le jour où il n’y aurait plus le choix. Tony entraine alors son père dans une « fugue » nocturne sur les bords de la Vézère, arrosée d’eau de vie. Pour oublier la maladie, mourir peut-être.
Jusque-là, entre le père et le fils, c’étaient en quelque sorte des relations non advenues. Dans leur famille, on ne communique pas, ou si peu : mère froide, couple parental désuni, sœur colérique, père incapable d’exprimer son affection, fils qui fouille dans sa mémoire pour en trouver les témoignages les plus ténus. Dans cette famille, on ne sait pas trop y faire avec les sentiments ; on a du mal à être proches les uns des autres. Et la possibilité même de renouer tardivement une forme de communication est mise à mal par la maladie du père ; ce père Alzheimer qui est déjà un peu absent, regarde droit devant lui sans jamais croiser le regard de Tony.
Leur histoire aurait pu être celle d’un rendez-vous à nouveau manqué. Et pourtant, cette nouvelle met en scène un basculement.
Au fur et à mesure de cette escapade, le lecteur assiste à la naissance d’une proximité nouvelle entre père et fils. Un lien ténu se tisse, se renoue avec douceur, sans rancœur vis-à-vis du passé, sans reproche. Chez le père, on perçoit une envie nouvelle de se reposer sur son fils. Chez le fils, on sent naitre une tendresse discrète, et une certaine fierté de devenir l’épaule sur laquelle le père va enfin pouvoir s’appuyer. Tristesse aussi d’observer cette fin de vie. Envie, peut-être, de l’accélérer ?
Une des grandes qualités de cette nouvelle, c’est que tout ceci se joue sans pathos. Aucune effusion : le texte est tout en retenue. Si l’émotion affleure régulièrement, elle est comme tenue à distance par une écriture faite de mélange des tons et des registres (le langage familier est volontiers convoqué pour camper le personnage de Tony l’électricien), d’autodérision (le fils se moque de ses propres sentiments, qu’il juge parfois « gnangan »), d’irrévérence, voire de burlesque, dans le portrait du père en alcoolique invétéré (comparé tantôt à un poulet rôti, tantôt à un pape tenant d’extravagantes homélies).
Une écriture qui dédramatise la situation, à l’image de ce mot grotesque, « Ratabougo », inventé par l’esprit progressivement embrumé du père, et que le fils se promet de répéter comme un hommage, après sa disparition. Un mot grotesque, mais un mot intime, qui scelle une relation filiale nouvelle.