Marci Denesiuk, Le chez-nous perdu, Traduit de l’anglais par Marie Frankland éditions L’oie de Cravan, Montréal, 2019, 251 pages.

(actualisé le ) par Nathalie Barrié

De ce recueil singulier qui nous prend quelque peu à rebrousse-poil, car il ne cherche pas à nous envoûter, se dégage un réalisme frôlant le désespoir, tapi sous la banalité d’un quotidien mis à nu. Vu par les yeux de huit protagonistes féminins, ce quotidien ne laisse en apparence guère de choix de vie, hormis un travail sans joie, ou pire encore, le spectre du chômage et de la perte de soi. Double impasse, liée à la difficulté de se prendre en charge durablement et de pouvoir compter sur autrui. La fierté, la dignité empruntent parfois des ruelles malsaines, tel ce lieu de prostitution, exutoire d’une jeune Katherine perdue, à l’étroit dans sa vie, et pétrie d’ennui.
On sent que ces femmes sont à mi-chemin entre la résignation et la révolte, et qu’il suffirait de peu pour faire surgir la tragédie, à l’affût des âmes errantes. Rien de tragique a priori dans ce recueil, si ce n’est un fait-divers conté sur le mode onirique (une plongeuse précipitée dans un incendie de forêt par un canadair, saisissant alliage d’eau et de feu) ; mais en-deçà du spectaculaire, c’est pourtant bien la trame de fond d’un tragique ordinaire, voire chronique, qui se perpétue à travers la perte de sens de ces existences, les vagues promesses, les rêves impossibles et la recherche d’un ailleurs, ce Chez-nous perdu qui tient du mirage toujours repoussé vers un horizon incertain.
Il y a dans ce Chez-nous perdu un symbole biblique, celui de la perte de l’Eden, et chez ces femmes un déplacement, le sentiment de ne trouver leur place nulle part, de constamment la chercher. Irréductibles, malgré tout, dans leur âme, les questions existentielles qui persistent — qu’il est de notre devoir de lecteur de faire émerger — s’imposent avec d’autant plus de force que la chape de plomb d’un quotidien convenu, incontournable, les ignore et les bat constamment en brèche. Cela s’opère par le biais d’une violence ordinaire, tranquille, insidieuse (incolore, inodore), imposée comme une évidence via des espaces gris, réducteurs de corps et d’âmes, générateurs de solitude et de gâchis, alliés au temps qui passe, sourdement.
Par effet de contraste, le farfelu est parfois bienvenu, en la personne d’Andrew par exemple, qui « parle mouton » sur cinq tons différents et se prend pour Zorro, attitude pas plus absurde, finalement, que l’impasse imposée. Un zeste d’humour, la politesse du désespoir en plus, présent aussi grâce au perroquet de Pat, baptisé Sœur Cécile car il ne sait dire qu’Amen et Alleluia avant de progresser d’un bond dans la hiérarchie des espèces avec le mot Banane ; et à la grand-mère nonagénaire qui se remarie, succède le Presque chez-nous d’une famille « presque » normale, en tout cas chaleureuse. Le dialogue qui se renoue autour de rites retrouvés, échanges de « becs », jeux de cartes et repas de limes (citrons verts), craquelins, cheddar, grilled cheese et pains de viande, met du baume au cœur du lecteur et achève le volume sur une note d’espoir : les deux dernières nouvelles mettent en scène une douceur familiale retrouvée – pas tout à fait complète cependant, car le spectre de la maladie rôde – par contraste avec l’éloignement et la solitude des deux premiers tiers du recueil.

La force de l’écriture de Marci Denesiuk, c’est que nul discours psychologique ne vient « entacher » sa typologie du quotidien, scrupuleusement factuelle. Promu fin limier, le lecteur ne sera pas dupe du tableau présenté à ses yeux, dont l’objectivité, parfois glaçante, n’est qu’apparente. Et les anecdotes se rassemblant en faisceau, ce factuel finira par faire preuve, par exprimer « l’évidence » d’une inquiétude, voire d’un désespoir ambiant, qui n’ont pas besoin de dire leur nom.
L’intériorité des personnages prime, par la vertu même du silence et du non-dit, sur les événements extérieurs qui s’imposeraient comme décisifs pour recouvrir et nier cette intériorité, mais qui deviennent en fait dérisoires : renversement magistral, amené par la dynamique interne d’une écriture forte, organique et sans concessions.
L’espoir renaît des cendres du désespoir et le cri silencieux, vital, qui s’en dégage est beaucoup plus poignant qu’un hurlement.