Varlam Chalamov / Récits de la Kolyma, Verdier / collection Slovo, avril 2003, 1516 p., 45€ (traduit du russe par Sophie Benech, Catherine Fournier, Luba Jurgenson)

par JMC

En ces temps où le peuple russe souffre à nouveau des excès de ses dirigeants, il est bon de se rappeler que ça n’est pas nouveau, et d’entendre les témoins d’horreurs passées, étouffées par la longue Guerre Froide qui a longtemps occupé la totalité du spectre médiatique. Moins connu que Soljenitsyne, Varlam Chalamov en fait partie ; il a connu de 1932 à 1953 l’emprisonnement le pire qui soit, mais il a survécu. Ses récits, écrits par la suite et publiés en plusieurs recueils réunis par Verdier en un seul (et gros) volume en sont un témoignage moins romancé qu’arrangé en textes fortement interconnectés, où l’auteur est toujours le protagoniste privilégié, malgré les changements de nom pour lui-même et ceux qu’il a côtoyés. La première partie, celle de la découverte des camps par le lecteur (mais aussi l’auteur qui y arrive) est sans doute la pire, par ce qu’elle nous livre : un univers éloigné de tout, 40 jours de train puis de bateau jusqu’à cette presqu’île où -60 degrés sont presque la norme en hiver, des prisonniers à peine nourris maniant pelle et brouette en plein blizzard, et une existence restreinte à son minimum vital, voire moins, sous la coupe de truands imposant leurs lois et leurs rituels (vols, rackets en tout genre, jeux de cartes truqués) à ceux qu’ils appellent les « caves » (les politiques tel Chalamov, enfermés, souvent pour 25 ans au nom du très injuste et arbitraire Article 58). De la Kolyma, on ne revient pas car, même si l’on a survécu au pire, le prisonnier en fin de peine doit y rester cinq années de plus et trouver un emploi sous le soi-disant statut de « libre » qui ne changera rien à sa vie, hormis un salaire minable. L’arbitraire y est la norme et, via l’exemption temporaire de travaux pour maladie, le médecin y est l’unique chance de sursis provisoire à 12 à 15 heures de travail journalier à la mine, joker que les truands, là encore, préemptent souvent à leur seul profit par la menace. La quatrième partie, différente par son approche sociologique plutôt que simple récit semi-fictionnel, est d’ailleurs intitulée « Essais sur le monde du crime ».
Sans misérabilisme, tel un simple constat objectif et presque distancié, via ces brèves tranches de « vie » entre horreur et ironie parfois teintée d’humour macabre, Varlam Chalamov nous fait entrer dans cet univers qui le met en scène car, tout cela, il l’a vécu, y a assisté ou l’a entendu conter par ses compagnons d’infortune. En 146 textes dont aucun n’est de pure fiction, il peint par petits tableaux un univers concentrationnaire aberrant de bêtise et de rigueur administrative. Un exemple, dans « Une rafle » (p.1034), le verdict arbitraire d’un petit chef faisant du zèle et ignorant l’avis médical : – Nom ? – Je suis malade. – Qu’est-ce qu’il a ? – Une polyarthrite, dit la doctoresse en chef. – Bah, je ne connais pas ce mot-là. Un gaillard en pleine forme. Au gisement. La doctoresse en chef n’essaya pas de discuter. Sans oublier les truands et leurs excès, où loi du couteau, vol des colis et des vêtements (la sanction est évidente, sous ces climats) sont la punition pour un regard de trop, la moindre rébellion ou réponse face à un vol. Ou juste pour s’amuser aux dépens des « caves », les Article 58, souvent des intellectuels d’âge mûr, affaiblis par les privations et qui n’ont pas, même pour survivre, le culot et l’inhumanité sans bornes de ces truands de « droit commun » qui s’y sont arrogé le droit du plus fort.
Au-delà de son contenu, par son volume et sa structure, ce recueil est l’exemple ultime de textes courts interconnectés créant ici non pas un univers fictionnel, mais rendant compte d’une réalité aussi sidérante que mal connue et documentée (et pour cause...) lors de sa première publication. L’immersion dans cet univers concentrationnaire ignoble ne peut laisser indifférent, et certains récits révulseront le lecteur par les atrocités commises ou subies, délibérées ou par négligence. Mais cela semble un mal nécessaire, un « devoir de mémoire » aussi, documentant l’un des pires épisodes de l’Histoire de l’humanité, et l’inhumanité absolue de ces camps isolés. En effet, à l’opposé des camps nazis, précise l’auteur, une bonne part de ces Article 58 ne connaissaient même pas le motif de leur arrestation, voire n’en avaient aucun.