Alors que se développent les techniques d’impression de livres à la demande, il est rassurant de voir une maison d’édition revendiquer son savoir-faire en se référant au chemin de fer. Pour rappel, le chemin de fer est cette étape de la conception du livre où la succession des pages, mise à plat, permet de vérifier le bon enchaînement du texte et des images. Car, ne l’oublions pas, si l’auteur commet le texte, l’éditeur l’incarne dans un livre.
En suscitant une dialectique entre texte et image, les éditions du Chemin de fer créent des objets éditoriaux singuliers. Dans Vie de Gilles, le peintre Denis Laget propose sa vision du texte de Marie-Hélène Lafon. Ses paysages, peints dans une matière terreuse, organique, dévoilent des horizons tourmentés où le temps semble se figer.
Le personnage de Gilles, né du dernier roman de l’auteure : Les Sources, est le fils de Nicole et le frère de Claire et d’Isabelle. Dans Vie de Gilles, sa vie tient entre deux nouvelles. Dans la première, La confession (dont une version initiale a été publiée en 2023), il est enfant, suit les cours de catéchisme dispensés par une vieille fille, La Nini. Il imagine la mort de son père honni, son enterrement. Il se soumet au rite de la confession sans trop savoir comment lister les péchés qu’il aurait commis. Dans la seconde, Cinquante ans, on le retrouve quarante ans plus tard alors que sa sœur Claire, de retour au pays pour les vacances, vient lui souhaiter son anniversaire. La Vie de Gilles résonne dans cette ellipse temporelle, dans ce silence. Car Gilles fait partie des enfants qui, à l’école, n’apprennent pas bien. Dès lors, son destin est scellé, il sera lié à la terre, condamné à un labeur sans fin, à la tyrannie des éléments, au célibat. Il appartient à cette caste de paysans, héritiers d’un monde qui se meurt, des taiseux que Marie-Hélène Lafon sauve de l’oubli en brossant leur portrait d’une plume réaliste, pudique, et infiniment respectueuse. Fidèle à son Cantal natal, à la vallée de la Santoire, l’auteure nous ramène chez elle, auprès des siens, dans son pays qu’elle décrit avec les yeux de celle qui, enfant, allait aux champs pour garder les vaches. Ses pieds reconnaissent les cailloux du chemin nu qui part de l’étable et file droit, net, sans ambages, vers la plaine alanguie au bord de la Santoire.
Le livre est conçu comme un triptyque où la peinture de Denis Laget vient en écho aux deux nouvelles de Marie-Hélène Lafon. Les ocres de sa palette, les effets d’empâtement ou de jus, les ciels tempétueux, tout évoque la condition de Gilles, son silence, sa solitude et, surtout, la terre qui le possède et l’entrave. Le texte prend alors une dimension poignante, au-delà du dit, le ressenti se fait image et nous touche d’autant plus profondément.
Vie de Gilles, dont le titre rend hommage aux Vies Minuscules de Pierre Michon, s’inscrit dans la lignée des portraits que l’auteure nous a déjà livrés depuis Liturgie, son premier recueil de nouvelles, ou bien Joseph, son bref roman. Ce petit livre, à la facture soignée, peut-être une transition entre Les sources et un prochain roman, est surtout une œuvre intense, tout en retenue. Comme des parenthèses, ces deux nouvelles enserrent le silence d’une vie, la Vie de Gilles.
Vie de Gilles, Marie-Hélène Lafon, Denis Laget Éditions du Chemin de fer, février 2025, 14€
