À VENDRE

vendredi 1er juin 2018 par Bernard Bobin

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Il en était sûr. Sa coquille serait à vendre avant même d’être vide. Sous son casque protecteur de cycliste, en rentrant d’une de ses randonnées coutumières, il croyait voir son balcon sur la rue en témoigner.

L’hiver (son hiver) avant la fin de l’automne.

À VENDRE

Il avait tout anticipé, tout compris, tout souffert, bien compris.

Ils passaient, régulièrement, à tour de rôle, en duos ou par trois, en trio ou par quatre selon des disponibilités chorégraphiques erratiques.
Il entendait toujours leurs pas conquérants heurter sinon choquer les vieilles marches de bois. Il s’attendait à entendre et entendait la clef tourner dans la serrure de son appartement. Il les entendait entrer sans frapper et sans vergogne dans l’appartement vide.

Discussions animées.

Franchement, ils l’amusaient. Ils l’amusaient mais ils abusaient sans le savoir. Ils abusaient sans même le pouvoir… Et ce n’était pas toujours drôle et quelque peu cynique de penser les entendre.

« Fallait…, fallait tout nettoyer et vite, repeindre les murs… »
« Repeindre les murs ? Allez, allez ! C’était pas sale… mais ce serait plus net. Mais on va y perdre… »
« Pas la peine de repeindre, de tout reprendre, le quartier est top… »
Lui au moins, son frère, en était certain. C’était une histoire de quinze jours au plus, même d’une semaine… d’un jour… À la première visite… pourquoi pas ?
Moue dubitative d’une grande et sèche brune, sa sœur.
« Pas trop loin du centre ? »
« Non ! Franchement ! … à côté du tram, des commerces… »

Mais non… mais si, entonnait le chœur des sans cœur.
En tout cas il fallait faire vite. C’était bon à prendre sans traîner. On ne gagne pas un jackpot tous les jours. Il n’aurait jamais voulu ça mais tant pis.
La grande et sèche brune disait qu’il ne méritait sans doute pas ça. C’était comme le jeter aux oubliettes.
Et alors, et alors… allait sans doute corner le cousin germain, il avait passé sa vie à oublier les autres, non ? Les intellos ça pense sans dépenser ou ça dépense sans savoir comment panser !

Il les avait distinctement vus passer et repasser, infiniment pesants, infiniment présents. Il avait cru sentir leurs pinceaux lui effleurer la joue comme la caresse d’un blaireau au rasage. Sa peau sentait la peinture fraîche, la peinture blanche, uniforme, sur le visage d’un clown. Un seau d’apprenti plâtrier lui cognait la jambe.

C’est sûr qu’il avait besoin d’un bon rafraîchissement, d’une remise au goût du jour. Mais on ne pouvait rien faire pour la salle de bains. Trop cher. Au mieux c’était la douche froide.

Quel monde d’aveugles aveuglés.

Il avait cru percevoir des sacs en plastique aux motifs gommés recueillir sans tri chaussettes, slips, chapeaux et sa dernière casquette… sa dernière casquette… la tête, les pieds et le reste. Pantalons velours, vestes élimées, nœuds de cravate et chemises, chemises et polo, polo et pulls et inventaire à la Prévert. Tout ça évalué, dévalué, surévalué, prisé et méprisé comme un caleçon de vieux usé.

De vieux rusé. Il avait vraiment tout anticipé puisqu’il s’était pris dans le seul vrai jeu où qui gagne perd.

Bien sûr qu’ils en avaient rêvé.

C’était petit son appartement et il passait son temps ailleurs. Il ne faisait que passer, que revoir sous son casque de cycliste, des horizons limpides ou tourmentés sous des cieux aux nuages couturés de génie par le jeu du soleil. Il ne faisait que passer en apprenant à lire sur une page de neige éclatante les signes mystérieux que la vie y traçait. Éternelle écriture.

Il était bien petit son tout petit appartement mais il passait son temps ailleurs, d’hôtel en hôtel, en lointains voyages. Il dépensait sans compter. C’est sûr qu’il avait de la réserve. Ce devait être caché. Un gros tas. Sous le matelas ?
Arrêtez, vous l’avez dit c’était un intello. Il avait dû cogiter pour planquer tout ça. Juste ce petit appartement, on a du mal à le croire.

Naufrage de l’imaginaire…

Il les avait tant entendus chérir et poursuivre leurs sottes investigations, presque en voyage comme lui mais à leur manière. Lui sans souci d’autre coût que celui de l’oubli. Il avait salué d’un sourire le voisin sur le balcon d’en face, ôté son casque, et pénétré dans le sombre couloir pour ranger son vélo.

*****

Les pompiers avaient informé sa sœur. Le voisin de l’autre côté de la rue avait signalé un homme en slip, une chaussette au pied droit, parfaitement immobile depuis deux heures de temps, les pieds sur le balcon, la tête dans l’ombre du petit appartement… Ils n’avaient rien pu faire.

Eux non plus n’avaient rien pu faire qu’accepter de se soumettre à cette loi et afficher au plus vite

À VENDRE

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