Basculer

mercredi 30 octobre 2024 par Corinne André

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2024

Une fois encore, elle n’a rien vu venir. C’est arrivé d’un coup. Au détour d’une phrase.
Un peu avant le feu, elle a ralenti la voiture, elle n’a pas compris : tourner avant le feu ou après ? Parce que "tourner au feu à droite", ce n’est pas très clair ; elle lui demande de répéter. Trop tard, la voiture vient de passer la rue, il va falloir faire demi-tour.
"Ma pauvre Myriam, t’es vraiment trop conne ; tu connais le français, oui ou non ?". Elle n’aime déjà pas beaucoup son prénom, un peu vieillot, mais là sous ses dents pointues, c’est insupportable. Derrière cette phrase d’autres encore, acérées, attendent sur la ligne de départ. C’est une déferlante bien huilée. Quelques mots suffiront à détruire les douces journées qu’ils viennent de passer au bord de la mer. Comme s’il n’était pas tolérable que s’installât dans leur existence un peu de sérénité.
Il faut attendre maintenant, laisser les cris jaillir, les phonèmes entrer dans la chair. C’est bien les mots, cela ne laisse pas de traces sur le corps. Il n’est pas nécessaire qu’elle regarde pour savoir que son visage a commencé à se transformer sous l’effet de la colère. Son angle de vision est suffisamment large pour ne pas ignorer que les traits se sont déjà crispés, les yeux ont perdu leur quiétude légère. L’iris s’est rempli d’une encre noirâtre ; la bouche se tord, c’est le visage tout entier qui se décompose. Méconnaissable, effrayant. Elle aperçoit les mains devenues incontrôlables, elles entreprennent une danse risible qui pourrait bien les mener à des gestes extrêmes.
Elle continue à tenir le volant, elle sait que sa force, c’est le silence. Mais jusqu’à quand et pourquoi ? Et ce silence, c’est peut-être son tombeau. Au nom de quoi supporter une colère qui s’abat sur elle et dont elle n’est pas la cause ? Derrière ces cris, ce sont les miasmes d’un passé qu’elle n’a pas connu et qui affleurent régulièrement. Et depuis des années, elle accepte d’être le réceptacle de ces scories parce qu’il y a les enfants, parce qu’ils forment une famille unie aux yeux de tous, un modèle d’équilibre. Elle seule sait que cet équilibre est chimérique, au moindre souffle, ravagé. Elle voudrait arrêter net le moteur de la voiture, sortir et s’éloigner, seule sur la route. Mais derrière, les regards de ses fils l’accrochent au siège. Ils ont désormais l’habitude ; ils ferment leurs oreilles, tout simplement.
Elle se concentre sur les marquages de la route. S’en tenir à ce qui est balisé. Sa vie, son mariage, les choix qu’elle a revendiqués ; pas question aujourd’hui d’admettre qu’elle s’est trompée, que finalement elle ne pourra jamais rien pour lui. Elle n’a fait que le maintenir dans sa toute-puissance, des murailles bien solides pour le protéger des violences de l’enfance, mais en même temps, elle a ouvert de nouvelles trouées, celles de l’emprise. Elle a construit sa propre prison.
Cette fois, elle sent bien qu’il a perdu tout sens de la mesure. Il commence une démonstration grammaticale sur le bon usage de la préposition à. A droite, ça ne signifie pas après le feu, il se veut pointu, précis ; il l’écrase de ses sarcasmes. Il n’est pas utile de suivre son raisonnement, rien ne saurait l’arrêter. Alors elle laisse les phrases couler, chavirer au milieu des insultes et des mots grossiers. Un déchaînement qui la ramène aux vagues s’écrasant sur les rochers ; une belle vision qui l’aide à supporter l’instant.
Enfin, elle entrevoit le moyen de s’échapper : à la radio, elle reconnaît la musique du film de Godard, Le mépris. Elle va pouvoir s’accrocher au "thème de Camille", en espérant qu’il n’ait pas la mauvaise idée de l’éteindre. Elle va puiser au fond de sa mémoire des phrases qu’elle connait bien tant elle a regardé ce film un nombre de fois infini. Georges Delerue a écrit la musique. L’orchestre murmure, rien que pour elle, la tragédie amoureuse de deux êtres, cette déchirure qui les sépare, enlisés qu’ils sont dans la monotonie de leur vie amoureuse. Là, maintenant, son existence éparpillée au milieu des injures de celui qu’elle aime - de celui qu’elle a aimé doit-elle enfin s’avouer -, elle la regarde différemment. Ce film la hante depuis si longtemps. Camille est incapable d’expliquer pourquoi elle n’aime plus Paul, tout simplement parce qu’il est inutile de chercher des explications. Le fait est qu’elle ne l’aime plus, qu’à un moment - elle n’est pas capable de dire lequel - le mépris s’est installé. A quel instant a eu lieu le basculement ? La phrase mélodique s’accroche à son cerveau, les cordes se superposent, se mélangent tout en s’éloignant les unes des autres. Le motif est ressassant jusqu’au vertige, il glisse dans la brèche formée insidieusement, une fissure qui s’écarte de plus en plus pour dire la violence qui vient de faire son entrée et dont il ne sera plus possible de se défaire. Les quelques notes de harpe n’y font rien. Les mots de Camille ne parviennent plus à freiner la catastrophe qui s’annonce. Autrefois tout se passait comme dans un nuage d’inconscience, de complicité ravie. Maintenant, Camille lance l’aveu fatal avec une simplicité qui ne laisse aucun doute sur sa sincérité. Je te méprise. Un verbe qui écrase beaucoup plus implacablement que « je ne t’aime plus ». Un verdict sans appel, irréversible. C’est trop tard, j’ai changé d’avis sur toi. Myriam se laisse emporter par le leitmotiv, elle aimerait pouvoir prononcer les phrases qui sortent de la bouche de Camille, elle ne veut pas encore s’avouer qu’elle est lâche, qu’elle a refusé d’enclencher le mécanisme tragique qui vient miner les plus belles histoires d’amour, mais le processus est là, aux aguets, il trouvera bien un moyen pour se faufiler. Les cordes aiguës jouent en contrepoint des arpèges comme des sanglots que l’on ne parvient pas à retenir. Myriam tente de maintenir ce thème saturé dans un coin de sa tête pour ne plus entendre les mots qui blessent. Au cinéma, l’image fige l’instant dans une intensité épaisse, mais là on n’est pas dans une salle obscure. Tout est devenu sordide.
Elle le méprise pour ses colères, ses insatisfactions permanentes glissant à intervalles irréguliers en phases de dépression qui laissent la famille exsangue. Depuis bien longtemps elle ne l’admire plus. A quel moment pour elle aussi le mépris s’est-il immiscé ? Ils se sont aimés oui, infiniment, envers et contre tous. Mais les amours de jeunesse sont-ils éternels ? A dix-huit ans, ce que l’on aime chez l’autre, c’est aussi ce qu’il pourrait devenir, puis les faiblesses, la médiocrité s’installent et alors la déception creuse une fissure qui fait achopper les sentiments, un faux pas, et l’amour se mue en honte.
Tout retombe, la musique vient de s’arrêter. Le silence investit l’espace, durablement. Elle veut encore se raccrocher à la douceur de ces deux derniers jours passés à la mer, de beaux moments désormais chiffonnés.
Progressivement, c’est comme un retour à la vie ; un regard ; une légère caresse qui effleure la main. Une longue traversée du désert. Il refait surface, toujours, avec la même phrase : « tu pourrais t’excuser tout de même » … mais de quoi ?... elle finit par ne plus savoir ce qui a déclenché sa colère. Ses idées sont confuses, son esprit épuisé, boursoufflé comme après un K.O. dans un match de boxe. Alors oui, peut-être a-t-elle laissé passer une remarque, elle a exagéré, sa colère était sûrement justifiée.
Une seule certitude, elle est responsable de n’avoir pas su, une fois de plus, saisir le moment où quelque chose se déchire en lui, le ramène à des blessures, un sentiment d’inanité. Un grand vide dans lequel elle n’a plus sa place. Elle ne veut plus s’installer dans ses fragilités. Elle n’en a plus la force. Elle ne lui dit pas que cela l’écrase à chaque fois. Cette colère qui s’engouffre entre eux. Elle a peur qu’un jour le ressac les emporte. A jamais.
Encore quelques heures, et il lui dira : "je ne suis qu’une merde", les mêmes mots, inlassablement, "un jour, tu finiras par partir". Les phrases clés qui la font rester, l’enchaînent dans les mailles de la culpabilité.
Alors, cette nuit, elle fera certainement ce rêve qui revient régulièrement, d’ailleurs de plus en plus souvent ces derniers temps : elle est seule sur un balcon ; elle ne voit pas le nombre d’étages, mais en dessous d’elle le vide cherche à la happer. La balustrade est sur le point de se dessouder, elle la sent fléchir sous ses mains. Il ne faut pas qu’elle cède.


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