Courir vite, vite

mercredi 1er octobre 2025 par Clémentine Pons

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(Ou comment ne pas savoir voler)
(Ou comment éteindre son téléphone devient vital)

Il y a des jours où l’on ne demande rien. Pas de réponse. Pas de miracle. Pas même un message sympa d’un collègue passif-agressif. Juste un peu de silence, un peu de vide, un peu de moquette mentale.

Il y a des jours comme ça, où exister semble être une performance trop ambitieuse, et où le simple fait de tenir debout relève d’un aveuglement tenace. Alors on renonce. On se désactive. On se range dans un coin. On devient meuble.

Ce récit est né un de ces jours-là.
Un mardi peut-être. Ou un jeudi invisible.
Un jour sans particularité, sauf celle d’être celui où j’ai décidé que voler était une idée trop arrogante.
Trop humaine. Trop Google Calendar.

Ce récit n’a pas de but.
Il ne mène nulle part.
C’est une flânerie existentielle à plumes, un effondrement doux dans le terrier d’un monde où l’autruche est reine et où je ne cherche même plus à m’enfuir, je veux juste me planter, comme un bulbe fatigué, la tête dans la terre et les idées dans le coton.

Vous n’y trouverez pas de morale.
Pas de solution.
À peine une histoire.
Mais si vous avez déjà eu envie d’être une lampe IKEA non fonctionnelle dans un enclos grillagé, alors bienvenue.
Entrez.
Posez votre téléphone.
Respirez dans un oreiller.
Et souvenez-vous : ne même pas pouvoir voler, c’est parfois ce qui vous sauve.

Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2025

Aujourd’hui je plante ma tête dans le sol. Encore une fois parce que visiblement deux fois par semaine ça suffit plus. Il faut que je le fasse chaque jour maintenant.
Sept appels manqués, trois textos, un message WhatsApp d’Adrien. Je sais pas s’il comprend vraiment que je répondrai pas. Un arrêt maladie plus un prolongement d’arrêt maladie plus encore un prolongement d’arrêt maladie. Je sais que ça inquiète Adrien. Pas parce qu’il se fait du souci pour moi – moi il s’en fout – non, il angoisse pour le bilan financier de la boîte, l’état des comptes et la tréso. Des chargés de comm’ en intérim, il y en a plein. Adrien, il s’en fout de moi. Et moi j’aimerais qu’il arrête de m’appeler.
“Salut Salomé, j’appelais pour prendre quelques nouvelles. Bon ben… écris moi si jamais. J’espère que ça va quand même hein. À tout vite.”
Aujourd’hui je plante ma tête dans le sol quand j’ose jeter un œil à mon téléphone.
Je le jette à travers l’appart’ et je m’étale sur le lit, le visage enfoncé dans l’oreiller. Et puis dedans je crie.

Le lendemain, je me risque à me lever pour faire du café. Mais je m’habille quand même pas. C’est trop tôt, c’est trop dur. Le café est pas assez fort. C’est du sale jus de vieux slip pas lavé. Je le bois en grimaçant mais en étant quand même fière de ressentir quelque chose.
J’ouvre pas mon ordi, j’ouvre pas mes mails, je rallume pas mon téléphone qui est tombé en rade de batterie cette nuit. Que ce soit Adrien ou n’importe qui, les copines, le facteur, la voisine du boucher de la cousine de mon oncle : j’en ai plus rien à foutre.
Je mange presque. Quelques fruits secs. À midi c’est pasta box parce que flemme de faire même des vraies pâtes. Je suis devenue liquide. Je glisse sur tout et tout m’absorbe. Des fois je jette un œil vers mon portable. Je sais. Je sais que je devrais l’allumer. Et je sais qu’Adrien et les autres attendent derrière leurs tout petits minuscules écrans. J’allume la télé. Elle m’avale, me bouffe, me mâche et me recrache, encore plus broyée. Je suis qu’un tas d’os qui coule dans sa propre peau et qui s’enfuit dans le sol puisque j’y plante ma tête, le plus loin, le plus profond possible.

Il est bientôt 23 h – je crois. J’ai tout éteint pour que personne puisse plus me contacter, mais du coup j’ai plus l’heure. Alors je devine, à la lumière du ciel, de la rue et au moment où le lampadaire collé à ma fenêtre s’allume.
J’ai pas de rideau alors ce lampadaire illumine tout mon mini micro-studio trop petit pour moi et mes amertumes. Le rideau il est tombé il y a huit mois. Je l’ai jamais remis. Pas par flemme, mais parce que c’est tellement plus facile d’ignorer. Et puis c’est pas si pire de dormir à la lumière des réverbères. Je suis calée sur le rythme de vie de la rue. Ça semble naturel, mais en fait c’est juste une manière de pas prendre mes responsabilités d’adulte, de pas m’occuper de moi-même, de me laisser flotter parce que je sais plus faire que ça. Et prendre des décisions, même juste celle d’aller dormir maintenant ou plus tard, c’est trop pour moi. Ça dérape, ça rampe, ça coulisse dedans moi, ça se faufile, ça s’insinue puis ça s’échappe. Et puis je dérive, je sombre, je bascule. Et c’est là que j’enfonce ma tête dans le sol. Ça m’ancre. Ça m’immobilise. Ça me bloque, me calme, me neutralise. Je m’enfouis, à défaut de m’enfuir.

Aujourd’hui je m’habille. Je me regarde dans le miroir, mais j’arrive pas encore à m’observer. C’est furtif. Juste pour vérifier que je suis toujours là et que j’ai toujours un visage.

Il est 13 h 30 environ, je pense. Je me lance dans le café du réveil – plus de matins, de journées, de soirs, de nuits pour moi maintenant. Cette fois je le fais trop fort. Ça se déverse au-dedans moi. Et ça brûle, ça râpe, ça écorche ma gorge. Elle devient le ravin du ruisseau brun puissant, robuste, qui s’écoule vigoureusement ou qui s’infiltre, goutte à goutte ou par flots, comme le sang d’une bête blessée.

Après un long temps à regarder par la fenêtre, inventer des vies aux passants et dormir, je me réveille le lendemain et, cette fois, c’est décidé, je sors. Je regarde mes chaussures comme un objet cataclysmique qui va peut-être détruire ma journée, comme si elles pouvaient m’exploser à la gueule. Et puis je décide que non. Ces chaussures, je vais les déscratcher, les mettre et les rescratcher. Et puis, en plus, et surtout, je vais marcher avec. Descendre les deux étages qui me séparent de la rue et avancer sur le béton pas encore trop chaud de l’après-midi qui fait que commencer.

Je sens l’air, pour de vrai de vrai, pas juste par la fenêtre. Je respire peut-être un peu plus fort, je suis pas sûre. Comme je veux plus parler aux humains, je décide d’aller au zoo. Il y a du monde donc finalement c’était peut-être pas la meilleure idée en tant que personne qui voulait éviter tout contact. Il faut juste que j’évite les regards, que je baisse la tête tout bas, tout bas, encore plus bas, le plus bas possible. Je me roule presque en boule sur le chemin de terre battue. J’avance à l’intuition, à pas hésitants. Je regarde les singes savoir être plus sociables que moi, plus avenants que moi, plus humains que moi. Je reste longtemps à regarder les singes. Ils sont malins, drôles, certains un peu moches. Je souris. Ça faisait longtemps je me rends compte, alors j’arrête de sourire, comme si c’était interdit. J’avance encore et j’aperçois l’autruche dans son enclos trop petit. Elle est calme, immobile, elle me scrute, je me rapproche. Elle m’examine, elle se rapproche. Elle m’inspecte, je tends un bras que je sais trop court pour la toucher, mais c’est juste pour le geste – je suis une femme dramatique. On s’observe les yeux dans les yeux pendant longtemps, longtemps. Je m’assois sur le banc et on continue à se regarder longtemps, longtemps, et même encore plus longtemps que ça. Et puis j’oublie en fait que la journée a une fin : le vigile du parc vient me rappeler qu’il faut que je rentre chez moi, je me rappelle que j’ai un chez moi, et qu’effectivement je dois rentrer chez moi. Alors je rentre chez moi. Et peut-être que demain je reviendrai.

Et le lendemain je reviens, oui. L’autruche est toujours là mais cette fois la lumière est plus claire, je vois mieux ses plumes et son bec. Elle me semble immense, mais je me rapproche et elle rapetisse, moins impressionnante, en fait elle me ressemble je crois. Je vois dans ses yeux la même flemme de vivre que moi. Mais je pense qu’elle, elle a pas d’Adrien qui lui envoie des mails et des textos et des messages sur WhatsApp et Instagram et même sur Facebook ou sur Copains d’avant. Pas d’appels manqués d’Adrien pour l’autruche. Comme je me suis rapprochée, je lis la plaque en plastique vert et orange devant :
Enclos de l’autruche
Struthio camelus

Les autruches sont les plus grands oiseaux du monde, incapables de voler mais incroyablement rapides à la course (jusqu’à 70 km/h).
Merci de ne pas nourrir les animaux.
Gardez une distance de sécurité — cet oiseau peut être curieux… et un peu taquin !
Notre autruche s’appelle Astrid.

Je murmure : “Astrid” sans point à la fin, une phrase pas commencée que déjà elle est pas terminée. Juste un prénom en suspens, un prénom d’autruche.

Je reviens le lendemain. Et tous les lendemains. Et tous les jours en fait. Et toute la journée. Je suis là à l’ouverture – et même avant parfois, j’attends devant la grille – et jusqu’à la fermeture. Jojo le vigile partage souvent une clope avec moi avant de fermer le parc. Un signe de la main et je rentre chez moi. Mais l’autruche reste. Là. Dans la tête. Dans les yeux. Je commence même à en rêver. Et quand j’y retourne je crois bien que je vois dans son regard qu’elle a aussi rêvé de moi. Elle me le dit par la pensée je crois. Elle envoie des signaux. Des ondes. Des impulsions d’autruche. On est comme branchées sur la même fréquence, Astrid et moi.
Comme moi, elle est grande mais invisible.
Comme moi, elle est immobile et muette.
Comme moi, elle a les plumes un peu de travers.
Comme moi, son prénom a six lettres.
Astrid et Salomé.
A S T R I D
S A L O M É
AS SA TL RO IM DÉ
Comme moi.
Dans son prénom je me fragmente un peu. Dans son prénom je me brise, je m’effrite. Je me morcelle, me divise, décompose, déchire, je me fractionne, m’éclate, me démembre, me scinde en deux ou dix ou mille parties, je me déstructure, je me disloque, me sépare de moi-même.
Comme Astrid, je regarde celles et ceux de l’autre côté de l’enclos.
Comme Astrid.
Je crois qu’Astrid, c’est beaucoup plus qu’une simple ressemblance, qu’un écho ou deux regards croisés. Je suis en elle. Elle est ma fuite. Plus d’Adrien, plus de blockchain, d’IA, de machine learning, big data, cloud computing, plus de metaverse, de software, low-code, no-code, stack technique, devOps, fullstack, plus d’infrastructure scalable, de workflows, de data-driven, d’UX et UI design, plus de putain de merde de disruption à la con.

Le lendemain, le mardi, Astrid a l’air de plutôt bonne humeur. Et je me surprends à me dire que moi aussi. Une famille bien propre et structurée méthodiquement passe devant moi, assise sur le banc. Lui, petite casquette Ralph Lauren, polo Tommy Hilfiger bleu marine, jean slim faussement abîmé et paire de Stan Smith trop blanches pour être honnêtes. Je devine sur son sourire de sale con que c’est sûrement sa femme qui lave ses baskets et qu’il a les mêmes termes qu’Adrien dans la bouche : branding, storytelling, engagement, benchmarking et autres mots-vomis. Il avance avec le reste de la petite tribu – c’est sûrement comme ça qu’il appelle sa famille. Elle, la compagne, essaie de se sortir de la prise de deux enfants qui crient : un d’excitation, un de chagrin – ou de douleur ? La poussette est doucement bercée. Et là, dans cet instant suspendu entre cauchemar ordonné et chants bucoliques des oiseaux enfermés, lui, le Ralph-Lauren-Tommy-Hilfiger-Stan-Smith, il dit :
Astrid ? Ahaha c’est super moche comme nom !
Sa compagne dit quelque chose d’indistinct. Je m’approche pour entendre.
Il ajoute :
C’est un peu nul en plus les autruches, c’est vraiment l’animal de la lâcheté et du déni. Venez, on va voir les singes, eux au moins ils bougent un peu.
Je me fige, je suis pétrifiée par l’horreur de ses propos. Je comprends alors. Je comprends tout. Tout.

Je rentre chez moi en courant, je passe devant Jojo qui me fait un signe de la main sans m’arrêter, je lui souris même pas, l’instant est trop grave.
J’arrive chez moi en nage et sans plus de souffle. Quelque chose doit changer. J’ai compris, tout ! Grâce à Astrid et Ralph-Lauren-Tommy-Hilfiger-Stan-Smith.
Lâcheté.
Déni.
Non, Astrid n’est ni lâche ni dans le déni. Et moi non plus, putain !
J’allume mon téléphone : 14 appels manqués, 27 textos, mais pas tous d’Adrien – heureusement, ça aurait été plutôt effrayant.
Je décide de les prendre dans le désordre chronologique.
“Hello Sal, on se voit bientôt ? J’ai appris que t’étais en arrêt, ça peut peut-être te faire du bien de sortir.”
“Sal, comment ça va ? J’ai pas eu de réponse alors je voulais savoir si t’avais bien eu mon texto de la dernière fois. Bisouuuus”
“Coucou Sal, tu peux me rep ? Je m’inquiète un peu.”
“Bonjour Mme Bazin, pourriez-vous me recontacter rapidement ? Je souhaiterais faire un point avec vous et je n’arrive pas à vous joindre par téléphone.”
“Salut Salomé. Comment vas-tu ? Je viens un peu aux nouvelles, avec toute la team on pense fort à toi. Des bises”

Quelle bande de cons.
Je dégueule tous ces mots dans chaque recoin de mon studio minuscule. J’ouvre les fenêtres, je dois respirer, déverrouiller. Je réponds à personne.

Après une nuit mystique à base de rêves psychédéliques géants à plumes, je me lève à peine reposée. Mais je dois aller au zoo. C’est plus vraiment une option. C’est une nécessité.
Comme chaque jour, Astrid est là, me regarde avec tendresse, perplexité parfois, mais jamais de colère ou de chagrin. Elle est immobile, comme si elle attendait. Ou peut-être ne fait-elle rien, juste être, -immense, silencieuse.
Je m’approche lentement, je m’arrête à un mètre, le regard fixé dans ses yeux ronds et sombres. C’est ni un regard humain, ni un regard sauvage, c’est une présence brute, sans artifice. Je ferme les yeux. Dans ce silence, j’entends mon propre cœur. Lent. Pesant. Assourdi.
J’imagine mes pieds s’enfoncer dans la terre, comme si le sol dur devenait sable chaud, doux, mouvant.
Je sens mes os s’alléger, mes muscles se défaire et se libérer.
Je deviens l’autruche. Je deviens Astrid et Astrid devient moi je crois.
J’ouvre les yeux. Elle me regarde. Je sais que nous sommes unies, une même présence ancrée dans l’instant, une même résistance immobile. Je fuis plus. Je lâche plus. Je nie plus. Je suis là, en elle et elle en moi. Un seul souffle vital, une seule identité hybride, un seul animalindividu, deux essences fusionnées, une idée magistrale transcendante, le sublime, le grandiose, le triomphe. Astrid et moi on se mélange et se mixe, je nous confonds et c’est éblouissant, c’est prodigieux.

Jojo me sort de ma torpeur, il me retire d’Astrid, deux âmes qui se séparent pour sans doute mieux se retrouver demain. Je dis :
Astrid, t’en fais pas, je reviens demain, comme d’habitude.
Jojo me regarde avec l’air confus de quelqu’un qui regarde une flâneuse parler à une autruche comme si leurs deux vies en dépendaient.
Salut Jojo, merci, à demain !

Et puis, on est vendredi je crois maintenant, ou samedi peut-être. Il y a du monde. Et puis oui, voilà, c’est aujourd’hui que tout bascule. Astrid est simplement pas là. Je cherche des yeux, me vide de ma consistance, je deviens une flaque d’organes et de sang au milieu du zoo.
Hier on faisait qu’une, aujourd’hui Astrid. Juste. Plus. Là. Le panneau en plastique vert et orange est recouvert d’une feuille A4 où il est mal écrit à la main :
Transfert d’animaux en cours.
Ah oui donc voilà. Lâcheté. Déni. C’était si simple que ça ?
Je plante ma tête dans le sol.
Je plante
Plante
Plante
Pour redevenir autruche
Et rien ne vient.
Une voix me ramène à la vie.
C’était moche hein ? Un gros oiseau quoi.
Un gros oiseau.
Astrid c’était un putain de gros oiseau.
Et moi je suis putain de dépressive.
Je devrais m’en foutre de tous ces textos, de tous ces appels. Je leur dois rien.
Je rentre.
J’ouvre Instagram.
Je fais une story avec texte blanc sur fond noir :
Je quitte les réseaux et mon tel, pas la peine d’essayer de me joindre, bisous.
J’ai encore un mois d’arrêt maladie, on verra plus tard pour la suite.
Là, je vais dormir, même si on est au milieu du jour, parce que je m’en fous – plus de matins, de journées, de soirs, de nuits.
Et enfin je trouve un sommeil plein de belles images et je me rappelle :
Les autruches sont les plus grands oiseaux du monde, incapables de voler mais incroyablement rapides à la course (jusqu’à 70 km/h).
Et je m’imagine courir, vite, vite.


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