- Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2025
Ce matin-là, comme chaque matin, Asli s’assoit au fond de la classe. La place la plus près de la fenêtre, pour regarder danser les rayons du soleil dans la cime des arbres. Depuis quelques heures, des variations infimes sont venues troubler le paysage ; les feuillages se sont effilés, des morceaux de ciel filtrent ça et là. La ville elle-même a perdu sa stabilité rassurante. Les remparts qui l’entourent laissent glisser dans les interstices de leurs créneaux des nuages hachurés et répercutent, en écho, une phrase entendue aux informations : "aujourd’hui, c’est le jour du dépassement de la terre". Habituellement, rien de ce qui émane de l’écran de télévision ne capte l’attention d’Asli, pourtant là, elle s’était retournée, essayant de comprendre ce que le journaliste racontait. En général, elle espère peu de cette surface glacée qui fonctionne en continu à la maison car son père reste persuadé qu’il faut que cette langue, que sa fille refuse d’entendre - ou de comprendre, on ne sait pas trop - se déverse dans le salon. Il se trompe. Asli entend très bien, mais rien ne se fixe, ne fait sens. Sauf ce matin. "Le jour du dépassement de la terre". Elle est partie au lycée avec ces mots qui tournent désormais dans sa tête, sans avoir bien compris leur signification. Ils se soulèvent au rythme de sa respiration, retombent dans un bourdonnement diffus. Un son opaque, comme le bruit du train qui l’enveloppe lorsqu’elle passe au-dessus de la voie de chemin de fer, avant d’arriver au lycée.
Ce matin-là, comme chaque matin, le professeur est à l’entrée de la classe. Dans un rituel immuable, il accueille chacun avec un bonjour, chaleureux ou automatique, suivant son humeur. Quand vient son tour, c’est à peine si elle entend sa voix. L’a-t-il vraiment vue ? Personne ne semble jamais la remarquer. Les regards se posent sur elle et ne font que l’effleurer. Ou bien suscite-t-elle seulement une forme de réticence tant il est impossible de savoir ce qu’elle pense ? Elle parle peu. Son prénom d’ailleurs s’éteint dans un souffle. Alors elle avance, le corps droit, la taille rigide. Ses longs cheveux noirs soigneusement lissés ondulent au rythme de ses pas, d’une lenteur un peu inquiétante. Son corps murmure le langage de ses lointaines origines asiatiques : la délicatesse des fleurs et la souplesse des saules. Elle se déplace, légère, portée par une brise imperceptible. Une brindille sur le point de se briser. Installée à sa place, elle ne bouge plus ; le visage rivé sur son cahier. Un mouvement de tête de temps à autres pour s’emparer des phrases inscrites au tableau et les recopier sur sa feuille. Elle note tout, syllabe après syllabe ; ménage des blancs équilibrés entre chaque mot. Elle sait que ce soir, lorsqu’elle relira ses notes, elles n’auront aucun sens. Il lui faudra apprendre par cœur ce bloc compact et au prochain contrôle le restituer sans discernement tant la question posée résonnera en vain. Depuis son entrée à l’école, c’est toujours la même appréciation sur les bulletins : "des difficultés de compréhension" ; un élégant euphémisme pour ne pas la blesser. Pendant des années, on l’a soumise à une batterie de tests, régulièrement, inlassablement comme s’il fallait que surgissent une réponse, un cadre rationnel dans lequel on pourrait ranger son dossier. On a enchaîné son cerveau à la longue liste des "dys" : dyslexie, dysgraphie, dyspraxie, dyscalculie, dysorthographie, dysmnésie, dysphasie. Les "dys" se sont défoulés sur elle. Déclinés un à un sans qu’aucun diagnostique n’émerge. Cette langue lui échappe et nul ne sait pourquoi. Pourtant c’est la seule qu’elle parle, la seule qu’elle entend au quotidien. On lui répète sans cesse que c’est sa langue maternelle, mais qu’est-ce que cela signifie lorsque l’on n’a pas de mère ? Il ne reste qu’une photo. Une belle femme qui la regarde comme une étrangère. Les mêmes longs cheveux bruns que les siens, le teint mat, les yeux légèrement bridés. Derrière elle un ciel qu’elle ne connaît pas. Des collines au loin forment des boursoufflures symétriques. On lui a parlé des rizières en terrasse. Mais dans quel pays d’Asie ? Elle ne sait pas. Ses questions rebondissent toujours sur un silence aride. Tout juste reste-t-il, dans les plis de sa mémoire, une musique, enfouie sous une lourde étoffe moirée. Rien ne filtre. Des coutures bien serrées ont verrouillé les interstices que son père assèche avec soin. Il se contente simplement de fixer le cliché, en disant que cette femme est belle, que sa peau est douce. Il parle d’elle au présent, il se garde bien de dire qu’en réalité c’est une autre image qu’il aperçoit, une photo qu’un soir de pluie et de tempête il n’a pas eu le temps de prendre. Asli sait que quelque part en elle, il doit bien y avoir, nichées, des bribes, des rires restés collés, des larmes peut-être, des berceuses murmurées. Cette musique qui est là, enterrée, et qu’elle ne peut extirper.
Le cours commence, mais c’est encore "le jour du dépassement de la terre" qui tourne dans sa tête. La formule s’enroule en une spirale qui emporte dans sa course d’autres euphémismes plus familiers ceux-là : "personne de couleur", "personne non voyante", "mal entendant", "sans domicile fixe » ; et d’autres encore que l’on murmure autour d’elle, avec précaution, parce qu’ils parlent de son histoire : "pays en voie de développement", "maman partie". Elle exècre cette délicatesse qui vide les vocables de leur sève. Elle méprise ceux qui ont laissé s’installer cette suspicion à l’égard du langage, une suspicion écrasante, juste pour masquer leur peur du réel. Autant tourner le dos aux mots. S’ils sont si effrayants autant opter pour le silence. Elle fait cela très bien depuis des années, à tel point qu’aujourd’hui les phrases dansent autour d’elle sans jamais l’emmener dans leur cadence. Pourtant, elle doit bien admettre que, depuis quelques semaines, grâce à son nouveau professeur de français, quelque chose a changé. D’abord, il y avait eu un poème de Rimbaud, Le Dormeur du Val. Elle ne savait pas trop ce qu’était un val, mais les trois lettres ouvraient un espace immense. Elle avait pris place aux côtés du dormeur, dans une lumière suave, sur le sol velouté, c’était ensorcelant ces couleurs sur les feuillages. Le poète avait installé le décor avec un soin délicat. Il suffisait de tendre l’oreille et la mélopée de la rivière se répandait. Il suffisait de se glisser dans ce trou de verdure, c’était doux, c’était chaud ; un peu comme dans le ventre d’une mère, on pouvait se laisser ainsi emporter dans un sommeil savoureux. Et puis le choc du dernier vers : "il a deux trous rouges au côté droit". Elle n’avait rien vu venir. N’avait pas voulu voir. Portée par le titre, elle n’avait pas perçu la menace. Et d’un seul coup la violence implacable. Le soldat ne dort pas, il est mort ; une seule lettre pour différencier les deux mots, un d disloqué et tout s’effondre. Mais Rimbaud ne dit pas que le soldat est mort, il a lui aussi préféré l’euphémisme et c’est insupportable. Après avoir perdu son lecteur dans les méandres du langage, il plaçait sous ses yeux l’horreur. Ce fut pour Asli une expérience douloureuse et extraordinaire : le langage n’était pas fait uniquement pour édulcorer, avec lui on pouvait transformer le réel, le muer en d’infimes sinuosités dans lesquelles il devenait possible de se perdre, mais qui pouvaient aussi nous ramener brutalement à la réalité. Elle voyait bien que Rimbaud avait tout fait pour que le lecteur se réveillât avant le dernier vers. Seulement, elle avait refusé de sortir de cette douce somnolence, elle avait évité soigneusement tous les petits signaux qui criaient que la menace était là : les rayons devenus des haillons d’argent, les mots violemment rejetés au début des vers, brutalisant un rythme qui perdait ainsi toute sa sérénité. Rimbaud lui avait joué un bien mauvais tour. Ses euphémismes la ramenaient à la violence, la confrontaient à la stridence du monde. Les mots pouvaient tromper mais aussi dire ce que nous sommes, nous forcer à écouter ce que nous refusions d’entendre. Asli découvrait qu’ils n’étaient pas de simples prédicats grammaticaux. Ils étaient une matière vibrante et chaude, une respiration. Elle avait alors senti qu’il lui faudrait explorer cette tiédeur pour éclairer les parois d’un passé que tous s’efforçaient de tapisser de voiles protecteurs. Elle ne voulait plus de ces contours estompés. Aussi douloureuse que fût cette réalité, elle se sentait capable de l’affronter. Couverte du sang du dormeur du val, elle avait bien réussi à se relever.
Enfin installée devant son bureau, elle écrit, comme chaque jour depuis quelques semaines, une quinzaine de mots, à peine, sur sa table. Un court poème. C’est une victoire qu’elle a récemment remportée dans son long combat quotidien pour apprivoiser la langue, une victoire certes dérisoire puisque les cours qu’elle retranscrit dans ses cahiers conservent leur caractère abscons. Toutefois, maintenant, des mots nouveaux se fixent dans son cerveau, réapparaissent sous son stylo. Ils ont perdu leur raideur, celle qui les maintenait figés, les menaçait d’enlisement. Ils ne sont plus tout à fait des squelettes vidés de leur substance. Grâce au poème de Rimbaud, elle est à l’affût. Cette révélation est récente. La semaine dernière, c’est le mot estran qui est venu caresser son oreille. C’était bien autre chose que sable mouillé ou étendue sableuse. Elle avait longtemps rêvé sur ce mot qui s’animait sous ses yeux, l’enveloppait d’une chaleur un peu effrayante mais finalement agréable. En songeant à ce vocable, elle retrouvait la sensation des pieds avalés par le contact gluant du sol. Immédiatement, la surface gondolée du sable avait trouvé une place confortable dans son imaginaire pour venir se coller à d’autres images nichées dans son passé, celles qu’elle associait aux rizières en terrasse devant lesquelles sa mère était photographiée. Peut-être aussi aimait-elle ce terme parce qu’il était bien difficile de le replacer dans une conversation. Il devait traîner lui aussi son fardeau de solitude. Après avoir compris que l’on pouvait rêver sur un mot, elle avait cherché à percer le mystère de la phrase. Mais toutes demeuraient fermées à ses efforts. Et puis elle avait découvert une forme poétique un peu particulière, le haïku. Un art qui la ramenait à ses origines asiatiques et avait l’élégance d’une civilisation demeurée étrangère. Il suffisait de trois vers, courts, et tout était dit. La langue, ainsi condensée, allait à l’essentiel. Finis les détours vertigineux, les précautions oratoires qui écartaient du réel. C’était encore plus direct que le sonnet de Rimbaud ; une économie de mots qui satisfaisait enfin ses attentes. Le monde capté dans quelques vocables offrait ainsi toute sa lumière. Rapidement, Asli s’était sentie à l’aise dans cette simplicité, heureuse de constater que la densité du monde pouvait être enfermée dans le langage et se délester dans un souffle qui menait au silence. Pratiquer l’art du haïku, c’était s’obliger à l’immobilité, entrer dans une solitude qui mettait à l’abri de l’agitation des hommes. Alors, Asli avait voulu essayer de goûter à cette expérience et s’était créé un rituel réconfortant. Elle pose son stylo et relit le haïku qu’elle a cueilli hier soir, au coucher du soleil et caché dans un interstice de son cerveau :
Écran de fumée
Glissant sur le dos du ciel
Oh ! Un rideau tombe
Elle pourrait tout aussi bien écrire ces vers dans un carnet, mais les noter sur du papier serait leur donner une forme définitive qui l’effraie. Elle préfère les inscrire d’une encre pâle sur sa table. Ainsi, chaque matin, le texte de la veille a été effacé, la femme de ménage probablement, mais tant pis, elle recommence, inlassablement. Cela la jette dans une forme d’extase de pouvoir contenir dans trois vers ce réel qui jusque là lui filait entre les doigts. Une partition qui pourrait la mener vers la musique de son enfance.
Ce matin toutefois, l’horizon s’est drapé d’un étrange manteau de lumières ; elle aimerait bien s’en emparer en écrivant un deuxième haïku, mais il semble que quelque chose soit un peu différent des autres jours. Une légère résistance, et ce bourdonnement persistant dans la tête. Quel poids avait la légèreté de son haïku face à l’épaisseur de ce jour du dépassement de la terre, entendu en continu, dès le lever ? Elle s’était figée devant l’écran. Son père lui avait expliqué que l’on calculait les ressources que l’humanité pouvait consommer en une année. Cela faisait pas mal de temps déjà que l’on dépassait le seuil acceptable. Il avait fermé les yeux mais Asli avait eu le temps de saisir dans son regard les images qu’il lui cachait depuis si longtemps. Il ne s’agissait pas de la photo de sa mère accrochée au-dessus de son lit mais c’était un autre cliché, celui que son père n’avait pas eu le temps de prendre. Au milieu des rizières dévastées par les inondations, elle aperçoit sa mère qui court, à ses côtés son père qui porte un bébé ; une image d’Apocalypse, l’œuvre insensée des hommes déraisonnables : des pluies diluviennes qui s’abattent sur des régions entières, des pans de terre soulevés par des décennies de déforestation, la nature sacrifiée sous le scalpel de l’avidité. Cette déflagration lui donne la conviction que plus rien ne peut stopper l’irrémédiable marche vers la mort ; elle-même, après sa mère, finira par être emportée. Le barrage a cédé, elle comprend le silence de son père, il a voulu la protéger mais maintenant tout lui dit que sa mère est morte. Aucun mot, aucun vers ne saurait constituer un rempart fiable. Alors que le langage commençait à l’accueillir dans son giron, c’est une autre digue qui vient de s’écrouler, la certitude qu’il est inutile d’attendre le retour de la femme sur la photo. Son père s’est toujours arrangé pour escamoter la fin, laissant la terre charriée par les flots tout recouvrir. Surtout ne pas fouiller ce qui avait été enseveli. Mais Asli n’est pas de cet avis, elle veut aller au bout de l’histoire, reconstituer les fragments manquants, faire surgir devant elle la réalité insupportable. Le corps de sa mère flottant au milieu des arbres arrachés. Son père et elle, seuls rescapés s’éloignant dans une course folle. Cette histoire ne saurait tenir dans les trois vers d’un haïku.
C’est bientôt la fin du cours. Par la fenêtre, elle aperçoit dehors, agglutinés aux branches des arbres, les haillons d’argent que le soleil ne parvient plus à éclairer. Elle est devenue ce soldat incapable de se relever de ses blessures, ayant trouvé comme dernier refuge les bras de la nature. Asli imagine alors quel pourrait être son refuge à elle. Les rails de la voie rapide, l’éclat métallique du train comme requiem, les pierres du ballast comme linceul.
Le lendemain matin, dans la salle de classe qu’on laissera fermée pour quelques jours, personne ne retrouvera les vers que la femme de ménage a effacés la veille d’un coup de chiffon.
Rayon vespéral
Éparpillé sur l’estran -
Points de suspension.
Asli a choisi un écrin de mots comme cercueil.