En deçà de l’Au-delà

dimanche 14 juillet 2019 par Pierre-Félix Delay

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J’y crois pas ! J’avais pourtant bien demandé qu’on m’incinère. Et là, j’ai l’impression d’être dans une tombe. Il fait nuit, ça sent le satin frais et la naphtaline. J’arrive à peine à bouger. Je peux même pas me retourner sur le côté, moi qui déteste dormir sur le dos ! Et là, j’en ai pour l’éternité. Évidemment, comme je devais être incinérée, ils ont choisi un cercueil pas cher, étriqué ; un truc en bois de sapin verni, placé pour la cérémonie dans un gros d’apparat, réutilisable.
Mais au moins, j’ai l’air entière, parce que le crétin qui m’a amenée de la morgue à la chapelle était en retard et a conduit comme un sauvage, vu que c’était un ex-chauffeur de poste privée ! J’ai cru que j’arriverais désossée à ma cérémonie. En plus, en quittant la morgue, j’ai continué à geler pendant le trajet : dans le corbillard y chauffent que pour les chauffeurs.

Et la cérémonie, parlons-en : je voulais une petite église de campagne avec une seule cloche bien timbrée, pour le tocsin à la sortie. J’avais pourtant indiqué laquelle. Une jolie chapelle, au bord d’un bois, presque jamais utilisée. Je l’avais découverte un jour en allant cueillir des bourgeons de sapin destinés à me faire du sirop pour la toux.
Ben non, comme presque tout le monde, j’ai eu droit à ce supermarché à morts, froid, laid, anonyme. La chapelle C à treize heures trente, après une assistante sociale à la retraite et avant un jeune gendarme mort en service. C’est ce qu’on appelle un centre funéraire, où ça défile d’heure en heure, parce que des morts y en a tout le temps, tous les jours, presque chaque heure. Ils se répandent en encre fade et photos moches dans les journaux locaux.
D’un côté tant mieux, parce que quand y aura plus de journaux, comment on saura qui est mort ? Vos amis sur Facebook ? Quand y réaliseront que vous postez plus rien ?
Ou alors y aura un Mortuary Hashtag machin pour le signaler ?
Mais d’ici qu’ils aient lu, réalisé, déchiffré d’obscurs chiffres, lettres, crypto-signes ou icônémotikons, j’aurai commencé à me décomposer, seule chez moi !
Au mieux, ne viendront à mon enterrement, que ceux qui auront encore un moyen normal qui leur permettra tout de même de recevoir un coup de téléphone.
D’ici là, mes voisins devront réaliser que je ne relève plus ma boîte aux lettres ; que les gros catalogues qui en dépassent prouvent que j’achète plus rien en ligne ou alors que je suis partie en vacances.
Combien il faudra de factures impayées qui ne s’inséreront plus dans la fente pour qu’on s’inquiète de savoir si j’existe encore ?

C’est vrai que je ne me suis pas préoccupée d’avoir une descendance. Des gens qui auraient pu se sentir miens, redevables de leur vie. Ben non, personne ! Quelques vagues cousines et peut-être un cousin, mais éloigné.
Je dois bien avouer que je suis morte seule. Dans une vieille maison décrépite, au bord d’un bois mal entretenu, prêt à dévorer cette pauvre demeure.
Et quand je suis morte, c’est Bernard qui l’a su. Le fils adoptif des voisins, un vendredi soir en pleine partie de billard ; un soir où il avait plus tant neigé depuis dix ans.
Grand sportif, il a tenté de rejoindre ma maison en raquettes. Mais une panne de réseau a interrompu le GPS de son smartphone et il s’est perdu en tentant de compter les clôtures qui auraient pu le guider.
Vers vingt-trois heures, il est rentré épuisé, en ayant perdu le bonnet rouge que je lui avais tricoté avec amour.
Plus tard, la gendarmerie a dit qu’elle pouvait pas ouvrir la maison sans clés. Elle a essayé d’appeler Bernard, mais elle a pas pu le joindre. Le préfet est venu, et la porte a été ouverte facilement, car pas verrouillée.
C’est la fourgonnette du boucher local qui m’a conduite finalement à la morgue, enveloppée dans un grand sac en plastique destiné aux gros quartiers de viande.

Bon, si ils ont choisi choisi une tombe pour finir, c‘est peut-être qu’y viendront me faire un petit coucou. Mais quand ? Pour le moment je suis sous un tas de terre meuble avec quelques fleurs entassées au-dessus, une couronne du théâtre de Vernier et une croix en bois déjà de travers à cause de la pluie de cette nuit. Y reviendront quand ils auront décidé si j’aurai une dalle ou un entourage en granit rempli de gravier, avec quelques fleurs en pot, puis en plastique à la longue ; des horreurs bientôt recouvertes de guano, de chiures de mouches et de poussière. Plus, à côté, quelques bougies rouges à couvercle doré troué, récupérées de Noël ou de la fête du Premier Août.
Par contre, les voisins je m’en fous. Déjà que je trouvais que la fête des voisins c’était un truc forcé.
Je voudrais juste pas avoir un enfant. Mais bon, en ville, ils ont leur zone réservée.

Tiens, j’entends crisser le gravier. On s’approche. Mais ça parle pas français. On dirait du portugais. Ah ben oui, forcément, le jeune gendarme mort en service, qui était après moi dans la chapelle, il est donc à côté. Il s’appelait Pires*. Y a une vieille dame qui pleure ; peut-être sa grand-mère, qui a pas pu venir à temps pour l’enterrement. Mais maintenant, y sont tous là, tout éplorés. Y a aussi son frère, celui de Pires Déménagements. J’avais vu une fois son camion en ville, et ça m’avait fait bien rire ! Mais là c’est moi qui fais mon pire déménagement, le dernier avec une seule caisse. 

Tout ça me donne les larmes aux yeux. J’aimerais pouvoir renifler, mais y a pas assez d’air dans c’te boîte trop petite.
 
À part ça, je suis quand même contente d’être morte pendant que j’étais encore vivante. Parce qu’avec les temps qui courent, j’aurais pu devenir un cyborg anorganique. Et alors là, la mort, tintin ! Surtout avec ces histoires de transhumanisme : un tiers chair, un tiers mécanique, un tiers électronique. D’après ce que j’ai entendu dire, si le super néo-capitalisme technologique bourré d’IA m’avait poussée à ça, j’aurais pu en avoir encore pour deux cents ans. À moins d’être débranchée par un gros bug informatique qui aurait foutu le bordel généralisé.
Très peu pour moi. Une vie prolongée dans ce monde de moins en moins vivable, à quoi bon ? Juste survivre et penser grâce aux algorithmes !
Bon, là je vais arrêter de me triturer le cerveau, même encore purement neuronal ; ça me fatigue, je suis crevée. Faut que je fasse une sieste.

Ouais mais une sieste, je repose déjà là, non ? Pour l’éternité, en principe. Sauf si on croit à la résurrection des morts. Magnifique ça, la résurrection des morts, avec les corps ressortant des tombes, comme sur les tableaux médiévaux, reprenant chair à la sortie du trou. Bon, c’est sympa. Salut, t’es mort quand, toi ? À voir tes fringues, t’as l’air d’un vieux de la vieille. Moi je suis une jeune de la veille, haha !
Et pis alors on sera combien, avec tous ceux qui seront encore vivants ? Déjà qu’on est de plus en plus trop ! Et ceux qui sont morts il y a deux, trois mille ans ? Ils en auront des couches de terre ou même de roche à traverser ! Et les morts de la mer, est-ce qu’y sauront enfin nager ? Et y vont arriver tout nus sur la plage ! Ҫa va encore provoquer des embrouilles, des désirs spontanés pas décents ! Et tous ces gens de civilisations, d’époques différentes ? Y se diront quoi, s’ils ont pas la même évolution du cerveau, pas la même langue ? Ҫa va encore créer des rixes racistes : les libéraux anti-esclavagistes du dix-huitième vont se battre contre les colonisateurs suprémacistes blancs du dix-neuvième ; ça va être génial ! pendant que les plus primitifs essayeront vainement de rassembler leurs os dispersés pour qu’ils puissent être revêtus de chair.
Mais bon, comme après ça sera le paradis sur terre, les choses devraient vite s’arranger. En tout cas, y en a deux que je me réjouis de rencontrer : c’est Adam et Ѐve. J’aurai deux mots à leur dire à ces deux-là !

D’accord, assez déconné. Tout ça, personne ne sait si c’est vrai et je suis pour le moment condamnée à l’éternité qui, à ce qu’on m’a dit, sera très longue, surtout vers la fin. Et avant que les asticots s’attaquent à ma chair, j’espère que mon âme se sera envolée. Petit papillon léger comme un pet, que personne n’aura vu partir ; vers où, vers qui ?
Elle aurait même un poids, selon Maurois et sa nouvelle Le Peseur d’Âmes. Et d’ailleurs, si on attend trois jours avant de nous liquider, c’est qu’y doit y avoir une raison.

Bon, râleuse, arrête de te poser des questions et attends de voir la suite. C’est vrai que si t’avais été incinérée, tout serait déjà terminé. Tu serais dans une urne, genre thermos SIGG qu’ils garderaient à la cave avant de décider où disperser les cendres ; ou qu’ils auraient mis dans une armoire murale au cimetière, avec une plaque à ton nom et un ridicule pot de fleur conique pour fleur unique, suspendu à un crochet.

Mais au moins, j’aurais pas ce problème de pas pouvoir me tourner.

La seule chose qui me rassure, c’est que je crois que je suis partie au bon moment. Parce que, cyborg ou pas, encore dix ans, et c’est des robots qui auraient eu le mot de la fin !

Lancy, mai-août 2017

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