- Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2025
Tendu, pointé, tendu, relevé ! On ne traîne pas. Demi rond droit. Tendu…
La voix de Lise s’attarde de façon imprévisible sur certaines syllabes, elle guide leurs mouvements, les encourage mais ses limites restent étroites. C’est quoi, ça ? On plie, on déplie jusqu’au bout mesdames ! Dans le pied, il y a vingt-six os, seize articulations et plus de cent ligaments, vous imaginez les dégâts si vous vous échauffez mal ? On cambre, on pointe et on déroule en sentant bien le poids du corps passer dans la plante et les orteils. Tendu, pointé…
Allez boire maintenant.
Eva se détend un peu. Elle fait partie du groupe des mamans, ces femmes qui, à la suite de leurs filles, cherchent dans la danse des libertés d’adolescentes. Pourtant, quand arrive le vendredi soir, cette parenthèse que Samuel dit « méritée » lui coûte, souvent.
Et c’est parti pour les pliés.
Eva finit toujours devant, elle est petite, tout juste un mètre cinquante et elle doit faire avec. Faire avec, c’est-à-dire s’exposer, assurer, anticiper la honte, aussi. Elle aimerait pouvoir se glisser au milieu, se fondre dans le groupe, avoir quelqu’un devant elle pour l’aider, surtout avec ces fichus temps qu’elle n’arrive pas à compter. Eva aurait préféré la danse classique, comme Alix, mais, ici, il n’y a pas de cours pour adultes. Et puis, les tutus à froufrou, les paillettes, et les histoires de belles passives, ça fait pas trop femme moderne. Heureusement qu’Alix est moins influençable qu’elle.
Dis Eva, tu rêves ? T’es complètement à la ramasse ce soir ! Bon, faites une mini pause, les filles. Eva a rougi, c’est violent et ça l’envahit comme une bouffée de chaleur. Paraître gaie. Elle sourit, comme si c’était sans importance, drôle peut-être. Une fois, au début, elle s’était sentie si gauche, si incapable que les larmes lui étaient montées aux yeux. Elle avait maîtrisé son visage mais sa voix l’avait trahie. Depuis, elle évite de répondre quand Lise demande si tout va bien. Heureusement, avec les autres, elle ne discute presque jamais du cours. A la pause ou à la sortie, elles se demandent des nouvelles des enfants, échangent des conseils, parlent boulot. Parfois, l’une ou l’autre glisse que c’était dur aujourd’hui et ça rebondit comme une perche tendue au hasard, histoire de voir s’il n’y aurait pas quelqu’un, quelqu’une, prête à développer. C’est très rare qu’elles l’admettent ouvertement. Ce sont toutes des femmes fortes.
On reprend ! Eva se concentre. Elle regarde Lise, la fluidité de ses mouvements, la rapidité d’une position à une autre. Il faudrait en même temps décoder, mémoriser et effectuer la même chose, tout cela en quelques secondes qui recommencent, et recommencent et mais non les filles, le dégagé, c’est parallèle, et tenez votre centre, sinon vous allez toutes tomber comme des mouches.
Elles sont désormais au deuxième tiers du cours, musculation et assouplissement. Elles alternent les pompes, pour de beaux portés, les abdos, pour l’équilibre et les pirouettes, et le travail des chevilles. Eva s’accroche, elle souffle, inspire, souffle et elle tient, elle tiendra une pompe de plus, dix secondes de plus, encore une de plus, c’est peut-être le seul moment où elle maîtrise, le moment où sa petitesse et ses attaches fines ne sont pas un signe de faiblesse - jolie, mais vulnérable ou peut-être jolie parce que vulnérable. Elle ne tient jamais autant que Lise. Ce soir, ces bras tremblent et elle a du mal à se remettre debout. Le regard de Lise passe sur elle, s’arrête brièvement puis fait le tour de la salle. Dans le miroir, sans s’adresser à personne en particulier, elle remarque : gérer son corps ce n’est pas tester sa solidité, c’est avoir conscience de sa délicatesse. Quelqu’un pouffe derrière Eva, Lucie sans doute, qui d’ailleurs déclare aussitôt, t’inquiète Lise, on respecte notre délicatesse. Les autres rient. Eva les observe parfois en coin, ce groupe de quarantenaires décomplexées, avec leur corps évident, leur corps qui ne se défile pas, tellement présent et réel, opaque aussi, qui ne laisse rien deviner de ce qui se passe à l’intérieur, de ce qu’elles pensent vraiment, derrière leurs sourires assurés, leurs yeux rieurs, leurs cheveux bien attachés. Et peut-être leur était-elle semblable, maintenant qu’elle rigole franchement elle aussi, juste après que Lise remarque que question délicatesse, tout dépend du geste et du mouvement, et que d’ailleurs, les sauts et les jetés, tout à l’heure… Oh, Lise, tu sais, les sauts, on n’aura qu’à les jeter, ce sera plus rapide ! Lise fait mine de se fâcher et les renvoie toutes au milieu de la salle.
Votre moment à vous, leur vend Lise à chaque cours. C’est celui qu’Eva aime le moins. Elles sont allongées, Lise parle bas, elles doivent suivre le rythme de leur respiration. L’esprit d’Eva vrille. Elle essaye pourtant tous les trucs, sentir le sol, étirer les muscles, avoir conscience de chaque contact pour participer de la solidité du monde, rien n’y fait. Même les injonctions de Lise sont lointaines. Ramenez la jambe gauche …Ce qu’elle entend, c’est la gigue des phrases qui n’auraient pas dû être dites, des détails oubliés, des engagements manqués : on tire sur le mollet droit et … l’article qu’elle n’a pas encore relu, le message qu’elle n’a pas ouvert, les papiers pour son stagiaire. Son doctorant épuisé ce matin, qui s’effondre et qu’elle doit consoler, à qui elle répète, maladroitement, qu’il n’y a pas de superman dans la recherche et qu’il n’a pas besoin d’user sa vie dans l’attente d’un résultat qui ne vient pas. Eva ! pointé, le pied, sinon tu ne travailles rien. Docilement, elle contracte les orteils mais continue de penser à son doctorant, elle se rappelle comment elle lui parlait, cette difficulté à trouver les mots, les pincettes employées pour lui faire comprendre qu’il avait le droit de ne pas y arriver, le droit de s’arrêter, le droit de ne pas être une machine. C’est parce que Tim est un mec, avec une fille, ça aurait été plus simple. Avec une fille… Sérieux Eva, engage ton cou-de-pied, comme ça. Lise a replacé son pied, ses gestes sont précis et un peu brutaux. Francs. Voilà, comprend Eva, ça ne vient pas de lui, mais de moi. De l’image que je me fais de lui, de ce que l’on peut dire sans le blesser à un homme que l’on présuppose fort et chatouilleux sur sa virilité. Alors, elle a manqué de franchise. Peut-être qu’elle pourrait… mais Lise les fait asseoir pour continuer à travailler l’ouverture de hanche. Eva abandonne Tim à son sort, pauvre Tim, et pense à l’anniversaire de sa mère, bientôt, il faut vite trouver un cadeau, et aux sorties scolaires qui s’annoncent. L’année dernière elle a accompagné Alix. Cette année ce serait bien d’aller avec Louis. Mais peut-elle se le permettre ? Il y a la thèse de Tim, les budgets à faire, ses propres articles...
La puissance de la musique la fait sursauter. Lise se marre. C’est la dernière partie du cours, la choré. Est-ce qu’Eva s’en souviendra ? Elle tente de visualiser ce qu’elle doit recréer. Panique. Se place tout de même. Huit temps d’attente et la mélodie l’attrape. D’un coup, sa mémoire la libère, les gestes s’enchaînent : ce creux dans la taille puis l’étirement qui monte jusque dans la nuque, qui se brise, se plie, succombe dans sa tête entre le relâché des bras, dans l’oubli d’où renaît l’impulsion, l’énergie qui relance. Droite à nouveau, une seconde dans une tempête, et déjà il faut cambrer sur le côté, jambe retirée à la limite de l’équilibre, tracer cette courbe qui se dessine jusqu’au mouvement des doigts, qui se concrétise en pirouette, qui rebondit, danse, danse, danse. Comme suspendue à des fils invisibles, comme maniée par un indécelable marionnettiste. Eva se sent légère, elle est vivante dans les pas d’un autre, les émotions qui la traversent ne lui appartiennent pas.
Pas facile la nouvelle choré, remarque Lucie dans le vestiaire, heureusement que tu étais devant Eva, j’ai passé mon temps à te copier. Eva a les joues un peu roses, l’effort sans doute. Elle minimise, affirme que c’était dur pour elle aussi et se dépêche de dire au revoir à tout le monde, elle veut rentrer avant que les enfants ne s’endorment, câliner le petit, embrasser la grande.
Ses pas claquent dans le noir, au sortir de la danse, souvent, elle se sent grande.
Elle arrive juste à temps pour déposer les baisers du soir. Samuel a bien géré, mais il reste quelques trucs qui traînent dans la cuisine, des vêtements oubliés dans le salon, des enveloppes, sûrement des factures, par encore ouvertes sur la console de l’entrée. L’adrénaline retombe, elle commence à sentir la fatigue, elle voudrait vite ranger, mais Samuel la retient par les épaules, il dit laisse, il dit je m’en occupe et va donc prendre une douche et comme elle résiste, il l’amène contre lui. Il est si grand qu’en posant sa tête contre son torse, elle sent les pulsations de son cœur tambouriner au-dessus de son front. Elle tremble un peu, si ça continue elle va se mettre à pleurer. Samuel ne dit rien. Eva ferme les yeux. Dans quelques minutes tout reprendra son cours mais pour l’instant, le temps s’allonge et ajoute des secondes à la nuit. Il n’y a qu’à l’abri de son amour qu’elle s’autorise à être entièrement elle-même : fragile, aussi.