RESEAU DE LA NOUVELLE et des formes courtes

Garonne, ou le jeu du poulet

dimanche 4 décembre 2022 par Liv Charbonnier

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2022

Grisée par l’altitude, je regarde mon petit Luc – ma chair, mon sang – s’ébrouer joyeusement dans le ruisseau qui coule derrière la maison de vacances. Nous sommes dans les Pyrénées depuis trois jours, et tous ces torrents de montagne me font l’effet d’un coup de fouet au sang, que je sens s’aviver dans mes veines comme par imitation. Dans mon pays, au contraire, le fleuve ressemble à une grosse artère coagulée, embourbée de limon. L’été, il traîne ses corps impurs jusqu’aux confins de l’estuaire, passant entre les vignes et les saisonniers qui s’y affairent, écrasés de soleil. Mon pays, c’est le Médoc.
Le Médoc, j’y suis née, j’y ai grandi, j’y ai batifolé dans les flaques et les marécages lorsque j’étais enfant. J’y ai chassé la palombe, une fois, avec mon oncle, et puis j’y ai trouvé l’amour. Il se nommait Morgan, mais tout le monde l’appelait Mo. Il m’est apparu lorsque j’avais seize ans, au détour du sentier qui reliait les villages d’A. et de M. par les vignes. Torse nu, ruisselant de sueur, il s’était éloigné du château voisin où il participait aux vendanges vertes. C’était un beau jeune homme, bien formé ; ni trop grand, ni trop petit, il arborait des bras dont la peau semblait douce, et les muscles, saillants. Ne m’ayant pas vue, il avait ouvert sa braguette et s’était mis à pisser. Impétueuse, l’urine avait décrit une parabole depuis la hauteur de son entrejambe et était retombée sur le sol caillouteux. « Encore un gamin blond promis à la contrebande, m’étais-je dit. » Je l’avais imaginé plus vieux, chaussé de grosses bottes, des cartouches de tabac et des hermines mortes autour du cou. Ses paupières plissées, quand la tempête se faisait moins rude, laissaient voir un iris Atlantique fixé sur la frontière. Malgré la neige, il n’avait pas perdu son teint hâlé de cueilleur de raisin. La frontière approchait et, avec elle, l’étranger qui voulait traiter avec lui. Dans mon rêve éveillé, Mo s’arrêta, tourna la tête vers son épaule droite ; d’un revers de la main, il balaya les flocons qui s’y étaient déposés.
A l’époque, j’avais déjà l’imagination romanesque. Limon du fleuve, muscles saillants – je saisissais tout cela au vol et, immédiatement, inventais des personnages et des récits. Cependant, on me trouvait rarement perdue dans mes songes : j’avais la tête froide, ce qui faisait de moi une assez bonne stratège. Si bien qu’au début de mon idylle avec Mo – ce jour-là, frissonnante au milieu des vignes, caressant enfin ses bras qui m’avaient intriguée – et même longtemps après, alors que nous nous fréquentions depuis déjà deux ans, mon père ne cessait de me répéter : « Pourquoi donc sors-tu avec un garçon pareil ? Toi qui es si maligne, si maligne ! »
Mo n’était pas inintelligent ; mais ce n’était pas non plus un génie. Je suppose que, pour mon père, qui était issu d’un milieu modeste et m’avait fièrement vue intégrer l’I.E.P. de Bordeaux, fréquenter ce travailleur des vignes relevait de l’absurde, voire, peut-être, du suicide social. Pourtant, je ne voyais pas ce que j’aurais pu faire d’autre. J’étais trop imprégnée des senteurs de fougères et de marécages, trop avide de raisin frais chapardé au bord des vignes, pour ne pas sortir avec un homme de mon pays. Peut-être était-ce ce sang épais et gris du fleuve qui nous monte à la tête et nous rend tous têtus comme des mules, ici, dans le Médoc. Toujours est-il qu’aux airs guindés des jeunes hommes qui étudiaient avec moi à Bordeaux, à leurs manteaux de feutre, je préférais l’honnêteté brute de Mo, sa force animale, son odeur de sueur et de vigne que je respirais lorsque mon nez reposait dans son cou.
Et puis, d’une certaine manière, j’avais besoin de me sentir supérieure. Je voulais être la stratège, le cerveau, celle qui mène la barque. Ainsi, j’allais tout prévoir, assurer l’avenir de ma famille – car Mo et moi songions déjà, du haut de nos dix-huit ans, à fonder une famille – rassembler le temps et l’argent nécessaires à l’acquisition d’une jolie maison en bord de mer, avec piscine. Et Mo, cependant, n’aurait rien à faire si ce n’est me nourrir de sa présence de beau garçon au corps parfait, et me combler chaque soir comme il le faisait toujours, lorsque je rentrais percluse de ces longues heures à m’épuiser le cerveau. Cela, aucun étudiant de Bordeaux n’aurait pu me le donner, car il aurait été trop crâne, trop intrusif, et m’aurait fait me sentir fragile en comparaison. Du reste, pourquoi aurais-je eu besoin d’un décideur, d’un protecteur ? J’avais déjà un grand frère.
Julien, mon grand frère, était drôle, intrépide, et m’adorait. De trois ans mon aîné, il m’embarquait dans ses escapades, me montrait la campagne depuis sa moto, et me présentait ses amis plus âgés. Parfois, lorsque j’étais gamine, il m’attendait à la sortie de l’école et nous marchions jusqu’au bureau de tabac pour acheter des bonbons à l’insu des parents. Aux sucreries, il ajoutait un paquet de cigarettes pour son propre usage, et il ne craignait pas de le faire sous mon nez car il savait déjà que, lorsqu’il s’agissait de garder des secrets, l’on pouvait me faire confiance. Aussi étions-nous liés par le sang, la terre, et le silence. Seule la mort, m’étais-je dit bien longtemps, eût pu nous séparer.
C’est en été 2017 que la catastrophe arriva. Mo, Julien et moi nous étions rendus sur le terrain vague au bord du fleuve, lors d’une après-midi paresseuse de juillet. Alors que les deux jeunes hommes cabriolaient sur leur moto, j’offrais au soleil ma peau blanchie par les études. Et, tandis que je me prélassais sur ma serviette élimée, j’implorais ses rayons de brûler mes neurones, d’empêcher mes pensées de tournoyer comme des vautours dans l’antre de mon crâne. En vérité, j’étais une vipère aspic, faussement endormie, prête à jaillir de son trou à tout instant.
Je n’ai jamais su exactement ce qui conduisit, ce jour-là, Mo et Julien à jouer au jeu du poulet – ce jeu stupide où deux motards se font face, accélèrent, et le premier à dévier se fait baptiser « poule mouillée ». Mo s’est toujours montré évasif à ce sujet ; Julien, quant à lui, ne pourra jamais me répondre. Toujours est-il qu’au milieu du chant répété des cigales, j’entendis soudain le bruit d’une collision. Alarmée, je me dressai sur ma serviette ; je vis les deux motos par terre, Julien étendu à quelques mètres de la sienne, Mo qui, le casque sous le bras, accourait vers lui. Lorsque, le souffle court, j’arrivai à sa hauteur, il avait eu le temps de constater que Julien ne respirait plus.
« Il ne respire plus !, me cria-t-il au visage, les yeux humides, comme si c’était moi la fautive. »
D’un revers du coude, je l’écartai et me penchai au-dessus de Julien. Pas de cris, pas de larmes, juste ce souvenir fixe de mes années lycée, au moment de passer le diplôme des premiers secours : comment faire un massage cardiaque, bouche-à-bouche, massage cardiaque encore, les moues dégoûtées des camarades qui s’imaginent coller leurs lèvres à celles d’inconnus gisant dans la rue, mais je n’ai pas le temps ici, et puis il s’agit de mon frère, j’effectue les gestes mécaniquement, avec une précision médicale, comme si je l’avais toujours fait. Massage cardiaque, bouche-à-bouche, massage cardiaque encore. Dix minutes passent. Julien ne s’est toujours pas relevé.
En mon for intérieur je sais qu’il est déjà trop tard, mais Mo ne veut pas l’admettre.
« Il faut appeler les secours, dit-il. »
Je l’en empêche ; il ne sait pas ce qui l’attend. Il ne sait pas ce que, moi, vipère aspic en alerte constante, j’entrevois pour sa pomme. Je l’ai appris en cours de droit : homicide involontaire, circonstance aggravante, c’est jusqu’à cinq ans de prison. Ces cinq ans me font face, me terrifient ; ils envahissent le champ de ma conscience telle une menace immédiate, un tigre à dents de sabre qu’il faut fuir ou terrasser. Alors, sans une hésitation, je saisis les bras de Julien et traîne son corps devenu lourd jusqu’au fleuve endormi. Animée d’une force que je ne me connaissais pas, je l’y jette depuis la berge sans témoin. Pendant quelques instants, il flotte, ses mains gantées de noir s’agrippent à la surface comme pour le protéger ou pour me dire adieu, mais son visage adoré par moi tant d’années a déjà quitté le monde des vivants. Puis le fleuve l’engloutit comme il engloutit toute chose, branches, animaux morts, et certaines de nos âmes, à nous, les Médocains. Quand, sous le choc, Mo me rejoint sur la berge, Julien a déjà disparu sous des spirales de fange.
« Toi, tu te tais, je lui dis avant même qu’il n’ait pu ouvrir la bouche. C’est moi qui suis en charge, maintenant ; c’était complètement con de votre part de jouer au jeu du poulet. »
**

Par la suite, la vie fut moins simple. Il y eut des enquêtes, puisque Julien avait disparu. Quelques semaines après l’incident, son corps et sa moto furent retrouvés dans le fleuve. Il eût pu s’agir d’un accident, et je priai pour qu’on retînt cette hypothèse. Néanmoins, Mo et moi devions répondre aux questions des enquêteurs, car nous étions proches du défunt. Nous fûmes interrogés la veille de son enterrement. J’avais fabriqué un alibi et briefé Mo afin qu’il ne fît pas de gaffe.
Pendant l’interrogatoire, tout se passa comme prévu. Nous racontâmes que, lors de cette fatale après-midi d’été, nous nous trouvions chez nous, dans l’ignorance la plus totale des allées et venues de mon frère. A mon grand soulagement, Mo ne laissa rien paraître. Cependant, il rentra chez nous plié en deux, pris de nausées et de spasmes incontrôlables. Le lendemain, il ne put quitter le lit, si bien que je me rendis seule à l’enterrement de Julien.
La cérémonie eut lieu dans l’église du village, un bâtiment austère datant de l’époque romane. Lorsque je m’apprêtai à en franchir le seuil, le soleil était encore bas dans le ciel et resplendissait doucement sur les vignes autour. Malgré la chaleur du mois d’août, on sentait les jours raccourcir et l’automne arriver. Déjà, entre les rangs serrés des vignes, des travailleurs s’affairaient. C’était la saison des vendanges vertes.
A l’intérieur de l’église, l’air était frais et les gens vêtus de noir. Je pris place aux côtés de mon père, dont le corps maigre ne cessa de trembler durant la cérémonie. Il était effondré. Moi, je ne versai qu’une larme, une larme d’amertume ; les visages de Julien et de Mo tournoyaient dans ma tête et, entre les bouffées d’air chargées de sueur et d’encens, poignait la conscience vague d’un travail mal fait, l’impression d’avoir sacrifié l’un afin de sauver l’autre. Quand nous sortîmes de l’église, le soleil atteignait son zénith. J’inspirai, lançai un regard en direction de la vigne ; celle-ci s’agitait mollement au rythme de l’eissaure. Les travailleurs avaient disparu ; il était l’heure, sans doute, de la pause déjeuner.
C’est cette nuit-là – la nuit de l’enterrement de Julien – que nous nous décidâmes. Mo avait cessé de trembler et de rendre ses tripes dans le seau que j’avais déposé au bord du lit. Incapable de dormir, je me tournais et me retournais dans les plis de mes draps. Quand il posa sa main sur ma hanche, je savais déjà ce qui allait se passer. Je lui fis face et plongeai mon regard dans son œil plus bleu que jamais : il savait aussi. Nous allions faire un pacte, échanger une vie contre une autre. Neuf mois plus tard, Luc était né.
**

Luc, mon petit Luc – ma chair, mon sang – qui n’a jamais connu son oncle. Luc, mon enfant qui sourit, s’extirpe du ruisseau et court à moi ici, au milieu des Pyrénées – mon petit Luc qui ne connaît pas non plus son père.
Car ton père, mon petit – regarde-moi, c’est à toi que je parle, maintenant – il est en vacances dans un étrange château. C’est un domaine où ne vivent ni rois, ni serviteurs, mais des personnes qui ont fait des erreurs et, dans certains cas, quelque-chose de mal. Je sais, tu la connais par cœur cette histoire, l’histoire du château.
Alors tu sais aussi que ton père – viens-là que je t’essuie, tu es tout mouillé, fripouille –, ton père, je disais, ne fait pas partie de ceux qui ont fait du mal. Il a commis une erreur, certes, une assez grosse erreur, mais c’est quelqu’un de bien : sa faute, il l’a reconnue, et il n’a pas pu supporter ce poids sur ses épaules, alors il en a parlé aux juges, aux policiers (je m’en souviens encore : un beau matin, peu après ta naissance, les spasmes l’avaient repris). Puis il est allé au tribunal et, ensuite, au château.
Mais là où, vraiment, ton père a été quelqu’un de bien, c’est qu’il a laissé maman en-dehors de tout ça, afin qu’on lui fiche la paix et qu’elle puisse s’occuper de toi. Au tribunal comme au commissariat, il a dit : « J’étais seul, ce jour-là ; personne ne m’a aidé à commettre la faute, et personne ne m’a vu. » Oui, c’est quelqu’un de bien, ton père – et il est grand, et il est beau. Tu le verras, dans un an, quand il sortira du château.
Tu demandes si maman aussi, c’est quelqu’un de bien ? Je ne sais pas, mon petit ; je te l’ai dit, maman est en-dehors de tout ça. Elle ne sait pas distinguer le bien du mal, seulement les gens qu’elle aime de ceux qu’elle abhorre. Maman, elle est comme le fleuve : crois-tu qu’il sache faire la différence entre le bien et le mal, le fleuve ? Non : il charrie indifféremment le limon nourricier et les cadavres de la veille. Souvent tranquille et plat, il peut soudain se mettre en colère et se fendre d’une grande vague qui parcourt son dos comme un frisson (ça s’appelle un mascaret ; j’en ai vu deux ou trois depuis la berge, quand j’étais gosse). Et pourtant, il est toujours là, le fleuve ; l’as-tu déjà vu sortir de son lit pour se balader ailleurs, dans une autre contrée ? Eh bien, voilà, maman, c’est pareil : elle ne bouge pas, elle campe sur ses positions. Tu peux compter sur maman comme tu peux compter sur le fleuve.
Depuis que tu es né, maman s’est juré qu’elle te protégerait toujours. Alors, très vite, elle a terminé ses études et elle a commencé à travailler au consulat. Pas un très haut poste, pas celui qu’elle espérait. Mais, vu la situation, elle devait gagner son pain. Elle a trimé, trimé – assieds-toi, crevette, et arrête de bouger – et elle a économisé pour acheter une maison en bord de mer, avec piscine. Ça, ce n’est pas encore possible, ça viendra plus tard. Pour l’instant, il faut se contenter de quelques semaines de vacances dans les Pyrénées. Mais tu verras, petit, quand ton père reviendra : après quelques années, nous emménagerons tous dans une jolie maison sur la Côte d’Argent, loin du fleuve que j’ai trop vu, qui nous a tous rendus un peu malades. Et tu pourras faire ce que tu veux, gambader, bâtir des châteaux de sable, plonger sous les vagues. Maman te donnera la mer, le sable et le soleil, car tu les auras bien mérités, après l’enfance que tu as eue.
Seulement, petit, écoute-moi bien : il y a une chose que maman t’interdit de faire, et que tu ne feras jamais. Cette chose, elle a causé trop de mal, et elle s’agite encore dans ma mémoire comme les remous grisâtres qui se forment sans cesse à la surface du fleuve. J’ai beau essayer de détourner le regard, le souvenir de cette journée d’été me revient toujours, aussi vif qu’avant, mascaret qui surgira tant qu’il y aura des marées. Non, mon fils : jamais, au grand jamais, tu ne joueras au jeu du poulet.


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