Gregor

lundi 1er décembre 2025 par Pierre Lieutaud

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Découvrez ce texte lu, illustré et mis en musique par Corinne Sylvia Congiu

Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2025

Les voyageurs qui suivent la route stratégique numéro sept savent, avant d’apercevoir le col, qu’ils s’approchent des monts Drietz. Ils le devinent à l’odeur parfumée de la brise, au bleu du ciel plus sombre que les nuits sans lune, au grondement des cascades, aux pentes qui grimpent jusqu’aux nuages par paliers de rocailles, de bosquets d’aulnes et de genévriers.
« Vous arrivez au poste frontière de Sverdosk. Stop ». Une barrière couchée sur son berceau de fer, un simple tube peint de rouge et de blanc, comme un jouet d’enfant, une aire de stationnement, une tour de guet, échafaudage de troncs et de planches coiffé d’une batterie de projecteurs qui fouillent les éboulis et le ciel. Plus loin, des baraquements sans étage aux toits de tôles ondulées entourent une placette où se dresse un mât.
Des bouffées de musique syncopée s’échappent par une porte qui bat en faisant tanguer un petit pannonceau accroché dessus " Chef de camp. Frapper avant d’entrer". Le chef du camp, c’est Grégor. Frapper avant d’entrer, c’est lui qui l’a fait ajouter. Ça lui laisse le temps de décrocher son képi, d’enfiler sa vareuse, de se donner l’aspect qu’il faut, de l’autorité qu’il représente dans ce coin perdu de roches éboulées et de flancs de montagnes tourmentés qui le protègent des ennemis. Un jour, il le sait, ils viendront. Il apercevra au bout de la route la poussière soulevée par les chenilles des tanks et puis la longue file de monstres d’acier indifférents s’avancera vers lui, le char de tête s’arrêtera, la gueule du canon cherchera son regard et il sera mort, pulvérisé. S’il a le temps, il donnera l’alerte à ceux de la caserne en bas, dans la plaine… S’il a le temps, avant d’être écrasé par les bombes.

Grégor se chauffe les mains sur le petit poêle qui ronfle pendant que la musique d’Amérique, les chants rauques des noirs des plantations de coton, des esclaves comme lui, s’envolent du vieux tourne-disque. Il passe des heures dans son bureau, devant le registre. Sa mission, c’est de faire le tri parmi tous ceux qui se présentent au poste frontière. Ils ont l’aspect rassurant de voyageurs, de représentants de commerce, d’immigrants sans problème, mais des espions se cachent parmi eux. Il doit tout noter, nationalité, provenance, destination, copie des pièces d’identité, date d’arrivée. Un travail méticuleux, fastidieux.
Dieu merci, il y a Anna. Le lundi, Anton monte de la caserne pour le controle et les transmissions. Et dans sa voiture, il y a Anna. Une prostituée. Anna sent la marjolaine, les fleurs séchées, le tilleul, ça dépend. Au milieu des airs d’Amérique, Gregor oublie tout, c’est comme s’il l’aimait ; elle, elle s’en fout, il lui parle, elle un peu. Il essuie d’un revers de main la buée des vitres, les crêtes des montagnes flottent dans le ciel bleu, les merles picorent les miettes de pain qu’il jette le matin devant sa porte. Il se dit que le printemps arrive, des petites fleurs vont bientôt éclore, tous les ans c’est pareil, des pâquerettes, presque aussitôt desséchées, arrachées par le vent… Anna, je t’en supplie, parle-moi. Ce salaud d’Anton a garé son auto devant la porte, il laisse tourner le moteur, il le fait exprès et quand il klaxonne, elle prend son petit sac et se sauve. Alors, Gegor relit une fois encore la liste des voyageurs qui attendent, là bas, dans le baraquement de transit et qui veulent partir loin du col, loin de lui, vers la vie, vers toutes les Anna du monde.

Trois jours que je suis là, arrêté, comme paralysé sur cette limite, cette bande d’espace bleu et froid que le soleil du matin fait vibrer, qui sépare les rochers inséparables, les hommes identiques, qui change le nom de la même rivière. Je partage un baraquement avec d’autres voyageurs, des gens résignés, silencieux, je ne sais ni d’où ils viennent ni où ils vont, pourquoi ils sont là. Ils attendent, comme moi, l’autorisation de poursuivre leur route sur la terre du pays de Gregor. Assis sur des bancs contre la paroi de bois, nous écoutons le vent. Parfois, quelque part tinte une clochette, parfois une déflagration claque dans la montagne.
Je n’ai pas de bagages et mon dénuement a éveillé les soupçons de Gregor. Il a confisqué mes papiers, mon passeport et les quelques dollars qui me restent. Quand je marche dans la cour, il observe mes gestes, grogne quand je m’éloigne, et quand je reviens vers lui, il hausse les épaules et se tourne vers le sommet des montagnes. Demain, j’essaierai de franchir la frontière. J’attends.

Lui aussi, il attend. Tous les matins, il sort en traînant les pieds au son de l’hymne national que crachote le vieux tourne-disque. Il déplie lentement le drapeau, le hisse en silence jusqu’en haut du mât et moi je lance de loin un grand bonjour et je lui demande comment va le ciel, pour plaisanter. Il attache lentement la corde du drapeau, il ne répond pas. Le ciel lui fait peur. Hier, il m’a dit que là-haut un satellite filme en permanence le mouvement des visages, des yeux, des lèvres, que la moindre expression est mise en archive, étiquetée et ajoutée au dossier de chacun. Je me demande s’il se fout de moi. Non, il y croit vraiment à cette histoire. D’après lui, la frontière monte tout droit dans le ciel, une muraille de verre infranchissable où s’écrasent les oiseaux de passage, une barrière invisible plus haute que les sommets des monts Drietz. Le matin, il cherche avec ses jumelles les éclaboussures de sang sur le miroir. Ce sont les éboulis de roches rouges sur les pentes glacées de la montagne, mais il a perdu la raison. Quelles taches de sang cherche-t-il ? De son écriture fine aux hampes arrondies, il note sur les pages du registre tout ce qu’il a vu. Un coup de tampon, il pose son stylo, un soupir, il ferme le registre, il regarde par la fenêtre... Un jour, peut-être, si ses rapports donnent satisfaction à la hiérarchie, il sera muté dans une garnison des plaines, loin des frontières et le grand miroir ne se dressera plus dans son ciel. Gregor attend depuis si longtemps…

Il ne doit pas savoir ce qui est arrivé hier. J’ai trouvé un passeport, dans la cour, sur la terre battue. Au nom de Antoine Giltras. C’est le mien, avec le cachet du poste frontière. Que fait-il là ? Qui l’a déposé au milieu de la cour, au pied du mat ? Pourquoi ? Gregor s’approche de moi. M’a-t-il vu ramasser le passeport ? Dans ses yeux je vois passer comme une supplique, une incompréhension, un regret. Quelle dégaine il a, ce pauvre Grégor, les bottes mal lacées, la vareuse froissée, le képi posé en haut de la tête comme une couronne. Son regard me dit ne t’en vas pas, reste un peu... Ailleurs, dans un autre temps, nous aurions pu être amis. Quelque chose nous rapproche, mais je ne sais quoi. Il vit dans ce hameau de tôles et de vent depuis si longtemps… Bientôt je franchirai la frontière, je m’en irai, loin de ces baraquements, de Gregor, de sa folie et du vent.

Je crois qu’il dort, c’est le moment. J’ai franchi la barrière, simplement. Pas question de m’attarder. Le vent de la montagne me pousse. Je marche le long des pentes bleues des monts Drietz, je grimpe le sentier à l’odeur de menthe et de crottin. Maintenant, le soleil s’est levé, j’atteins la première crête. Je pense à Gregor, tout seul au poste frontière. Peut-être a-t-il posé mon passeport sur le sol de la cour pour que je puisse m’enfuir, passer la frontière. Des tranchées profondes remplies de neige gênent ma marche. Le soleil brûle mon dos, une douleur me transperce, je vacille, je tombe. Mon sang coule sur les mottes de terre, sur la neige. Pourquoi ? J’ai chaud, le froid qui vient me paraît délivrance...
En bas, au pied de la montagne, Gregor, songeur, abaisse son fusil à lunette qui fume dans l’air frais du matin. Antoine Giltras dort dans un sillon de neige et les taches de son sang éclaboussent les pentes glacées des monts Drietz.


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