
- Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2025
C’est vrai que je me suis trouvée ici tous les jours de l’année qui vient de passer, c’est vrai, j’en reviens pas, ici sans bouger, tout en voyageant comme jamais, mais ça va s’arrêter, ou alors je serai obligée de faire autrement, la saison pleine va revenir, ça sera blindé ici, non je vais laisser faire les propriétaires, et leurs enfants aussi qui donnent le coup de main, je les connais un peu les Draouis, même si je me méfie des gens, des familles, j’en ai assez bavé, ils cherchaient quelqu’un pour l’hiver ça tombait bien et l’hiver ici c’est long, ce n’est pas un travail très compliqué, pas d’encaissement, tout se fait sur leurs machins, ils se débrouillent, moi je n’en ai pas de bidule portable, je n’en veux pas, je me contente de l’entretien et de la maintenance, même si ça peut paraître difficile pour une femme, mais c’est surtout de la surveillance, de la présence, un petit travail, comme on dit, c’est ça, enfin faut pas juger, faut me laisser expliquer les choses, je me rends compte que je commence à la connaître la vie, je la connais la société d’aujourd’hui, bien mieux que personne, ces gens seuls ou en groupes, mais tellement fragmentés, tellement atomisés par leur petit pognon, parce que toutes leurs babioles, c’est rien que du petit pognon, des quincailleries montées en neige, je les vois tout le temps, je les observe, ils sont comme ça avec en réalité pas grand-chose, du matériel encombrant brinquebalant qui compte pas vraiment, vous pouvez me croire.
Si vous voulez savoir, j’ai pas demandé ça comme une faveur, mais comme une chose qui se fait, du gardiennage sans salaire en échange du gîte mais pas du couvert : habiter ce camping vide, ou presque, toute l’année, et de fait je vis ici, au fil des mois des saisons, c’est plein d’hébergements différents proposés à la location, alors je passe de bungalow en caravane, de mobile-home en tente-chalet, je change tous les jours, une intimité itinérante, un bivouac quotidien sur un demi hectare de pinèdes, chaque jour un emplacement différent, une orientation changeante, hé ! les structures sont là à attendre, vides, inoccupées, sans personne, autant que j’en profite, de toutes, pendant tout ce temps, que j’y vive, un peu, cela n’use rien, au contraire ça aère, j’ai mon petit paquetage, matelas roulé, sac de couchage, carnet et lampe si besoin, et puis j’en profite pour passer un coup de balai, un coup de chiffon, pas longtemps quoi, cinq-dix minutes maxi, je ne salis pas, mais je ne couche jamais tous les soirs dans le même lit, jamais la même orientation, c’est mon petit luxe, mon petit privilège, jamais la même lumière par le hublot, la fenêtre, l’auvent, jamais la même odeur parce que ces emplacements ont eu leur histoire, jamais la même configuration parce que je change, j’ai le choix, c’est comme ça, c’est ma liberté, la mienne, une petite qui fait supporter le reste, et la vôtre, c’est laquelle ?
Couple de cinquantenaires à vélo avec sacoches. Des campeurs, il y en a encore. J’ai croisé la femme le matin un peu débraillée tenue légère encore en sommeil pour aller au bloc. Les jambes nues des gros mollets, pas grande. Elle se déplace assez lourdement, mais elle se déplace, ses pas sont encore imprimés sur le sentier. Elle s’est tenue là, au petit tronc de l’arbuste pour pas glisser dans la petite pente finale, sa main a serré là, ici même. Elle avait une petite trousse noire en skaï (affaires de toilette, portable ?). Ils ont une toute petite tente avec des arceaux comme des aiguilles, le genre nature, simplicité mais plastifiée.
Je suis tranquille plus d’une bonne moitié de l’année, la saison touristique est assez courte dans l’arrière-pays, le froid, c’est le principal problème, à ce moment-là, je privilégie les constructions en dur, j’ai le petit soufflant quand vraiment ça ne va pas, mais la plupart du temps bien couverte cela me va, je veille quand même à varier les zones, les types de constructions et je change de gamme sans état d’âme, sans déplaisir, le principal c’est que je voyage, car il y a des zones dans le campement, plus ou moins escarpées, au soleil, à l’ombre, isolées ou dans une zone plus dense, plus ramassée comme celle des mobiles, je passe comme la gardienne, ils disent que je surveille et c’est vrai que je surveille, mais pas comme ils le croient, je suis surtout ici pour être quelque part, habiter ce qui ressemble encore un peu à de la nature, mais une nature contenue, bien sage, un peu comme un grand square en plus sauvage et ses bâtiments qui attendent, les blocs sanitaires calfeutrés, la piscine vidée avec sa bâche tendue de feuilles et d’herbes sèches, le garde-fou métallique qui la ceint, la cahute de la réception, le snack-bar en béton, les lampadaires toujours éteints, l’eau des bornes coupée à certains moments de l’année, à la rigueur on aurait pu imaginer quelqu’un qui vive ici reclus dans un mobile-home, homme immobile, sans déranger, en payant un petit loyer, mais c’est pas le genre des propriétaires d’avoir des marginaux qui risqueraient de squatter, pas de ça ici, déjà que moi ils me tolèrent.
Le Camping des pinèdes que cela s’appelle, pas bien original comme nom, même quand il n’y a pas de clients, ce n’est pas le calme absolu dans le sens où l’on entend toujours quelque chose et c’est pas des bruits naturels, par exemple au loin les chiens qui gueulent, parqués dans les chenils de la propriété voisine, une société de chasse qu’on dit, ou bien encore et surtout le remugle continuel de la circulation de la traversante à moins d’un kilomètre, un flot ininterrompu de véhicules qui traversent la région qu’on l’entend même la nuit, son grondement doux et sourd avec des variations, tous ces moteurs, tous ces gens qui filent, parfois s’en détache le rugissement agressif d’une moto, enfin bref, voilà pour le bruit de fond, sinon le reste aussi qui fait que ce n’est jamais le silence ici, le bruit des grillons, les grenouilles à certaines époques, le battement des ailes des pigeons qui se cherchent sur les hautes branches des Douglas, le vent aussi, tout ça des changements, une vie qui se rappelle à moi constamment, preuve que le temps passe, que je suis encore en vie, quand même.
Des fois, de plus en plus rarement, je fais semblant, je sors la grande brouette, mon râteau et je vais gratter les emplacements, toute une bourre d’herbes sèches de pommes de pins, de branches mortes, quand je dis que je fais semblant, non pas que je n’ai pas une incidence matérielle, au contraire, je râtelle fort, je fais de la poussière, je déplace de la matière, je fais des allers-retours avec mon instrument, tant et si bien qu’à la fin j’ai un grand tas de bourres et de branchettes stockées derrière la zone des containers, non quand je dis que je fais semblant, c’est que je fais cela parce qu’il faut le faire, machinalement, sans y penser, sans que cela soit vraiment moi et cela leur convient, et moi cela me fait croire que j’ai un rôle, une fonction, une utilité, Patrick aussi, le gars du service municipal qui vient chercher les containers, il a l’air d’y croire, on en a parlé l’autre fois, car ça l’étonne une femme seule ici, l’hiver, ça serait pour me faire du gringue que ça m’étonnerait pas, le pauvre il peut toujours essayer, en tout cas il croit à moi, à ce que je fais ici, pourtant ce que je fais n’importe qui peut le faire, je ne le ferai pas ce ne serait pas bien grave, du jour au lendemain je peux partir, je partirai d’ailleurs c’est sûr, un matin ou n’importe quand.
Ce qui m’importe c’est d’être dans un endroit calme, où la plupart du temps je ne suis pas dérangée, mais parfois vient du monde, des camping-cars surtout, de rares tentes et bien sûr que je peste, je suis obligée de parler, d’exister pour eux, mais c’est un mal pour un bien car ils me font apprécier le vide, l’idée de leur arrivée potentielle, le souvenir de leur départ, de ce qu’ils étaient avec leurs corps, leurs mouvements, leur incidence en devenir ou révolue, me donne matière à penser, me fait réfléchir au temps, à ce que nous sommes, c’est cela que j’aime ici.
Et puis quelques fois, de rares fois parmi tous ces gens assez semblables qui se traînent dans leurs véhicules similaires, qui manipulent les mêmes matériels achetés et fabriqués aux mêmes endroits, des fois, se distingue une personne, homme ou femme, seule avec une façon de faire différente, isolée, qui, comme moi, n’a pas vraiment de raison sociale, d’activité, un ou une qui fait semblant, qui occupe sa vie, qui ne sait pas trop où il va, qui à force de vivre en bifurquant, en se heurtant aux bornes de l’organisation sociale, a oublié ce qu’il était parti pour faire dans sa vie et se retrouve là parce qu’il n’a pas d’autre choix que de la vivre sa vie, étant donné que c’est la seule qu’il a, dans ce corps, avec ce temps-là qui lui reste.
Des fois c’est quand même des couples aussi, mais des couples de gens seuls, et puis des marginaux très jeunes qui sont dans leur dépendance, dans leur misère avec ou sans leurs gros chiens, leurs sacs de couchage, leurs substances et leurs bières ou bien les vieux couples, de ceux qui n’échangent pas un mot, qui s’affairent comme des robots à déplier, plier, ouvrir des boites, les fermer, racler une assiette, épousseter, ne parlant plus à force de s’être trop parlé, lassés de l’autre ou au contraire fusionnés au point de se comprendre dans une sorte de transmission de pensée automatisée, on ne sait pas trop, ceux-là en tout cas m’intéressent tout autant, ils sont aussi seuls que les gens seuls, mais en duo quand même, avec l’habitude d’un double, d’une extension d’eux-mêmes et quand l’autre ne sera plus là, séparation, maladie ou mort, ils seront prêts, ils ne seront pas si dérangés que cela, habitués à être seuls depuis leur enfance, leur naissance, non, je n’oublie pas que ce sont des individus, non je n’oublie pas, mais ce n’est pas aussi simple que cela, les amis.
C’est ceux-là qui m’intéressent, c’est ces gens seuls comme moi qui m’intriguent que je guette de l’œil, comme si de rien n’était, comme si je faisais mon travail de surveillance, de nettoyage, je m’approche à proximité, je vaque, je farfouille et eux croient à ma fonction, à ce que je suis, à ma mise, à ma tenue de travail, à mes outils, à mes gestes précis, machinaux, professionnels, ils y croient c’est le principal, car sans y penser, j’ai toutes les apparences de l’employée consciencieuse qui sait ce qu’elle fait, qui connaît son boulot et pendant ce temps, sans qu’ils le sachent, sans qu’ils me voient, je regarde, je scrute, je guette, je n’en perds pas une miette, je me nourris de leurs postures, de leurs habitudes, de la forme de leur corps, de leur âge, de leurs vêtements, de leurs accessoires pour manger, parfois on parle, on échange quelques mots, parfois un simple bonjour ou parfois pas, cela n’a aucune importance, ce qui en a c’est ce que je retire de leur solitude, de leur errance à eux, de leur vélo de randonnée, de leurs sacs, de leur façon de s’asseoir, de manger, des choix différents qu’ils vont faire sur ce terrain que je connais si bien, la façon dont ils vont investir les lieux, leur conditionnement d’anciens enfants, leur sensibilité.
Il y a pourtant les mêmes tables, les mêmes blocs sanitaires, les mêmes robinets d’eau, les mêmes bornes de recharge électrique, et pourtant ces gens-là, ceux qui sont seuls, ceux qui errent, ils font toujours différemment, ils explorent d’autres possibilités et je m’en nourris car ils sont nourrissants, pas un ne fait pareil, alors qu’ils ont le même décor, les mêmes oripeaux de plastique, les mêmes vélos, à quelque chose près, la couleur, une variante d’accessoires, c’est les mêmes et pourtant ils ne font pas pareil.
Après qu’ils soient partis, je repense encore à ceux-là longtemps, à leurs gestes insignifiants, et pourtant uniques dans le temps, je crois d’ailleurs que c’est là l’essence du temps, ce qu’il faudrait garder et que personne ne garde vraiment, car ce n’est pas possible, car c’est trop, c’est inutile, absurde, trop quotidien, inintéressant, oui je le sais vous tous, vous le dites assez, ça ne sert à rien, ce n’est pas bien, ça n’est pas productif c’est même pathologique de faire cela, d’écrire les gestes, les habitudes, les astuces, les techniques, les travers, faut être conne tiens, rien avoir à faire.
Ça a l’air de rien, ça paraît des conneries, des grimaces, des singeries, du cinéma, pour vous, mais quand je relirai tout ça, je sais que je n’aurai pas complètement perdu ma vie, que j’aurai vu autre chose qui aura compté sur terre, même si c’est dérisoire, autre chose que mes misères d’avant, que tout ce que j’ai subi, que le temps aura passé et encore passé, éloignant tout cela et il y aura une preuve que j’ai eu une vie depuis, que j’ai vu, que j’ai pensé, existé.
Peut-être que je suis bête, peut-être que je suis malade, sûrement, mais je sais que cela ne va pas mieux dans votre société, hein ? Est-ce qu’elle va bien votre société, avec tous ces gens seuls qui errent, qui n’ont pas de but réel, même plus celui de survivre ? Je suis sûrement inadaptée, pas normale, trop sensible, décalée, excentrée, excentrique, mais je ne fais de mal à personne, je note les gestes, le banal, l’insignifiant ce qui ne fait pas sens, c’est pour moi, c’est la seule trace véritable du temps, pas celui des grands évènements, mais les toutes petites preuves de la réalité, du vrai changement, de quelque chose de très précis qui a eu lieu ici et qui n’aura plus jamais lieu de cette façon là, une exception parmi d’autres dans l’infini des époques successives, la force effective d’autres volontés, sans pourtant grande conscience, comme la mienne, qui dépensent sans compter les gouttes de leur toute petite vie.
