La Dame aux mégots

mardi 1er janvier 2019 par Catherine Schmoor

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2019

Je ne sais pas au juste de quelles blessures elle était le fruit ; blessures amères, impossibles à cicatriser.
Blessures amères, impossibles à cicatriser, qui la lançaient dès le matin à l’assaut des Pentes, ne la lâchaient que le soir. Ne la lâchaient que le soir, après avoir passé toute la journée à terrifier les passants, à les apostropher avec violence et non sans justesse. Prophétesse de malheur, petite et rabougrie, couronnée de cheveux blancs, déjetée sous le poids d’un énorme sac dans lequel elle entassait la cueillette qui tout le jour la courbait vers le sol : des mégots.
Je ne sais toujours pas ce qu’elle pouvait bien en faire.
De mon trou à rats, mon cher petit trou à rats niché dans l’épaule des grands escaliers de la rue, où se succédaient les touristes essoufflés, les amoureux, les travailleurs pressés, les petits enfants et leurs parents qui vont à l’école le matin, en reviennent le soir, de mon trou à rats je l’entendais de loin, qui montait en s’égosillant, en crachant à la gueule de tout un chacun, « ET TUT-TUT-TUT ! ALLEZ-Y, ALLEZ-Y ! AH VOUS VOUS CROYEZ BEAUX, AH COMME VOUS ÊTES RIDICULES AH COMME VOUS ÊTES DES SALAUDS ! PRÊTS À TOUT POUR VOTRE PETIT CONFORT, Y COMPRIS PIÉTINER LES PLUS FAIBLES QUE VOUS ! ALLEZ ALLEZ-Y ! TUTTUT-TUTT ! »
Je ne l’ai jamais vue sans son casque, deux oreillettes de plastique noir qui l’empêchaient d’entendre les réponses furieuses ou narquoises de ses victimes ; et sur l’oreille droite, pour plus de sûreté, un gros bandage en papier tenu par du scotch d’emballage.

Je me suis souvent trouvée face à elle dans la rue. J’évitais de la regarder. Un soir d’été, je rentrais chargée d’un lourd paquet. Je la vis venir vers moi, étonnamment souriante. Elle tapa sur le paquet, ces tapes de petite vieille qui ressemblent tant à des gifles. Toujours souriante.
« Il a l’air louourd, votre paquet, non ?
— Euuhh… Oui.
— Et il est drôôlement bien emballé, non ?
— Oui, si on veut.
— Et vous avez besoin d’aide, pour le porter, ce paquet ? »
J’aurais dû me méfier. Mais un jeune homme venait, à l’instant, de me proposer son aide. La philanthropie du passant moyen, dans ce quartier désigné par l’Histoire pour sa solidarité populaire, gagnait-elle donc jusqu’à la dame aux mégots ? Émue, je ne pus m’empêcher de lui dire :
« Merci, Madame. C’est très gentil à vous. »
Instantanément elle recula, baissa la tête. Sa petite face de gargouille reprit l’air renfrogné que je lui avais toujours connu.
« Vous êtes une sale hypocrite. Je sais très bien à quoi m’en tenir. »
Elle s’éloigna d’un pas ou deux. Déjetée et tordue, comme si elle ne m’avait pas souri, juste un instant auparavant ; comme si elle ne devait plus jamais sourire de toute sa vie.
« Hypocrite !! »
Je m’éloignai de mon côté, le souffle coupé, toute la douceur de la soirée évanouie d’un coup.
« I love you too », grinçai-je entre mes dents, mais elle était déjà trop loin pour m’entendre ; et puis parlait-elle anglais, rien n’est moins sûr.

Devant mon trou à rats niché contre l’épaule des escaliers, il y avait un petit espace accessible à moi seule, que dans un accès de prétention ou d’optimisme j’appelais ma terrasse. J’aimais y sortir une chaise longue dès que le temps le permettait. Bien cachée des passants je buvais une bière, ou un thé. J’écoutais les martinets. Je regardais les dos de ceux qui venaient de passer juste au-dessus de moi sans soupçonner ma présence, je regardais la ville au loin, ses vagues de toits et de ponts. Je cultivais même quelques plantes en pots. Pauvres plantes malingres et conchiées par les pigeons, que je n’étais jamais sûre de retrouver le soir lorsque le matin je fermais ma porte pour aller travailler.
Je garde un souvenir d’elle, d’une douceur tellement irréelle que parfois je me demande si je ne l’ai pas rêvé.
J’étais sur la terrasse et je lisais. Tout doucement elle fit son apparition à l’angle de l’escalier. Attendit que j’aie levé les yeux pour avancer. Fit, avec précaution, le tour de ma chaise longue pour se diriger vers le fond, se baisser, ramasser ce qu’elle était venue chercher — les mégots jetés par les voisins, ou par les passants ; ou par le vent. Repartit. Un instant elle se retourna, me fit face – sa petite silhouette maigrichonne, extatique, se découpant sur le panorama de la ville, immense au bas de la trouée des escaliers.
Elle me fit un grand sourire.
Si, un grand, et même beau, sourire.
« Ah, Madame. Merci ».
Puis s’en fut.

Ici je dois faire un aveu : c’est moi, dans ma stupidité, qui mis fin à cette trêve unique et inespérée, à ce possible adoucissement des relations entre moi et la dame aux mégots. Et, partant, entre la dame aux mégots et le reste de l’humanité. Ses remerciements m’avaient touchée. Mais aussi contrariée : si je n’y mettais pas bon ordre, n’allait-elle pas revenir, soir après soir, faire le tour de ma chaise longue, grappiller ses mégots, me faire la causette ? Et alors, que deviendraient mes petites pauses sur la terrasse, ces instants de répit chèrement gagnés sur la dureté du monde ? Tant il est vrai que le moindre privilège, une fois acquis, transforme celui qui en bénéficie en propriétaire hargneux, anxieux de perdre ce à quoi il n’a au fond aucun droit, si ce n’est celui de l’habitude.
Bref, lorsque la dame aux mégots revint accomplir son office sur mon petit bout de terrasse, je l’attendis sur le pas de ma porte.
« Madame ? »
Elle s’arrêta, indécise, pas encore grimaçante, déjà habituée à ma passivité – comptant dessus déjà, comme j’avais compté sur ma tranquillité.
« Madame, vous savez, vous me faites peur, lorsque vous passez comme ça devant mes fenêtres… »
Et c’était vrai. Je sursautais chaque fois que sa silhouette se dessinait derrière les rideaux. Chaque fois je croyais que ce n’était pas elle mais quelqu’un d’autre, d’inattendu et de bien plus dangereux.
« Et puis vous savez, je balaie tous les jours ; il n’y a pas tant de mégots que ça… »
Et c’était vrai aussi ; l’entretien de la terrasse m’était devenu une petite gymnastique matinale, le nez au soleil et au grand air, presque aussi indispensable que le verre du soir dans la chaise longue.
Elle plissa le nez. Déçue. Renonçant difficilement, mais à quoi ? À la possibilité d’ajouter trois mégots à sa cueillette ? À l’utopie, à peine entrevue, d’aller et venir dans tous les recoins des escaliers comme bon lui semblerait ? D’avoir accès à des lieux privés où on la laisserait entrer avec bonhomie ? Accès à un monde incroyable, où la femme ne serait plus une louve pour la femme ?
Quand elle prit la parole ce fut d’une voix douce, un peu essoufflée, très différente de la voix de stentor que je lui connaissais jusque-là :
« Ah, Madame ; je sais bien ce que les gens peuvent faire, ou ne pas faire, pour les populations… »
Interloquée, je décidai de lui répondre avec fermeté, même si je n’étais pas sûre d’avoir tout compris.
« Oui mais, vous savez, Madame, quelquefois les populations, eh bien, elles n’en peuvent plus ! »
Mon discours n’était pas plus clair que le sien, mais il eut l’effet escompté. Elle se détourna, haussa les épaules, et partit.

Et ce fut LA GUERRE.
Soir après soir, chaque fois qu’elle passait dans les escaliers, ses vitupérations s’adressaient À MOI. Et elles duraient beaucoup, beaucoup plus longtemps qu’avant.
J’étais la dernière des dernières. J’étais hypocrite. J’étais obscène. Ma terrasse était pleine de merde. Ah, bravo, Madame. Vraiment je montrais le bon exemple, à toute la rue, on allait faire venir les petits enfants des écoles, qu’ils voient comment je m’y prenais. Et tutti quanti.
Je n’osais plus m’asseoir dehors. Je guettais les voix des passants pour reconnaître la sienne à l’avance, et rentrer en vitesse avant qu’elle n’arrive à la hauteur de ma terrasse. Fini, le panorama sur la ville, la douceur des soirs, le chant des martinets qui plongeaient sous les toits pour nourrir leurs petits. Je me terrais chez moi. Je n’ouvrais même plus les volets. J’étais très surprise aussi, et presque dépitée, qu’à aucun moment (à l’exception du mot « merde ») elle ne fît appel au vocabulaire ordurier qui m’aurait permis de la mépriser. Insultante elle était, mais raffinée dans l’insulte, avec un vocabulaire remarquablement choisi.

Et puis un soir, alors que debout devant la porte, je cherchais les clés dans mon sac, elle me plongea dessus, avec une jubilation féroce :
« Alors, vous êtes fière de vous, hein ? TUT-TUT-TUT-TUTT ! PRÊTE À TOUT POUR ÉCRASER LES PLUS FAIBLES, HEIN ? »
D’un seul coup je me sentis flamboyer de colère, une colère inattendue mais pas tant que ça, une sale colère qui couvait depuis des jours et à laquelle elle venait de me fournir un merveilleux exutoire. Je fis un pas vers elle, la saisis sans ménagement par le bras. J’ai encore dans les doigts la sensation dégoûtante, pitoyable, de ce bras fondant comme du beurre, que je serrais de toutes mes forces et dont je faisais si facilement le tour. Sans un mot je la traînai vers les escaliers, pendant qu’elle se débattait et protestait – et son bras, son bras tout mou, se cabrait sans parvenir à m’échapper.
Comme je la jetais vers les marches elle me fit face, un dégobillis de mots s’échappant de ses lèvres, « Ah, vous ne croyez pas que j’en ai assez vu comme ça ? Je vous connais, vous et vos semblables ! Des égoïstes ! Des opportunistes ! Des profiteurs ! C’est à cause de gens comme vous que je suis comme ça : DE LA NOURRITURE POUR LES REPTILES ! »
Je me figeai, frappée par la justesse de la formule. De la nourriture pour les reptiles.
Mais j’en avais marre. Je ne pris pas le temps de répliquer. Je tournai casaque et rentrai chez moi en claquant la porte.

Depuis je l’ai croisée encore, quelques fois. Bien moins souvent qu’avant. Dans ces moments-là je regarde droit devant moi. Elle me poursuit de ses invectives. Je ne les relève plus. Je ne les écoute même plus. Je ne saurais même pas dire si elle a gardé son éloquence tordue d’autrefois.
Je sais maintenant qu’elle avait raison, au moins sur un point : un promoteur a racheté l’immeuble d’en face. L’a démoli. Remplacé par un grand complexe, luxueux et envahissant. Ma terrasse, maintenant, donne sur le mur des garages. Finie, la chaise longue du soir. Le chant des martinets. La vue sur la ville.

Moi aussi, je suis devenue de la nourriture pour les reptiles.

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