La rapine

lundi 1er mai 2023 par Mehdi Ikaddaren

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2023

1.

Les restes du repas sont jetés à même le sol, et deux babines expertes s’en emparent goulûment. Elles appartiennent à un berger allemand, sombre, couvert de crasse, à l’aspect lupin… Ses mâchoires n’ont aucune peine à briser les os délicats de la hase confite dans le jus de pruneau. L’animal se joue des esquilles, des effritements, il lape la moelle dans les béances, aspire un peu de jus qui suinte. Il semble affamé et son corps musculeux se tend dans la poussière.

C’est impressionnant cette musculature tout entière dédiée à la poursuite et à la chasse, rien de superflu, rien d’arrogant ou de sophistiqué, une perfection sauvage, assassine, dont l’aboutissement semble être cette gueule effilée comme une lame, grimaçante, aux crocs démesurés.

Très vite, les reliquats du repas sont dévorés. Il n’en reste rien sinon une épaisse trace de gras qui attire les mouches. L’animal lèche la main qui l’a nourri avec douceur ; et pour cette preuve d’amour en tout point similaire à celle d’un esclave pour son maître, il n’obtiendra rien, hormis une frappe sèche sur la truffe.

L’animal baisse la tête, il renifle. L’air est lourd, un peu suri, alors il passe la langue, il halète. Cela dure quelques secondes — mais que valent les secondes pour un chien ? — Les sensations se bousculent, le ramènent vers un monde perdu, vers quelque chose de l’ordre d’un souvenir... Il y a les cris, les hurlements. La séparation, la cage, et ces constantes brimades. Ces coups portés au bas des côtes, l’eau froide jetée pour qu’il déguerpisse, cette corde par laquelle on le pend lorsque la rage s’exprime et qu’il faut le calmer.

Tout cela l’étouffe, lui noue l’estomac, alors il regarde son maître. Il n’a jamais rien connu d’autre que ces yeux-là. Rien connu d’autre que cette main qui agace son collet. Que ces bottes qui le repoussent lorsqu’il cède à une trop grande gratitude. Que ce monceau mal dégrossi d’homme, enfin, qu’il lui arrive de secouer lorsque l’ivresse le fait choir, lorsqu’il s’effondre sous son propre poids de misère et que les larmes et le sang se confondent. Alors tous deux, l’homme et le chien, partagent une même colère. Le chien se voûte, montre les crocs. Jamais il ne lui serait venu l’idée de tout abandonner. Jamais il n’aurait songé à fuir, à laisser inanimé, face contre terre, son bourreau, son maître, l’horizon indépassable de toute son existence.

Ce jour-là, pourtant, l’appel est trop fort. Peut-être que l’homme a tout prémédité, qu’il a lui-même entrebâillé la porte, qu’il a manipulé son fidèle canidé pour avoir toutes les raisons du monde de le suivre à travers bois. Sa grande silhouette se détend et se précipite au-dehors. D’abord dans la cour qui entoure la maison, ce terrain vague qu’il connaît bien, là où il passait ses nuits à regarder les étoiles, à hurler avec les loups… puis, glissant ses flancs râpeux dans la béance d’un grillage, il s’exfiltre. Il découvre l’immensité des champs. Il s’ébroue dans l’air comme un jeune primesautier.

On devine l’ombre impressionnante de la forêt au loin. Les odeurs riches. Le grand air qui renforce son exaltation, tandis qu’il court, retrouvant d’instinct la sauvagerie de ses ancêtres. Il dévale les talus, contourne les ravines, il se perd dans les fourrés d’où il ressort couvert de feuilles et de pollens, époumoné, rassasié, tout simplement comblé. Devant lui, la longue percée des arbres aux troncs noueux, les écorces moussues. Puis, en retrait, un espace bordé de clôtures par où s’échappent des bêlements qui aiguillonnent sa curiosité.

Autre chose encore : l’impression confuse et primordiale qu’il faut se rendre là-bas

2.

De l’autre côté de la clôture, il y a l’ennemi, celui dont on sait, d’évidence, qu’il est là pour vous voler, pour vous nuire. Sa simple présence vous hérisse. Le doigt fermement porté sur la gâchette, le voisin (c’est ainsi qu’on le nommera) observe cette bête qui rôde près des moutons, remâchant une haine immémoriale, une sempiternelle angoisse. Non loin d’ici la rumeur affirme que le loup a reparu, qu’il s’attaque aux brebis solitaires. On a sorti de la grange les vieux pièges, les collets, les fusils chargés. Mais le loup chasse uniquement la nuit, il le sait évidemment, comme il sait précisément à qui appartient ce cabot famélique qu’il tient en joue. À l’autre bout du champ, dans la maison jaunie, il y a un homme. Et cet homme, ce moricaud, c’est l’ennemi...

Le froid lui cingle les extrémités, mais il reste à l’affût. Observer l’ombre, attendre le moment propice…

Il s’est construit un observatoire de bric et de broc, du vieux bois et des pneus pour se mettre à couvert. D’ici, il peut voir l’étendue de son champ, les bêtes qui paissent sous un ciel lourd… C’est un trou protégé, sans plus. Une cahute rudimentaire où poussent les champignons. Il s’y vautre pour surveiller que l’autre n’y vienne pas, dans sa pâture, pour y déplacer un piquet, gagner quelques mètres de propriété. Il rumine un bout de gomme en songeant à cela, à toutes ces sournoiseries qu’on lui a faites, aux siennes qu’il a manigancées en retour. Ça lui reste en travers de la gorge, toutes ces bravades, ces crispations, ces querelles. Une immense fatigue adoucit son visage. Le voici à l’orée d’un moment comme il en existe peu, la carcasse du fusil bien en main, suant et tremblant, fébrile comme s’il se trouvait, lui-même, de l’autre côté de la culasse, redoutant l’approche de la victime avec cette empathie étrange qui ceint le front du bourreau. « Je te tiens, mon salaud » qu’il siffle, puis il tire. Trois coups…

3.

Un éclair !

L’animal se fige, aux aguets.

Cette brûlure… Elle lui vrille l’estomac. Elle aiguise ses instincts au point de lui faire sentir intensément l’odeur de sang, les bouquets floraux du fourrage, le lourd encens des moutons qui bêlent au loin. Alors, il remarque le visage planqué derrière le vieux tas de pneus, son œil torve qui le fixe à travers le point de mire du fusil. Il détaille sa figure creusée, sa peau grêle, la toison dense de ses sourcils… Le poil hirsute qui tapisse ses joues ravinées… Ses os tremblent, sa nuque craque, ses jointures sont fines et déliées, presque obscènes à force de délicatesse dans ce contexte terrible. Tous deux ont la misère en partage… La même humilité… Ils ne forment qu’une seule et même figure malheureuse, antagonistes d’un simulacre qui se rejoue sans cesse : le bourreau et sa victime, le chasseur et sa proie, l’oppresseur et l’opprimé… Tour à tour dominants, veules, coléreux, rebutants, exaltés, poussifs, frénétiques, enragés… À toujours vouloir écraser ce qui empiète, ce qui outrepasse, ce qui louvoie…

S’ils savaient, l’un l’autre, que d’un geste tout pourrait s’achever… Juste un pas de côté… Le chien pourrait le rejoindre, lui que la colère étouffe, sauter dans cette basse fosse où il se terre, lui mouiller d’un coup de langue la moitié du visage dans un grand geste d’amour et de fraternité… S’ils savaient cela… Mais le voisin n’en a que faire, tant il est concentré sur son affût, replié sur sa vaine querelle… Et le chien, tournant la tête, vient à comprendre…

Au loin, la cime des arbres disparaît dans la brume. Les nuages guettent la charogne. Les âmes perdues, celles que l’on a sacrifiées sur l’autel des conflits millénaires, elles se retrouvent là-bas, comme empesées de vapeurs, nous observant de leurs yeux pleins de larmes… Mais le chien ne le remarque pas, avec sa bonne gueule naïve, il ne voit rien devant lui, rebroussant chemin, sinon le corps recroquevillé de son maître. La besace qu’il serre tout contre lui, d’où émerge quelque chose... Il voudrait le rejoindre, lui faire la fête, aboyer tout son saoul au plaisir des retrouvailles. Mais voilà, en face, dans la tranchée, il y a cet homme qui les ajuste patiemment… Dans ce lopin maudit, la terre garde mémoire. On se souvient de tout, pour continuer à vivre… Combien de morts pour pas grand-chose ! Le voisin le sait. Il sait qu’il vise un fantôme, peut-être un étranger, un semblable, en tirant sur cette ombre qui lui gâche le soleil. Pour gagner quoi ?

Le coup part…

Ça claque dans le ciel, l’homme s’effondre.

On ne saurait dire, du maître, du chien ou du voisin, lequel en fut délivré.


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