La rue des grands départs

mercredi 6 mars 2013 par Jean-Michel Calvez

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La rue des grands départs
Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2013

Irmalie leva un instant le nez de son ragoût et dressa l’oreille, soudain attentive aux bruits de la rue. Couvrant le mijotage et les bouillonnements odorants du faitout de fonte terni, elle reconnut avec un frisson la vibration caractéristique d’un gros moteur diesel qui tournait au ralenti. Suivit le double claquement de tôles d’une porte arrière, ouverte, puis refermée avec violence. D’un revers de manche, elle essuya les verres embués de ses lunettes, puis elle quitta ses fourneaux et trottina vers la fenêtre entrebâillée, tout en se frottant fébrilement les mains sur son tablier de coton gris. Déjà inquiète, elle saisit la poignée, tira sur le vantail de bois écaillé, puis observa la rue en enfilade, prenant bien soin de rester derrière l’abri de ses géraniums.

— Alexis, les voilà. Ils reviennent !

— Qui donc, eux... ? grogna le vieil Alexis.

Il leva à peine le nez de sa collection de timbres des Colonies, feignant la surprise ou l’indifférence. Mais sa voix tremblait bien plus que du seul fait de son âge, et Irmalie n’était pas dupe. Cinquante ans de vie commune ont le pouvoir de gommer toute velléité de conserver pour soi ses opinions intimes, et c’était loin d’être la première fois que sa voix trahissait ses émotions, bien plus que ses mots.

— Mais... les déménageurs, évidemment ! exhala Irmalie d’un souffle rauque, comme pour ne pas être entendue depuis la rue.

Elle jouait le jeu de la surprise, par un accord tacite toujours en vigueur, comme pour reprendre chaque fois à son début une conversation qui, sans cela, les aurait tous les deux conduits à bien trop en dire, à trop se découvrir ou à envisager des éventualités trop graves, aux conséquences irréversibles.

Une grosse camionnette jaune canari s’était arrêtée à l’entrée de l’étroite ruelle pavée. En sortit en sifflotant un individu aux larges épaules à l’air vulgaire, en salopette bleue et pull de camionneur aux manches retroussées. Il s’avançait insolemment au beau milieu de la rue, poussant devant lui sa bedaine et jaugeant en professionnel, l’œil mi-clos, les façades alignées. Irmalie lui trouva l’air faussement débonnaire d’un fauve sûr de son fait, sur le point de choisir sa proie. Elle se recroquevilla plus encore derrière le masque des géraniums, alors qu’elle avait toutes les peines à retenir un tremblement nerveux.

Le cérémonial se reproduisait quasiment à l’identique à chaque fois. L’angle menant à la ruelle en cul-de-sac était trop pentu, quasiment impossible à négocier pour le véhicule lourdement chargé. Les déménageurs arrêtaient donc leur engin à la limite du boulevard perpendiculaire, avant de reconnaître à pied le chemin restant à parcourir, et le numéro de porte conforme à l’adresse mentionnée sur leur fiche de livraison. Et à chaque fois, le cœur tendre d’Irmalie battait à se rompre. Elle savait bien, rien qu’à entendre son ton faussement détaché et gouailleur, qu’il en était de même pour son pauvre Alexis ; et elle craignait alors pour l’asthme et pour le cœur fragile de son cher et tendre époux.

— Allons donc. Et qui nous amènent-ils, cette fois-ci ? demanda négligemment Alexis.
Ce disant, il s’était mis à étudier avec bien trop d’attention, sous sa loupe cerclée d’inox, un splendide deux-cents francs carmin d’Afrique Équatoriale Française, aussi ancien que lui, hormis le fait que le précieux timbre au moins avait su conserver toutes ses dents.

— Attends, je ne vois encore rien... Ah, si, voilà, ils descendent. C’est un... couple. Ils sont... oh, assez jeunes bien sûr, mais... ils ne semblent pas avoir d’enfants.

— Ah, c’est bien, c’est très bien, il... vaut mieux ça, n’est-ce pas ! Nous serons plus tranquilles pour cette fois, prononça Alexis d’un ton satisfait un peu forcé.
Dans le même temps, il considérait par-dessus sa loupe, d’un œil attendri, l’alignement de portes de bois verni s’ouvrant sur leur vestibule pavé de mosaïques. Ils l’occupaient depuis l’année de leur mariage, ce cinq-pièces ancien mais confortable, en plein cœur de Paris. Un quatrième sans ascenseur mais avec une vue miraculeuse sur la mer calme des toits aux ondulations de zinc figées, ponctuées d’antennes de guingois tels des mâts de rafiots dans un port. Les enfants avaient grandi ici, puis ils avaient quitté un à un la capitale. Mais eux étaient restés pendant tout ce temps, ils avaient eu de la chance.

— C’est peut-être, je veux dire, il est très possible qu’ils s’installent chez mademoiselle Colombier, n’est-ce pas ? estima Irmalie sur un ton un brin plus rassuré.

— Oui, c’est très probable, murmura Alexis. C’est qu’elle n’a qu’un deux-pièces, la pauvre ! Ou alors, serait-ce celui de monsieur et madame Perrichon, au numéro sept ?
Cette pauvre mademoiselle Colombier, ajouta-t-il pour lui-même. Il est vrai que les derniers mois, elle avait bien de la peine à monter jusqu’à son cinquième haut perché en moins de quatre ou cinq longues étapes, de plus en plus longues avec le temps.

Il s’agissait en effet de l’appartement de la vieille demoiselle Colombier. La vieille était dehors, triste silhouette étriquée et fragile, engoncée dans son éternel cardigan de laine gris plomb. Elle ne pipait mot, observant tout ce trafic sans réaction, atterrée, collée telle une ombre contre un mur de la ruelle. Pendant que les nouveaux venus devisaient en bas tout en découvrant d’un pas tranquille de promeneurs le vieux quartier avec ses façades pittoresques, les déménageurs avaient embarqué son pauvre mobilier, en à peine plus d’une demi-heure. Puis ils avaient hissé sur leur dos puissant une profusion de cartons et de caisses tintinnabulantes. Suivirent trois ou quatre meubles anguleux d’un noir laqué bien trop brillant, sans patine et sans grâce ; quelques appareils blancs tout électriques, certainement ; une encombrante sonorisation avec des haut-parleurs aussi imposants qu’une pendule à balancier et qu’il fallait transporter un par un comme de vrais meubles ; des plantes exotiques inconnues aux larges feuilles tombantes, aiguës comme des sabres. C’était là un spectacle troublant et presque déchirant, que tous ces accessoires dont eux-mêmes n’auraient jamais su que faire, jamais. Pensez donc, une installation stéréo...


Le soir même, Alexis appela doucement Irmalie près de lui. À retardement sur les événements du jour, il avait l’air troublé, et ses yeux brillaient d’une étrange lueur fauve.

— Viens donc voir par là..., susurra-t-il sur un ton de conspirateur.
Il se souleva du fauteuil avachi, puis, la prenant par la main, il l’entraîna vers le placard aux balais. Il en extirpa un long paquet qui semblait assez lourd, enveloppé de papier bulle et ficelé avec soin, un peu comme le serait une momie. Ce paquet, Irmalie l’avait déjà remarqué, bien sûr, depuis quelques semaines, depuis le fameux jour où son époux avait eu un peu de peine à gravir l’escalier, encombré qu’il était de ce paquet insolite. Mais elle n’avait rien dit, elle n’avait pas osé, elle attendait son bon vouloir pour en avoir enfin le cœur net. Peut-être avait-il fait l’acquisition d’un de ces aspirateurs fonctionnant à l’électricité, afin de remplacer sa collection de balais à la tête toute usée et blanchie – tout comme les leurs, finalement. Ou peut-être était-ce un autre cadeau, plus ou moins utile : une folie... Mais pourquoi le lui montrait-il justement ce soir ; et pourquoi avec un tel cérémonial quelque peu mystérieux et pompeux ?

— Regarde-moi ça ! fit-il tout en défaisant le paquet de ses doigts fébriles.
Il avait alors attrapé par le canon un long fusil couleur de plomb aux reflets mats et à la crosse de bois verni, pour le lui mettre dans les bras ou presque.

— Seigneur Jésus ! Mais... mais pour quoi faire, pour quoi ? balbutia Irmalie tout en reculant d’instinct, écrasée par cette vision plus encore que par la surcharge.
De sa vie, elle n’avait jamais vu une arme d’aussi près. Et pour elle, c’était comme de se retrouver nez à nez avec un fauve échappé de sa cage ou plutôt, dans ce cas précis, de la rassurante protection d’une vitrine d’armurier. Alexis haussa les épaules, avant de baisser la tête, pareil à un écolier pris en faute. Il la fixa intensément, les yeux brûlant d’un feu inhabituel qui pouvait aussi bien être d’amour que de rage.

— Ils ne nous chasseront pas. Ils... ils ne nous feront pas partir ! ânonna-t-il d’un ton rauque et presque féroce. Jamais, tu m’entends, jamais de la vie !

— Tu sais bien qu’on ne peut rien y faire, mon Alexis ! tenta Irmalie, terrifiée.
Mais son Alexis était comme pris de folie. Il ne l’écoutait même pas.

— Si... si un seul, un seul de ces fumiers passe notre porte, je lui troue la peau, ou je me... (Ses yeux luisaient, noirs comme la gueule d’un canon). Je ne partirai pas, je ne...

— Voyons, tu sais bien que c’est impossible, insista Irmalie avec désespoir. Elle s’était mise à caresser doucement la main de son mari, se retenant avec peine de fondre en larmes. Ils reviendront. Un jour, ils nous trouveront chez nous, forcément, et...

— Je sais, répondit le vieil Alexis, qui lâcha le fusil pour la serrer tendrement dans ses bras fatigués. Je le sais, qu’ils finiront par nous trouver. Mais j’aimerais tant vivre ici, encore un peu, avant de m’en aller.

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