Le marchand d’histoires

lundi 17 juin 2019 par Marie-Anne Lucas

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2019

On n’avait jamais bien saisi pourquoi il s’appelait ainsi. Le vieillard avait dû vouloir en faire un métier, au début, vendre ses histoires et ramasser quelques sous, les dépenser en cafés noirs et puis voilà. Mais ça n’avait pas marché. Enfin si, tout avait fonctionné, c’est plutôt le commerce qui avait pris des vacances. Longue durée. Une histoire, ça ne se monnaye pas. Le vieux, jeune, le savait déjà, ça ne l’avait pas empêché de faire une erreur de jeunesse. Allez savoir pourquoi, il était quand même resté « le marchand d’histoires », et du matin au soir – ou du soir au matin quand ça lui prenait et qu’il voulait égayer les oiseaux de nuit, les veilleurs et les boulangers – il déambulait sur les pavés avec sa petite carriole de bois décorée d’un parapluie à pois ou d’un parasol à franges. Les histoires n’ont pas de saison. Le cliquetis des roues sur la route annonçait le conteur. Tout le village connaissait le bonhomme, et depuis tant d’années qu’il arpentait les rues il était aussi attendu que le facteur. « C’est le marchand, c’est le marchand », murmuraient avec frénésie les enfants en manque de rêves ou en panne de lecture. « Le vieux arrive, on l’arrête pour le café ? », chuchotaient les adultes lorsque le tintement des roulettes venait briser la torpeur des sombres hivers. « Eh marchand, vas-tu me surprendre aujourd’hui ? » lançait le pêcheur, qui finissait toujours ébahi, malgré toutes ses histoires de marin à lui. Pas une journée sans que quelque âme ne se sente une envie d’imaginer.
D’où les sortait-il, toutes ces histoires ? Pas de son bonnet de laine, ni de son chapeau de feutre ; il s’y prenait plus simplement. Il les sortait de la tête des gens.
« — Alors madame Merault, comment va l’humeur aujourd’hui ?
— Couci-couça, la grisaille ça me chiffonne, ça me ternit.
— Ce qu’il vous faut c’est une belle dose d’épices, sentez-moi ça. »
Et de sa carriole il sortait une branche de romarin, une noix de muscade ou une pincée de piment. Il lui faisait humer les saveurs, goûter les odeurs, et attendait. « Huum, ce romarin frais… Quand ma grand-mère préparait le civet de lapin, elle taillait des branches entières pour la marinade, ça réveillait la maisonnée, cette senteur de poivre... ». Avec madame Merault c’était facile. Une phrase se déroulait sur toute une heure.
Tout le monde n’avait pas son grand âge ni sa mémoire extravagante, mais le marchand d’histoires était rusé.
« — Bonsoir ma Julie, que fais-tu toute seule sur ton banc ? La nuit arrive, il est temps de rentrer.
— J’ai pas envie, je m’ennuie. Toute l’après-midi, je me suis ennuyée.
— Pourtant tu as beaucoup dessiné, à ce que je vois… »
Et il montrait les enluminures dans les graviers, les sillons tracés au hasard et les arabesques de poussière.
« — C’est un sacré monstre, celui-là.
— C’est pas un monstre, c’est Nestor. Le requin.
— Ah, c’est qui lui ? Je ne connais pas. »
En général c’était plié, Julie détaillait ses explications aussi loufoques que solennelles, et brodait un conte en moins de deux ou trois. Le petit Marcel, aussi, était féru. Il ne se faisait pas prier. À lui suffisait l’objet du jour, ou un mot de nulle part, et il s’embarquait pour un long voyage au pays des nuages.
Le marchand d’histoires n’avait pas que des habitués. Parfois un visiteur impromptu croisait son chemin, un réfractaire finissait par se prendre au jeu. Comme cette adolescente aux yeux d’ébène, un soir, qui l’avait regardé avec un soupçon de dédain lorsqu’il avait fait halte pour lui suggérer une histoire. « Non merci, pas intéressée. » Mais il avait lu dans ses yeux une envie de départ, un battement d’ailes léger vers un ailleurs encore flou. Alors il avait planté ses yeux de jade dans l’ébène et lui avait tendu une plume, la plume rouge sang d’un oiseau samoan. La jeune fille n’avait pu s’empêcher de s’extasier « Waouh, c’est quoi ça ? ». Le marchand d’histoires avait murmuré deux petits mots, sur le pays et l’oiseau… puis lui avait mis la question à l’envers : « Tu connais, toi, Samoa ? C’est comment, tu crois ? » Et comme il mettait à l’aise, mine de rien, avec sa carrure de rêveur, la jeune fille avait commencé à imaginer, à lui raconter, puis avait continué jusqu’à ce que son sourire perdu affleure au coin de son œil, dans la petite oasis qu’elle y avait peinte. Il y avait eu aussi l’architecte et le mouchoir de dentelle, l’étudiante en philo et l’origami, le serveur et la bougie… tant d’histoires écloses en des vases clos qui s’ouvraient le temps d’un récit.
Toujours, l’histoire parvenait à ses fins.

Mais pas ce jour-là. Ni le suivant d’ailleurs. Le marchand d’histoires avait rencontré une petite fille inouïe. Une brunette aux iris verts, apparue un beau matin sur le pas d’une porte, et qui ouvrait grand ses deux amandes à chaque passage de la carriole… sans dire un mot. Trop content de croiser une fillette inconnue, le marchand d’histoires s’était arrêté, approché, avait manié quelques silences et sorti un ou deux objets de ses poches. Rien. Aucune réponse. Bah, avait-il pensé, une affaire un peu ardue, j’en ai connu peu mais j’en ai connu. Demain sera un meilleur jour. Mais demain ne fut pas meilleur. Les deux prunelles écarquillées observèrent sans ciller la toupie bleue, le papier de verre et la branche d’osier. Toujours rien. La petite resta muette. Autres jours, autres tentatives, autres refus. Il y avait dans son regard, cependant, une intensité troublante, qui poussait le marchand d’histoires à se creuser la cervelle. Colifichets de toutes sortes, grains de sable, ficelle dorée… il essaya mille et une parades. Sans succès. Un matin glacé pourtant, il faisait crisser la carriole sur le givre lorsqu’il aperçut la petite brune, emmitouflée dans une couette dodue, le nez penché sur un livre jauni. Elle ne l’entendit que quand il fut à sa hauteur, et d’un geste furtif rangea le livre sous sa couette. Puis ouvrit ses grands yeux verts aussi grand que d’ordinaire. « Tu aimes donc lire, toi », lança le marchand d’un ton plein d’entrain. Il marqua une pause : « Tu aimes lire mais ne dis mot. Je crois savoir ce qu’il te faut. » De son veston il sortit… un beau crayon blanc. Un crayon aiguisé, étincelant, un vrai crayon d’écrivain. Il le lui tendit, souriant. Non, rien, la petite contempla l’objet mais ne bougea pas, aussi impassible qu’à son habitude. Elle vint cependant croiser le regard du marchand d’histoires, et ses deux émeraudes s’y fichèrent un moment.
Nul ne sait ce qu’il y lut, ce qu’il y sentit, ce qui se révéla. Soudain, le marchand d’histoires comprit. Il leva les yeux au ciel et tourna les talons. La carriole vint de nouveau briser le givre, le vieil homme rentra chez lui.
Nul ne sait ce qu’il y fit, ce qu’il attendit, ce qu’il espéra. À la première étoile il reprit la carriole, passa son paletot de laine et entra dans la nuit de gel. Lentement, en suivant la trace de la lune, il chemina jusqu’à la maison de la petite. Dans le noir, un morceau d’édredon brilla. La petite était là. Elle découvrit sa frimousse, et le marchand d’histoires vit l’éclat de braise dans le feu de ses yeux. Elle se leva, il s’inclina. Pas besoin de mots, tout était dit, le marchand d’histoires avait compris. Il lui tendit la carriole et posa un baiser sur son front.
Un baiser tout court, qui voulait dire « À ton tour. »

Il redevint ce qu’il avait toujours été. Un bonhomme sans histoires.
Elle avait pris le flambeau, il allait prendre son repos.

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