Corine Sylvia Congiu lit et illustre "Le monastère des mots perdus", une nouvelle de Laurent Giraud
- Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2025
— Salut, ça va ?
— Super ! Et toi ?
— Je rentre, je suis mort.
— OK.
Les deux hommes se sont croisés. J’ai entendu ces mots. Que disent-ils ? Le serveur s’approche :
— Autre chose ?
— Non, merci.
Je me lève, récupère mes affaires et me dirige vers le quai. Je monte dans le train. Des gens regardent par les fenêtres. Les passants vont et viennent. Ils se ressemblent. Je m’assois derrière un couple. Face à eux, un adolescent isolé dans une capsule sonore. Ils doivent être riches.
— Tu crois que la voiture sera là ? la femme dit.
— Oui, l’homme répond.
Ils vont sûrement sur la côte, au soleil. C’est trop cher pour moi. Je vais plus loin, dans un monastère, au sud de la troisième terre. La première a brûlé. La seconde a été noyée. On vit entassés. J’ouvre mon sac. Je prends le dépliant. Un bâtiment au milieu des arbres. Deux mois de repos. J’en ai besoin. J’ai codé trop d’algorithmes. Le voyage est long. Je m’ennuie. Je regarde dehors. La terre défile. Elle défile encore. Longtemps.
Je suis devant le bâtiment. On m’ouvre. Je dois laisser tous mes moyens de connexion. Un homme me mène à une chambre. Elle est petite et blanche. Il y a un lit, et une fenêtre. Aucun écran. Ennui. Dehors, il y a des arbres. Un oiseau crie. Je m’allonge. Je ferme les yeux. Je m’endors. Une cloche me réveille. Je vais manger. Une grande salle. Presque personne. Je m’assois face à un homme. Il me regarde. Il est vieux. Il a une barbe.
— Bonjour, il dit, vous avez fait un voyage agréable ?
— Oui, merci, je dis.
— Vous allez adorer nos collines et les stridulations des cigales, il dit.
Je ne comprends pas. Il le voit. Il me sourit. Je me penche sur mon assiette. C’est vert et blanc. Je mange. Nouveau son de cloche. C’est fini. On se lève.
— Vous vous habituerez vite à ces tintements, l’homme dit.
— Ok, je dis.
— Ils deviendront plus cristallins, vous verrez.
Je ne comprends pas. Il le voit. Je remonte. C’est la nuit maintenant. Nouveau tintement de la cloche. Dans ma tête, je redis ce mot, tintement. Je m’endors.
Nouveau jour. J’ai mangé. Je me suis lavé. Je suis descendu. Je me suis assis sur un siège. Il y a de l’eau. Elle sort d’un tuyau. Elle reste dans un bassin. L’homme s’assoit à côté de moi. Il me sourit.
— Belle fontaine, n’est-ce pas ? il dit. J’aime moi-aussi venir ici, m’asseoir et écouter ses clapotements.
— Clapotement ? j’ose demander.
— Oui, c’est le mot qu’on utilise ici pour évoquer ce bruit régulier de l’eau qui heurte un obstacle.
— C’est un bruit alors. Comme les clapotements de la cloche ? je demande.
— Il y a une infinité de bruits, et presque tous ont un nom, il dit.
Je suis étonné. Un bruit est un bruit. Pourquoi chercher plus loin ? il dit.
— Allons venez, allons faire une promenade.
— Marcher ? je dis.
— Oui, c’est cela, il dit en souriant.
— Où allons-nous ? je demande.
— Faire un tour, profiter de la nature et du soleil, écouter les oiseaux, parler.
— Quelle utilité ? je demande.
— Aucune, simplement pour le plaisir. Allons venez, ça vous fera du bien. Vous avez l’air éreinté. Fatigué, il dit.
Je me lève et le suis. On marche. On se promène.
— Vous aimez la balade ? il dit.
— …
— Balade est un autre mot pour dire promenade.
— Pourquoi ? je demande.
— Parce qu’il faut pouvoir dire les choses de plusieurs façons.
— Pourquoi ?
— Parce qu’on ne dit pas exactement la même chose. Balade est familier, il se dit entre amis, alors que promenade est plus… noble, plus savoureux, il prend plus son temps.
— Savoureux ? je demande.
— Oui, cela veut dire que ça a un bon goût, une bonne odeur.
— Un goût !?
— C’est cela, une odeur !
J’aspire de l’air mais je ne sens pas la promenade. Nous nous arrêtons sous un arbre, à l’ombre. Il est grand. On voit loin, la terre.
— Que sentez-vous ? il demande.
— La promenade ! je dis pour essayer.
— Et qu’est-ce qu’elle sent ? il demande.
— Une odeur.
— Essayez de la décrire.
— Décrire ?
— Qu’est-ce qu’il y a à l’intérieur ?
Je me tais et ferme les yeux. Je me concentre. Ce n’est qu’une odeur. Rien de plus.
— Je ne sais pas, je dis.
— Alors parlez-moi de la vue, il dit.
— Je vois la terre, très loin.
— Regardez attentivement, allez dans les détails.
— Je vois la terre, partout.
Nous sommes revenus de la balade. Le tintement de la cloche annonce le repas. Je mange, en face de l’homme. La nourriture a une petite odeur de promenade. Nouveau clapotement de la cloche. Le repas est terminé. Je me lève. L’homme me tend un objet. Je le prends, c’est un livre. Je remonte dans la chambre. Ici aussi, ça sent la balade. Je m’allonge. Je lis. Il y a plein de mots inconnus. Je m’endors.
Il pleut. Il y a une nouvelle odeur dans ma chambre. Il fait presque froid. Mes poils se lèvent sur ma peau. Un air entre dans la chambre et me touche le visage, c’est doux. Ma peau se durcit un peu. La cloche. Je me lève. Je descends. Repas.
J’ai envie de parler avec l’homme. Pourquoi ?
— J’ai lu le livre. Je ne comprends pas tout, je dis.
— C’est normal, le monde a tellement éliminé de mots… il dit. (Silence). Après tout, c’est vrai, on peut très bien vivre avec trois ou quatre cents mots. Cela suffit pour dire l’essentiel. Ce qui est vital, il dit encore. Il n’y a presque plus personne capable de lire ces vieux livres.
— Moi, j’aimerais bien, je dis.
Il me regarde. Il sourit. La cloche. Je remonte. Je me lave. Je lis jusqu’au sommeil.
— Hier soir, je dis, j’ai lu encore. Je n’ai pas compris les mots, mais ils m’ont endormi parce qu’ils clapotaient.
— Regardez cette fontaine, il dit, que voyez-vous ?
— Comme hier. L’eau. Il y a un tuyau et l’eau coule dans un bassin.
— Bien, il dit, parlez-moi du tuyau.
— Il est rond. En fer. Un peu vert au bout.
— Suivez l’eau maintenant jusqu’au bassin. Que fait-elle ?
— Elle tombe. Elle fait des bulles et des cercles.
— Et le bassin ?
— Il est en pierre, je dis, il est blanc.
— Voilà, hier ce n’était qu’une fontaine, et aujourd’hui c’est déjà plus que ça. Venez, allons marcher.
La journée a été la même. Mais dans l’odeur de la promenade j’ai reconnu celle de la terre et des arbres. Et dans la terre au loin, j’ai reconnu des champs.
Depuis une semaine, tous les jours se ressemblent. Le banc, la promenade, les repas, la lecture, et la cloche, qui tinte. J’aime l’homme. Je ne sais pas pourquoi. J’ai l’impression qu’il me fait du bien. La fenêtre est ouverte sur la nuit. Je me lève et regarde dehors. Il y a la lune et les étoiles. Les arbres, les pins, forment une ombre mal définie. On tape. Je me tourne et vais ouvrir. C’est l’homme. Il me dit de le suivre. On descend jusqu’à la grande pièce. Il ouvre une porte cachée derrière… derrière… un drap ? Un tapis ? Un voile ? Je le suis. On descend encore. Il ouvre une autre porte noire, et lourde. On entre. Il y a des livres partout, jusqu’au plafond. Ils sont rangés sur des étagères. J’avance. J’en prends un. Je l’ouvre. La couverture craque. Il sent le papier, les feuilles sont jaunes et couvertes de mots. Je lis une phrase. Je lève les yeux et je regarde les milliers de livres. Comment peut-il y en avoir autant ? Y a-t-il tant de choses à dire ? J’ai comme un vertige. Il existe tout un monde que je ne connais pas. Tintement clair de la cloche. L’homme me propose de prendre un livre, je ne sais lequel choisir. J’en attrape un, je remonte.
— Parlez-moi de cette fontaine, dit-il.
— Je vous en parle tous les jours depuis des semaines, je dis.
— S’il vous plaît.
— Le tuyau ressemble à une bouche verte qui répand… expire… je n’ai pas le mot, dis-je.
— Ce n’est pas grave, continuez.
— L’eau claire chute jusqu’au bassin timidement perturbé. Les pierres blanches retiennent aisément les faibles vaguelettes qui se cognent, puis s’assagissent.
— Allons jusqu’au grand pin, suggère-t-il.
Nous marchons entre les arbres sur un sentier damé par le souvenir de nos pas. Autour de nous, toute la pinède s’agite de sons singuliers. Des crissements de pneus étouffés ?
— Que voyez-vous ?
— La terre qui s’étale. Les champs la couvrent de nuances de vert. Quelques arbres semblent comme perdus dans cette immensité, on dirait des nuages d’été perdus dans le ciel.
La cloche va bientôt sonner. Bientôt nous marcherons, nous nous promènerons au milieu des senteurs boisées et des crissements.
— Parlez-moi de cette fontaine, m’enjoint-il.
— Sa bouche fardée de vert souffle l’eau à travers ses lèvres arrondies, en un sifflement discret. Comme un lent flux de mots dans un discours placide, l’eau cristalline rebondit mollement, s’étoile en gouttelettes, et s’étend en vaguelettes concentriques jusqu’au rempart de son bassin de calcaire, ocre et rassurant.
Sous le grand pin, l’air est chargé de résine et de l’odeur encore vive de la rosée du matin. Le soleil darde ses rayons que filtre la ramée en confettis de lumière.
— Que voyez-vous, me demande-t-il.
— Je vois la terre qui s’élance, carrelée de champs verts, jointée d’arbres qui se serrent en bosquets.
— Parlez-moi de cette fontaine, me dit-il dans un murmure.
— C’est le temps qui s’écoule, c’est la vie qui passe. C’est le récit des espoirs infinis et des rêves humains. C’est toute la tragédie et la beauté de nos existences, la souffrance qui nous fait hommes, la joie furtive, le bonheur.
— Que voyez-vous ? me questionne-t-il en fermant les yeux.
— Je vois la terre qui nous supporte, je vois nos tentatives vaines de maîtrise, je vois notre vacuité.
Mais déjà, la cloche tinte comme une bille sur du marbre. C’était mon dernier jour. Ces deux mois ont si vite passé.
L’homme est en face de moi, il ne dit rien, il sourit. On va se quitter. Il ne me demandera plus rien et cela me rend triste. J’ai envie de le prendre dans mes bras, de le remercier, il le sait. Et nous n’avons pas besoin de mots pour ça.
Corine Sylvia Congiu lit et illustre "Le monastère des mots perdus", une nouvelle de Laurent Giraud