Le train du retour

lundi 16 mars 2015 par Thierry Jacquemin

Cet article en PDF :

0 vote

Les passagers pour Oubly-sur-Terre sont priés d’embarquer au quai zéro. Leur train démarre dans trois minutes.

Impossible de rater l’annonce de ces maudits haut-parleurs”, rumine-t-il. Les sentiments, les si troublants sentiments qu’à deux, ils avaient pour mission de susciter, puis de préserver avaient vécu : “L’Amour est mort... Mélancolie ou pas, il faut embarquer dans ce damné train qui renvoie vers le néant les amours perdues !

Alors, en ressassant sa désillusion, il hisse ses deux grosses valises et son sac de voyage dans la voiture la plus proche, y ouvre le premier compartiment venu et dispose comme il peut ses bagages dans l’espace restreint disponible : d’abord la valise rouge bourrée des adorables perles de son Amour défunt, chacune rangée avec le plus grand soin dans l’écrin d’un souvenir brûlant, puis l’énorme valise noire de ses projets déchus, entassés pêle-mêle. Les deux valises trouvent place dans les rangements du compartiment. Quant au grand sac de voyage avec ses sentiments personnels, il le dépose sur la banquette en face de lui... “Il ne servira plus...”, soupire-t-il. Il est défait, et pourtant il reste élégant dans son costume croisé. Et son éternel sourire de grand adolescent romantique, gage d’un savoir-vivre raffiné, atténue la tristesse d’un regard au désarroi évident.

Il en est encore à ressasser son échec quand le chef du train ouvre la porte du compartiment. Perdu dans ses idées noires, c’est les yeux fermés qu’il entend vaguement l’homme reprocher à une voyageuse de s’être présentée si tardivement. Mais bientôt lui reviennent les subtiles fragrances de son parfum à elle, replongeant instantanément ses sens dans la fièvre de la passion. Et voilà que maintenant, il l’entend même lui parler... Fou, il devient fou ! Cette femme plus que suave l’a ensorcelé... Complètement, dangereusement, mais aussi et surtout merveilleusement envoûté ! Et voilà maintenant que, telle Jeanne d’Arc, il entend des voix... Il entend sa voix si cajoleuse, reconnaissable entre toutes, lui dire : “... que je m’efface...

Que je m’efface ?!” Il ouvre les yeux, et... elle est là, gracieusement assise sur la banquette lui faisant face. Elle est là devant lui, divine, elle qui a, comme lui, échoué dans sa mission de pérenniser l’Amour de leurs protégés... et leur Amour aussi par la même occasion ! Et elle répète posément avec une moue contrariée d’enfant trop gâtée par la vie : “Si tu veux que je m’efface, je changerai de compartiment...

Sur le quai zéro, dans les stridences d’un sifflet qui agresse les tympans, le vieux train aux allures de Trans-Orient Express s’ébranle péniblement et se faufile entre les ultramodernes TGV immobiles, haie d’honneur au garde-à-vous devant un ancêtre respecté... Normal, après tout, si la technicité ne cesse de tout révolutionner, les peines de cœur, elles, restent immuables. Alors quoi de plus logique que le train des grands sentiments perdus soit quelque peu vieillot...

Dans le compartiment, il reste un instant bouche bée devant elle, sa Muse, la source de son adoration.

À l’extérieur, la fumée de la locomotive, drue et blanche, englobe progressivement toutes les voitures du train dans ses volutes d’intense opacité. Bientôt, plus personne ne sait si le train d’Oubly-sur-Terre suit encore les rails, mais, à vrai dire, est-ce que les voies du retour ont jamais existé ? Cela n’a après tout aucune importance.

Il se reprend :

— “Tu as perdu tes bagages ?”, demande-t-il en fixant son tout petit sac-à-main, minuscule devant ses énormes valises à lui.

— “Je n’avais pas d’autre bagage”, murmure-t-elle, gênée.

— “Quels idiots, nous sommes, lui et moi ! s’emporte-t-il. Alors, comme cela, pas le moindre projet sérieux !? Ne lui aurais-tu donc inspiré aucun désir réel de réussir ?

— “Ma mission était claire : notre amour ne devait durer qu’un week-end, au maximum trois jours..., répond-elle avant d’ajouter doucement : Je suis désolée, sincèrement...

Désormais, le train a trouvé son rythme de croisière. Au dehors, sous l’effet de la vitesse, les teintes vives du paysage s’atténuent progressivement : même les ombres jetées au sol par les vieux cyprès qui défilent, ironiques, comme autant de points d’exclamation, en deviennent moins noires. Le décor fuyant ne propose déjà plus qu’une symphonie de grisés, de plus en plus ternes, toujours plus neutres. L’opacité de l’oubli a commencé son œuvre : sur fond de sourde mélopée des essieux du vieux train, elle tire lentement sur les alentours les lourdes tentures de sa chape létale.

— “Deux ou trois jours ! À peine deux ou trois jours..., rumine-t-il. Vous vous êtes bien moquées de nous, toutes les deux !

— “Ne crois pas cela, répond-elle avec tendresse. Nous avons vraiment essayé de vous Aimer. J’ai fait ce que je pouvais, sincèrement... Et elle aurait tant voulu pouvoir vraiment vous Aimer. Mais telle n’était pas la mission que m’avait confiée le Destin !

Puis, après un lourd silence à peine meublé par l’oppressant roulement des essieux, elle reprend :

— “Je t’assure, elle était aussi désolée que moi”.

— “Arrête, veux-tu ? rugit-il. Lui et moi n’avons que faire de votre pitié !

Mais on frappe à la porte du compartiment et le garde du train, après les avoir observés consciencieusement tous les deux, toussote pour s’éclaircir la voix : “Bonsoir, M’sieur, Dame. Je ne voulais pas vous interrompre, mais vous connaissez notre administration, toujours aussi implacable ! En tant qu’amours déchus passagers du train de l’oubli, vous êtes tenus de remplir chacun un constat d’échec en y mentionnant les raisons de la séparation de vos protégés. Voici les documents que je récupérai à votre descente du train : pour vous, Monsieur, un formulaire d’Amour déchu de première intensité, et pour vous, Madame, comme convenu, un formulaire d’amour déchu de seconde classe. Remplissez vos documents avec le plus grand soin... Vous savez combien notre administration est tatillonne.

À peine le chef du train a-t-il refermé la porte du compartiment, que lui la regarde, sidéré : “... un amour de seconde classe... !? Jamais tu ne m’avais dit cela !

— “Bien sûr que si, et pas seulement moi, elle aussi ! Tu ne vas quand même pas me dire que tu ne te souviens pas qu’elle vous ait déclaré, et bien plus d’une fois, que vous n’étiez pas du tout notre genre d’homme... Mais la vérité, c’est que ni l’un ni l’autre, vous ne vouliez nous entendre ! D’ailleurs, Monsieur le vexé, ta mission d’amour à toi, de quelle durée convenait-elle ?

— “Six semaines”, reconnaît-il un peu penaud.

— “Tiens donc, reprend-elle abasourdie, seulement six semaines !? Mais notre Amour a duré quatre mois ! Tu n’as pas respecté la mission que le Destin t’avait impartie, alors !? Mais c’est interdit et... très très dangereux ! Comment as-tu osé ? Et que vas-tu noter dans ton formulaire ?”, ajoute-t-elle, effrayée.

— “Le Destin par ci, le Destin par là... Quand donc en auras-tu fini avec ton maudit Destin !? s’emporte-t-il. Ce que je vais écrire dans son misérable formulaire ? continue-t-il, bravache, eh bien, c’est très simple ! Je lui ferai savoir, au Destin, que s’il avait été un peu plus cohérent ou simplement à ma place, ce n’est pas quatre mois, mais quatre Vies que notre somptueux Amour aurait duré ! Et si cela ne lui convient pas, je le renverrai à sa chère cruauté et à ses facétieuses velléités de Passion Éternelle qui, à la fin, ne font plus rire personne !

Si elle ne le connaissait pas si bien, elle penserait qu’il s’agit d’une bravade de macho éconduit, mais voilà, en quatre mois de complicité, elle a appris que cet homme, héraut de la bravoure sentimentale, disait ce qu’il faisait et faisait ce qu’il disait. Alors, elle se contente de murmurer : “Tu es fou, mais un fou magnifique...

Elle voudrait pouvoir lui avouer : “Vous êtes nos... Tu es mon Fou Magnifique !”, mais, très vite, lui revient en tête la raison de leur rupture... Elles le savaient toutes les deux : si un jour, au détour du chemin, apparaissait leur prince charmant, celui auquel ni l’une ni l’autre ne sauraient résister, leur fou magnifique ne saurait les retenir : elles ne pourraient que le quitter et le blesser à tort... Et cela, elles ne le voulaient pas...

Et puis, il y avait sa mission à elle... Si le Destin avait voulu que leur Amour, aussi brûlant soit-il, passe la rampe de l’éternité, il leur aurait eu inspiré à toutes deux juste un peu plus de sentiment, un peu plus de confiance en eux qui le méritaient pourtant mille fois. Si le Destin avait voulu... Mais il n’avait pas voulu... Enfin pas assez... C’est cela, pas assez, elle en était certaine ! Tant pis, elle n’y pouvait rien !

Dans le compartiment où les cuirs cossus flirtent avec la loupe de noyer, la porte glisse à nouveau dans ses rainures : “C’est encore moi, le chef du train... Désolé de vous déranger, mais exceptionnellement, nous ferons prochainement une très brève halte à Amnésyville. Les amours déchues en transit n’ont aucune raison de descendre du train avant la destination finale.

Se faufilant dans le crépuscule rougeoyant de feux fauves, le train trace à l’encre blanche de ses volutes de vapeur la longue traînée rapide d’une barbe bientôt ouateuse. Dans le compartiment, lui somnole, un léger sourire teinté d’autodérision flottant sur ses lèvres. Pour bien le connaître, elle sait que, chez lui, un tel sourire n’a pour élégante raison que de pudiquement cacher dans l’humour une profonde tristesse.

— “Je m’en veux tant..., murmure-t-il, de ne pas avoir su vous faire comprendre à toutes les deux qu’à nous quatre, nous serions si forts que rien ne nous résisterait...

— “Tu n’as aucun reproche à te faire, tu sais, répond-elle tendrement. Tu es un véritable magicien de l’Amour : c’est pour et grâce à toi seul que nous vous avons cédé...

— “Comme si c’était si simple..., soupire-t-il. Si, au moins, elle avait accepté de lire le Cyrano que nous lui avions offert : tout aurait pu, je le sais, être si différent.

— “Puis-je ?”, demande-t-elle en tendant la main vers la valise rouge des souvenirs de leur Amour.

— “Bien sûr, répond-il. Ces souvenirs nous appartiennent à tous les quatre.

Alors que le train s’enfonce dans la nuit, une profonde émotion s’invite entre eux. Après avoir décidé de rompre, elles s’étaient, toutes les deux, évertuées, pour justifier la séparation, à minimiser la complicité et le bien-être de leur relation, mais le rappel de ces moments magiques la perturbe à nouveau. Et si..., oui si...

Lui semble heureux et serein pour la première fois depuis qu’ils se sont retrouvés. Mais bientôt le train décélère, puis s’arrête : “Amnésyville !”, annonce le chef du train dans le couloir.

Alors, lui, dans le compartiment, se penche vers elle et l’embrasse avec autant de douceur que de volupté, puis, pendant qu’elle rougit de sentir l’envie la surprendre, il empoigne ses valises et les pousse dans le couloir, souriant, déterminé.

— “Que fais-tu ?” s’inquiète-t-elle.

— “J’y retourne, bien sûr”, sourit-il. “C’est tellement mieux d’Aimer, et tellement plus fort et plus simple aussi. J’avais failli l’oublier !

Il lui tend sa main : “Tu viens ? Avec moi, tu ne risques rien.

— “Non, c’est impossible”, s’effraie-t-elle. Tu seras puni ! Cela ne marchera jamais...

— “C’est en restant dans ce train que nous nous punissons. L’Amour, il faut le forger, le mériter, tu entends ? Pas l’attendre ! Une vie, c’est bien trop court pour attendre...

Lentement, le vieux train se remet en marche. Elle est dorénavant seule, ébranlée, et pourtant toujours décidée à tenir bon.

— “Monsieur est parti ? demande le garde du train en ajoutant : Inspection des poignées d’alarme pour arrêter le train en cas d’urgence. Bien ! Elles fonctionnent parfaitement.

Cette nuit-là, le train spécial d’Oubly-sur-Terre s’est arrêté une seconde fois, juste après sa première halte ! Bien des passagers se sont plaints, mais le chef du train est resté impassible. Quand du couloir, il l’avait vue trembler comme une feuille, la main crispée sur la poignée d’alarme, sans oser la tirer, il avait soupiré en pensant que jamais elle ne passerait à l’acte. Il regagnait déjà sa place quand un long sifflement strident avait retenti, suivi d’un coup de frein projetant les passagers contre les parois.

Alors le chef du train s’était penché par une fenêtre ouverte. Dans l’obscurité, une silhouette féminine courait et les volants de sa robe décrivaient autour de ses jambes une joyeuse corolle d’espérance. Il avait souri en l’entendant crier au loin : “Attends ! Mais attends-moi donc, idiot !

Avant de reprendre son service, le garde du train avait sorti d’une serviette spéciale le bordereau ZZ99 de l’administration. Son intitulé était : “Amours déchues - Dernière chance - Coup de pouce du Destin”. Il y avait simplement transcrit : “Mission accomplie”, avant de préciser la date et l’heure et, satisfait, d’y apposer sa signature.


Vos commentaires

  • Le 18 mars 2015 à 11:20 En réponse à : Le train du retour

    Bien écrit, agréable à lire, métaphore un peu compliquée

  • Le 18 mars 2015 à 23:59, par Véronique Muller En réponse à : La Fiction Symbolique ou Le Réalisme Magique

    Un style dense et un peu lourd pour une nouvelle attachante tant par son sujet que par le tendre traitement de celui-ci.

    Le "Polar Express"(de Robert Zemeckis avec Tom Hanks) permet aux enfants de traverser leurs doutes, "De Trein der Traagheid" de Johan Daisne permet aux défunts de traverser leur mort et "Le Train du Retour" de Thierry Jacquemin permet aux amoureux d’aller à nouveau de l’avant !

    Le train, un long ....

  • Le 24 mars 2015 à 02:41, par Morgane Jacquemin En réponse à : Le train du retour

    Complexe dans les descriptions mais surprenant et touchant. On en reste songeur, le sourire aux lèvres...

  • Le 2 avril 2015 à 23:00, par Chary Palma En réponse à : Le train du retour

    On devine à travers ces mots et phrases, une très belle plume…
    J’ai beaucoup aimé l’histoire… Un peu complexe, mais remplie d’espoir et renouveau.
    Continuez à nous en raconter d’autres monsieur l’écrivain.

Notez cette nouvelle :
0 vote