RESEAU DE LA NOUVELLE et des formes courtes

ZEITNOT

lundi 2 juillet 2018 par Khaled Boukhris

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Illustration : Corine Sylvia Congiu - 2018

Maître Jean-Victor Eloi Plaisadieu de Lestaque, marquis, joueur d’échecs dans l’âme et avocat d’affaires à la retraite, fit coulisser la baie vitrée de sa terrasse. En claudiquant, il se dirigea vers un fauteuil en rotin, face au soleil matinal. D’abord l’exercice quotidien, réciter mentalement des poèmes appris dans son enfance : un des multiples remparts qu’il dressait contre la maladie d’Alzheimer. ‘’Les jours après les jours passèrent, les jets d’eau pleuraient dans la nuit…’’ ; puis plus rien, un blanc. La veille et l’avant-veille, déjà, sa mémoire l’avait trahi. ‘’Tant pis, songea-t-il. Il m’en reste assez pour assister au moment de vérité, à la déconfiture de la gueuse’’.
Ce jour-là, le monde retenait son souffle. Mach IV, l’ordinateur le plus puissant qui avait humilié deux champions du monde d’échecs successifs et n’avait plus d’adversaire à sa mesure, donnait encore une chance au genre humain. Un match en deux parties courtes allait l’opposer à Maximilien, de l’avis général seul capable de lui résister. La première rencontre devait débuter à dix heures et la seconde à midi. Dans les médias, les conversations et les esprits, tout le reste était relégué au second plan ; en ‘’stand-by’’ comme disent les ahuris.
Il s’installa face à son ordinateur pour suivre en direct le triomphe de son ‘’fils prodige’’, car il ne doutait pas de l’issue du combat. À l’écran il n’y avait, pour l’instant, qu’une vue générale de la salle. La scène d’un grand théâtre parisien. Au centre, le fauteuil encore vide de Maximilien, la table de jeu, un échiquier, une pendule électronique. L’ennemi était déjà à pied d’œuvre sous la forme d’un ordinateur et de son servant : l’esclave qui exécuterait les coups énoncés par la Machine. En arrière- plan les derniers spectateurs prenaient place. Tous les billets avaient été vendus malgré un prix élevé. Les deux parties étaient retransmises en mondovision.
Soudain, Maximilien arrive des coulisses. Marchant vite, il serre la main de l’esclave, celle de l’arbitre, et s’installe. Sur l’écran du Marquis, la vue générale de la salle cède la place à un échiquier sur lequel les deux petites armées, la blanche et la noire, se font face, l’arme au pied. Maximilien ouvrira les hostilités avec les Blancs, c’est écrit en anglais en bas de l’écran. Deux Grands-Maîtres assurent les commentaires et les analyses. Un flot continu de paroles comme s’il s’agissait d’une vulgaire rencontre de foot. Ils meublent et supputent en attendant que ‘’Messieurs les Blancs tirent les premiers’’. Agacé, le Marquis coupe le son et branche son dictaphone pour enregistrer ses propres remarques à la volée. Nul besoin de leurs lumières, il peut leur en remontrer. Maximilien a été son élève. Il lui a appris la marche des pièces et l’a vu s’envoler comme un aigle, jusqu’au sommet. Il le connaît mieux que quiconque et l’a conseillé en prévision de ce jour.
Il avait aussi négocié le contrat du match avec les avocats d’UNDR, l’Universelle de rachats, Holding internationale domiciliée aux Caïmans, propriétaire de Mach IV et de la moitié de la planète. Pour cette entreprise- monde, le Vieux, d’abord considéré comme un excentrique, était devenu le grain de sable briseur d’harmonie, l’empêcheur de s’enrichir en rond. Les experts de la Holding s’étaient réunis et l’avaient jugé dangereux. ‘’Anarchiste avec des tendances nihilistes’’ avait décrété le psy de service. Ne prétendait-il pas remettre en cause LE SYSTEME, le sacro-saint néo-libéralisme ? N’avait-il pas déclaré que l’emprise sur les cours du blé et du pétrole était criminelle ? Il était parti en guerre, du fond de sa banlieue, sus à UNDR et à ses semblables qu’il désignait sous le nom collectif de Cartel. Il voulait récupérer l’argent parti en fumée lors de la récente crise pour le restituer au peuple et avait affuté ses arguments. Contre toute attente, sa colère avait été entendue et d’aucuns voyaient en lui l’inspirateur des Indignés, des occupations de Wall Street et de la montée des populismes en tout genre qui troublent le sommeil des financiers et des politiques. Aussi UNDR et les autres membres du Cartel l’avaient-ils en ligne de mire. Il fallait le réduire. D’abord détraquer sa mémoire, puis le faire sombrer dans la folie. En attendant, chacun avait délégué son champion pour un duel sur l’échiquier.
Soudain, l’écran s’anime. Le pion du Roi blanc avance de deux cases. ‘’Oui, fils ! Le pion du Roi. L’ouverture des braves, dit le Vieux dans son dictaphone. Ils pensent que leur Frankenstein est invincible. Détrompe-les’’. Les pièces se déplacent très vite, la Machine répondant du tac-au-tac. Il sait que Maximilien a une botte secrète : au dix-huitième coup de cette ouverture archi-connue, une nouveauté qu’il peaufine en secret depuis trois ans et qu’il a testée, éprouvée, contre les logiciels les plus forts. Tous se sont fourvoyés. Les pendules en bas de l’écran égrènent leur compte à rebours. Les Blancs, comme les Noirs, récitent une partition, ne dépensant que deux secondes à chaque coup. Les Grands-Maîtres, dans leur cabine en verre, doivent se régaler. Ils sont en territoire connu et les spectateurs dans la salle, les yeux levés vers les écrans géants, casque sur les oreilles, boivent leurs paroles. Soudain, au dix-huitième coup, la Machine se fige. Elle qui calcule des millions de coups par seconde, ‘’réfléchit’’… et réagit comme prévu. Le Marquis, en transe, lève les bras et hurle : ‘’Canaille, tu es dans la nasse. Aucune force au monde ne t’en sortira désormais. Mon Maximilien te tient et ne te lâchera plus’’.
Comme prévu, les Blancs lancent une attaque violente à l’aile Roi à droite de l’échiquier et, pendant que les Noirs y regroupent leurs forces en défense, un pion blanc monte à l’assaut, seul à l’autre aile. Bientôt, il apparaît que sa marche est irrésistible. Maximilien jette un regard vers le servant de la Machine qui répond par un geste d’impuissance. Les Noirs devraient abandonner, mais UNDR a exigé, par contrat, que la partie se joue jusqu’au Mat final. Un lapsus de main est toujours possible. Le Monarque Noir, nu, fuit aux confins de son royaume, poursuivi par deux Tours blanches. À chaque coup, les spectateurs dans la salle crient ‘’Olé’’ ! Du jamais vu ! Au dernier moment, Maximilien se permet une facétie ou deux, comme un footballeur, balle au pied face à la cage vide de l’équipe adverse. ‘’Ne fais pas ça, malheureux, hurle le Vieux. Achève-le !’’. Enfin, Mach IV jette l’éponge. Une partie d’anthologie ! Des spectateurs envahissent la scène et portent Maximilien en triomphe. Depuis Tal, le Magicien de Riga, le jeu d’échecs n’avait plus donné de tels frissons. Il était devenu la chose de premiers de la classe, gris, tristes mais ô combien efficaces !
Livides, les représentants d’UNDR, assis au premier rang, se lèvent et quittent la salle. Sur l’écran demeure l’acte final du drame, l’agonie d’un Roi abandonné par ses troupes. Le téléphone du Marquis sonne et celui-ci reconnaît immédiatement la voix d’un consultant d’UNDR.
‘’Félicitations, Marquis, votre poulain a triomphé. Il ne peut plus perdre, mais il ne gagnera jamais’’ dit l’homme.
‘’C’est pour ça que vous m’appelez ?’’ répond le Vieux, toujours rugueux.
‘’Non, je vous appelle parce qu’il est encore temps. Nous pouvons trouver un terrain d’entente avant la seconde partie. Je vous expose notre nouvelle proposition en deux mots, si vous voulez bien. Vous le savez, UNDR, le ‘’Cartel’’ comme vous dites de façon désobligeante, et les marchés s’en remettent à Mach IV pour toutes leurs transactions et ces transactions se comptent par milliers chaque minute. C’est notre système qui garantit la stabilité et la bonne gouvernance du monde. Sans lui, c’est la chienlit. Les piques et les fourches resurgiraient Place de la Bastille. Cela vous dit quelque chose Monsieur le Marquis ? Alors, voilà : vous appelez votre trublion et vous lui demandez de se contenter d’une partie nulle. L’honneur est sauf, le vôtre, le sien et celui de l’humanité. En échange, vous accédez à notre conseil d’administration avec des jetons de présence en or massif ; il devient consultant en titre d’UNDR pour les jeux de stratégie et son avenir est assuré… à condition qu’il nous explique comment il arrive à ridiculiser notre machine. Mais, surtout, vous arrêtez votre croisade injuste contre nous, vos procès et vos calomnies, vous nous remettez vos dossiers et toutes vos archives et vous déclarez publiquement, à une heure de grande écoute et sur les médias de notre choix, que vous étiez égaré et que vous aviez présumé de vos forces. Croyez-moi, c’est pure bonté de notre part. Dans une heure, la fenêtre d’opportunité se refermera’’.
Fenêtre d’opportunité, gouvernance… ces expressions hérissent le Marquis. Mais qui leur a intimé l’ordre, un jour, de baragouiner ce volapuk ? Pendant que l’homme martèle ses propos, le Marquis réfléchit. Il n’est pas né de la dernière pluie. Si les sbires d’UNDR l’appellent à un moment pareil c’est qu’ils sont aux abois. Des Grands-Maîtres ont sans doute dissipé leurs derniers espoirs quant au résultat de la seconde partie. Que leur Machine, réputée infaillible, morde la poussière deux fois de suite et on commencera à mettre en doute ses analyses financières, voire ses prévisions météorologiques. Beaucoup de titres s’effondreront en Bourse ; les pertes seront incalculables. Et puis quelle humiliation !
Cependant les instances dirigeantes d’UNDR ne peuvent se faire d’illusions. Elles savent bien qu’il n’acceptera jamais une telle offre, ses motivations n’étant pas vénales. Non, la raison de cet appel est ailleurs. Alors, quoi ?
‘’Vous êtes sur le Titanic, Monsieur, vous et votre clique, dit le Marquis. Je vous conseille de profiter des derniers instants. Tout au bout là-bas, si vous vous donnez la peine de lever les yeux, vous verrez luire l’iceberg de votre naufrage. Mais vous êtes sourd aux avertissements, rivé à vos écrans et vos courbes. Rien ne vous fera dévier de votre course. Ma réponse est non. Maintenant venez-en au fait. Que voulez-vous exactement ? Je n’ai pas beaucoup de temps’’.
‘’Il ne reste que quelques minutes, en effet, dit l’homme. Pour aider votre mémoire défaillante je vous donne la suite du poème de ce matin, vous vous rappelez ?’’ Et il déclame : ‘’Les jours après les jours passèrent. Les jets d’eau pleuraient dans la nuit. Il vint d’étranges émissaires sur des chevaux aux pieds de bruit..’’.
Déjà le Marquis n’écoute plus. Devant lui s’ouvrent les portes de l’épouvante. Ces gens lisent dans ses pensées. La tête entre les mains, il comprend que son interlocuteur veut le plan de bataille mis au point par Maximilien pour la seconde partie. Bientôt, il l’aura ; à moins que…

Personne ne sut jamais pourquoi le Vieil homme s’était jeté du troisième étage. De la place Tahrir à la Puerta del Sol on lui rendit hommage. Sur sa tombe au Père Lachaise on peut lire, en guise d’épitaphe, ce quatrain d’Omar Khayam : ‘’Nous sommes les pions de la mystérieuse partie d’échecs jouée par Dieu. Il nous avance, nous arrête, nous pousse encore, puis nous lance un à un dans la boîte du Néant’’.

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